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ARIÉTÉS SCIENTIFIQUES
Alain VERGNIOUX I.U.F.M. de Bretagne
MOTS-CLÉS : VULGARISATION - SPECTACLE SCIENTIFIQUE
RÉSUMÉ : La mise en spectacle de la science trouve ses conditions de possibilité dans une structure que l'auteur décrit comme un espace de transformations.
SUMMARY : The staging of science is made possible inside a structure describedbythe author as a transformation space.
A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XV, 1993
LE PHONOGRAPHE À L'INSTITUT
Prenons donc comme point de départ un article de journal de la fin du siècle dernier. Le
Morlaisien a été créé sous ce nouveautitreen 1876, prenant la suite del'ÉcJw de Morlaix qui avait
été fondé en 1839. C'est un journal de tendance Union Républicaine, paraissant sur quatre pages le mercredi et le samedi et qui propose chaque fois, selon des proportions variables, un certain nombre de rubriques permettant la vulgarisation scientifique: c'est souvent laChronique agricole, de façon plus espacée desCauseries scientifiques, et régulièrement une rubrique très ouverte et volontairement distrayante,Variétés.
Et c'est dans cette dernière que l'on peut lire, le 20 mars 1878 :
LepJwnographeàl'lnstitut.
Laséance duIlmars de l'Académie des Sciences sera une date mémorable dans l'histoire
scientifique. Une invention nouvelle, étonnante, a été présentée officiellement ce jour là aux savants académiciens. Cette invention est le phonographe, découvert par M. Edison et perfectionné par MM. Napali et Depretz. (...)
L'appareil consiste en un cylindre de 20 cm environ traversé par un axe et porté par deux supports. Au milieu de ce cylindre est adapté le cornet d'un téléphone ordinaire.
L'expérimentateur a prononcé ces mots d'une voix pleine et large:"LepJwnographe présente ses
compliments à l'Académie des Sciences". Tout le monde prête l'oreille. Le Président réclame le silence absolu. Une minute se passe .. on tourne une manivelle fixée sur l'axe rotatoire et toute
l'assemblée entend clairement:"LepJwnographe présente ses compliments à l'Académie des
Sciences". On a répété l'expérience avec la phrase suivante : "Monsieur le pJwnographe,
parlez-vous français ? -Oui, monsieur". Des applaudissements unanimes ont salué lafin de la phrase.
(...) Quelles admirables et singulières applications peuvent être faites du phonographe! La
fantaisie peut,àce propos, se donner la plus libre carrière.
Lamise au point du phonographeàrouleau par Edison date de 1877, le succès fut immédiat et la diffusion très rapide; c'est la période où la science et les innovations techniques qu'elle entraîne dans son sillage produisent chaque jour des sortes de miracles proposésà l'étonnement et à l'admiration des foules.
Dans notre exemple, la mise en spectacle est double.
Une première "mise en scène", destinée aux Académiciens, relève du spectacle vivant, avec son suspens, son humour, dans une atmosphère de magie qui n'aurait pas déparé auThéâtre des
Soirées fantastiques de Robert-Houdin.Lascience et l'art de l'illusionniste font alors bon ménage
pour étonner ou faire frémir.
Le second niveau de mise en scène est destiné aux lecteurs du journal. Elle est d'ordre rédactionnelle, faisant alterner effets oratoires (style direct, exclamations) et commentaires. Il faut
transporter les lecteurs dans cette salle de l'Institut, leur faire revivre l'événement, partager l'émotion des Académiciens.
Si l'on essaye de tirer de ce rapide exemple, une sorte de structure de la mise en spectacle de la science, on pourrait la caractériser commeun espace de transformations.
1.La première d'entre elle consiste à extraire du champ scientifique, la découverte ou le fait qui peuvent être donnés dans l'ordre de la représentation visible (ou acoustique), expérimentalement accessible et facilement reproductible.
2. La seconde de ces transformations renverrait à la "mise en scène" (et on sait que pour le phonographe, il y en aura de nombreuses: faire surgir d'un placard les voix d'une conversation ou un discours de la bouche d'une statue), de façon à susciter l'attente, la surprise, l'émotion, la curiosité, l'admiration.
3. En troisième lieu, la "mise en texte", ici dans l'ordre d'un article de journal pour des lecteurs: il s'agit de faire partager, par le biais d'une autre magie, celle de la langue et du récit, une expérience exceptionnelle.
n
faut établir une communication, mais, au-delà, restituer un vécu, instaurer une communion.Letexte a en outre des vertus qui lui sont propres: au-delà du vécu, il permet la ressaisie intellectuelle, les compléments d'information, au-delà de l'émotion, la compréhension intellectuelle.
Àcette structure de base,ilfaudrait ajouter d'autres espaces transformationnels possibles: nous avions ici la Salle de conférences de l'Institut et la surface du journal. On doit leur ajouter la scène du Théâtre, la pellicule et la salle de projection pour le cinéma, le tréteau de foire, le plateau et l'écran de la télévision, la radio, le musée ... Chacun de ces espaces apporte ses contraintes mais aussi ses propriétés, multiplie les changements d'angles, les échanges de points de vue.
La mise en spectacle est pluridimensionnelle, les espaces qu'elle requiert ou suscite, se juxtaposent, s'emboîtent, se répercutent. C'est une mise en abîme, dans laquelle, selon les termes de notre journaliste de Morlaix, "la fantaisie peut se donner la plus libre carrière".