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Article pp.149-161 du Vol.40 n°242 (2014)

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Texte intégral

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ÉRIC STÉPHANY

IAE ; MRM ; Labex Entreprendre ; Université Montpellier

DOI:10.3166/RFG.242.149-161 © 2014 Lavoisier

Le financement par crowdfunding

Quelles spécificités pour l’évaluation des entreprises ?

Le crowdfunding est un mode de financement qui se développe fortement depuis quelques années. Par rapport aux financements conventionnels il fait intervenir, dans la sélection et l’évaluation des projets, deux nouveaux acteurs : la plateforme de crowdfunding et la foule. Les auteurs étudient leur rôle et le processus d’évaluation qui en découle et discutent de la légitimité de la foule pour mener une évaluation financière. Leur analyse met en évidence une définanciarisation de l’évaluation et une évolution de la gouvernance notamment par rapport à celle exercée par les business angels.

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C

réé dans les années 2000, le crowd- funding (CF) ou financement par- ticipatif est une activité financière hétérogène qui tire ses premières lettres de noblesse de réussites médiatisées dans le milieu des arts, musique, cinéma, … mais aussi par des prêts aux particuliers et des levées de fonds dédiés au financement de projets innovants dans des start-up.

Ainsi, depuis sa naissance en 2009, la plateforme leader du marché américain Kickstarter a permis de collecter plus d’un milliard de dollars, pour un total de près de 58 000 projets financés. Aux États-Unis, où un cadre légal a été défini en avril 2012, les prévisions pour 2013 dépassent les cinq mil- liards d’eurosde fonds collectés. En France, les plateformes de CF ont collecté 78 mil- lions d’euros en 2013 (27 millions en 2012) et ont participé au financement de près de 32 329 projets par plus de 651 000 contribu- teurs (320 000 en 2012). L’État a proposé en février 20141 une nouvelle réglementation de la profession en dotant les plateformes de CF de statuts spécifiques et autorisant un financement jusqu’à un million d’euros par projet. De même, l’Union européenne a mis en place une réflexion sur une future direc- tive européenne sur le CF2 via un réseau European Crowdfunding Network (ECN).

Le CF est donc aujourd’hui, comme le sou- ligne Agrawal et al. (2011), une industrie émergente à l’échelle mondiale en quête de structuration et de légitimité portée par un engouement médiatique. Une défini- tion générique considère le crowdfunding comme « an open call, essentially through internet, for the provision of financial resources either in form of donation or in

exchange for some form of reward and/or voting rights in order to support initiatives for specific purposes » (Schwienbacher et Larralde, 2012).

Le CF représente un ensemble de pratiques relativement hétérogènes. Les plateformes de CF diffèrent selon la nature de l’apport et la rémunération attendue (don, intérêt, dividendes…). Le financement participa- tif n’a fait l’objet que de peu de travaux de recherche. Les publications s’inscrivent dans des démarches exploratoires compte tenu de la diversité des pratiques. Ce der- nier point explique aussi l’importance rela- tive de publications de type professionnel (Mollick, 2013).

Notre propos se focalisera sur l’Equity Crowdfunding (ECF, ou crowdinvesting selon Hornuf et Schwienbacher (2014)), c’est-à-dire le financement d’un entrepreneur en capitaux propres. Ahlers et al. (2013) en proposent la définition suivante : « a method of financing whereby an entrepreneur sells equity or equity-like shares in a company to a group of (small) investors through an open call for funding on Internet-based platforms ». L’originalité de l’ECF vient de l’intégration de la crowd (ou foule) dans la prise de décision d’investir dans un projet de création d’entreprise. Un partenaire nou- veau entre ainsi au capital de la start-up. Le rôle de ce partenaire, au départ mais aussi ultérieurement, questionne les probléma- tiques classiques de la finance entrepreneu- riale, notamment celles traitant des questions d’agence et d’asymétrie d’information. Les comportements et objectifs des profession- nels du capital-risque ne sont pas en effet nécessairement identiques à ceux de la foule,

1. Les Échos 17 février 2014.

2. European Crowdfunding Network AISBL, Proceeding of the High-level Workshop on Crowdfunding and Web- entrepreneurship (août 2013) – www.crowdfundingframework.eu

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celle-ci étant de plus potentiellement hété- rogène. En outre, la plateforme d’ECF est également un acteur nouveau dont il importe de préciser le rôle. Une de ses fonctions essentielles est de fixer le prix de l’action qui sera offert à la souscription de la foule, et donc d’évaluer le projet et la pertinence de son modèle économique.

L’objet de l’article est de mieux comprendre le processus d’évaluation réalisé dans le cadre de l’ECF. L’évaluation est entendue ici dans une acception assez large, pas seulement financière, mais qui implique l’ensemble du processus depuis la sélection du projet jusqu’à son financement effectif.

Le choix de cette thématique n’est pas simplement illustratif des rôles respectifs des acteurs impliqués dans l’ECF, mais il permet d’ouvrir un questionnement très riche qui s’appuie à la fois sur la théorie de l’agence et la finance comportementale.

L’article est organisé en deux parties. La première partie caractérise l’equity crowd- funding et précise le rôle de la plateforme et son organisation. Les questions de sélection des projets, de due diligence et d’évaluation sont présentées principalement à travers l’étude du fonctionnement d’une plate- forme leader en France. La deuxième partie s’interroge sur le rôle de la foule. Nous discutons tout d’abord de sa compétence dans l’analyse des projets et son évaluation de la pertinence du prix offert sur la plate- forme. De plus, l’ECF implique la divul- gation d’une information sur un marché (la foule) et fait donc évoluer les questions relatives à l’asymétrie d’information. Nous étudions alors comment le risque d’évalua- tion, particulièrement élevé pour les start- up, évolue sous l’impact de l’ECF.

I – LE RÔLE DE LA PLATEFORME D’EQUITY CROWDFUNDING

Le titre de l’article publié en 2012 dans la revue Research Technology Manage- ment « Everyone is a venture capitalist : The New Age of crowdfunding » exprime bien les enjeux de l’arrivée de l’ECF dans l’industrie du financement de l’innovation.

L’organisation des plateformes, l’interac- tion avec la foule, la nature des projets sont autant de facteurs qui amènent une nouvelle approche de l’évaluation dans un cadre de finance entrepreneuriale. Après avoir rappelé les fondements de l’ECF, l’analyse de la démarche d’évaluation se fait à partir de l’étude d’une plateforme de financement.

1. Les fondements de l’ECF

L’ECF est un mode de financement en fonds propres qui s’intègre dans les phases les plus en amont du cycle de financement de l’entreprise : le seed capital. Dans cette étape, le porteur de projet cherche à valider le passage de l’idée à un projet économi- quement viable. Cette phase hautement consommatrice de ressources est caractéri- sée par un haut niveau de risque, une asy- métrie d’information, une forte probabilité d’échec, et des difficultés dans la liquidité des investissements engagés.

C’est un mode de financement complémen- taire aux sources du seed capital conven- tionnel (love money, fonds d’amorçage, business angels, capital risque) compte tenu des montants levés. La législation actuelle limite la portée et l’organisation des levées de fonds par l’ECF3. De plus, à l’image des autres modes de financement (busi- ness angels, fonds d’amorçage…), l’ECF

3. Par exemple, le nombre de participants à une levée de fonds ne peut pas dépasser 149, seuil maximal au-delà duquel une offre publique doit être lancée.

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est un financement soumis à un impéra- tif de performance, même s’il n’existe aucune étude à ce jour qui étudie cette performance (Belleflamme et al., 2013). De manière générique, trois principes guident le fonctionnement des plateformes d’ECF : il s’agit de projets (1) à financer via internet qui font l’objet d’un premier filtrage par la plateforme, (2) pour lesquels la place centrale dans la décision de financement est donnée à la foule, et (3) qui s’appuient sur une communication par le web 2.0 afin de garantir une transparence et une traçabilité des informations.

2. L’analyse du processus d’évaluation par une plateforme d’ECF :

Le cas Wiseed

L’ECF est un mode de financement séquentiel mobilisant à chaque étape des acteurs pour lesquels la problématique de l’évaluation est centrale dans les prises de décision. À partir de l’étude d’une plateforme (cf. encadré :

« Méthodologie de recherche »), nous allons analyser comment le processus d’évaluation des participations se met en place et la nature des informations mobilisées.

Créée en 2009, Wiseed est un acteur clé de l’ECF en France et exerce une activité de conseiller en investissements financiers

(CIF, selon le Code monétaire et finan- cier). Compte tenu du règlement actuel très contraignant, Wiseed fait appel en sous-trai- tance à un système multilatéral de négocia- tion Alternativa (ou bourse des PME agréée par l’AMF et l’ACP). Ce rapprochement a pour objectif aussi de donner aux start-up financées par Wiseed un accès à un marché secondaire afin de faciliter la liquidité des participations. En termes de partenariat, Wiseed a développé un réseau avec des incubateurs et des structures d’accompa- gnement à la création d’entreprise. Depuis sa création, Wiseed a réalisé 26 placements dans des start-up françaises, souscrits par un total de 20 000 membres pour un mon- tant moyen de 150 000 euros. Au total, cette plateforme a levé 5,7 millions d’euros dans des projets appartenant à différents secteurs (TIC, santé, environnement, etc.). Wiseed a réalisé une sortie en capital significative en termes de performance (avec une plus- value de plus de 44 %).

Le processus d’évaluation mené par la plateforme peut être découpé en quatre étapes synthétisées dans l’encadré ci-après (p. 153).

L’originalité de la démarche vient du modèle de sélection et d’analyse des entreprises. Les documents communiqués lors de l’étape du

MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE

La démarche de recherche est de type exploratoire compte tenu du caractère récent de la profession de l’ECF. Notre travail s’est organisé en deux temps :

– Une étude approfondie de la plateforme Wiseed. Cette plateforme est la première plate- forme d’ECF mise en place en France (2009).

– Une analyse des autres plateformes significatives de la profession ayant plus de deux ans d’existence.

Le travail a été mené à partir de l’analyse des sites internet de ces plateformes et consolidé par un ensemble d’interviews.

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LE PROCESSUS DE SÉLECTION ET D’ANALYSE DES ENTREPRISES PAR WISEED

Étape 1 : Sélection par la plateforme

Entreprises de moins de 8 ans en conformité avec 3 principes* : entreprises engagées, entre- prises performantes, entreprises responsables.

Critères retenus par la plateforme : – L’équipe,

– Le produit/service à fort impact sociétal, – La preuve du concept est faite,

– Il n’est pas nécessaire de signer un NDA (accord de confidentialité), – L’investissement recherché est compris entre 100 et 1 000 K€,

– L’entreprise envisage d’autres moyens de lever des capitaux. Généralement, les fonds levés dans une opération d’ECF font partie d’une ouverture du capital simultanée à d’autres busi- ness angels ou autre acteurs (venture capital, fonds d’amorçage).

Étape 2 : Le vote de la Crowd ou e-vote

Critère d’adhésion à la plateforme : + de 100 votants

L’intégration à la plateforme de financement se fait après un vote des adhérents (« Wisee- ders ») établi pour 11 critères :

– Propriété intellectuelle, – Responsabilité sociale, – Qualité produits/services,

– Pertinence des actions commerciales, – Modèle économique

– Qualité de l’équipe manageriale, – Cohérence de l’analyse financière, – Maturité du marché,

– État de la concurrence, – Réglementation, – Clients actuels.

L’évaluation de cette grille permet d’identifier des éléments significatifs qui font l’objet d’approfondissements via les dues diligences. Le vote se fait à partir d’une échelle de nota- tion. Généralement, le vote s’accompagne d’un avis argumenté sur le projet et le montant sur lesquels les investisseurs pourraient s’engager.

Étape 3 : Analyse du vote de la foule par la plateforme

La plateforme étudie le vote de la crowd, les avis des membres et les possibles placements des investisseurs. Cette étape permet de valider la pertinence de l’engagement des membres de la foule. Par exemple, des engagements financiers trop faibles remettraient en cause la rentabilité de l’opération de financement.

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vote ne décrivent que très peu la stratégie financière, sa politique d’investissement et son besoin de financement. De même, les perspectives futures de rentabilité sont absentes de nombreuses présentations. Le vote de la foule est basé sur des informa- tions relatives à l’interface produit/marché, les porteurs du projet et leurs visions du développement de l’entreprise, géné- ralement renforcées par certaines connais- sances ou croyances de la foule sur le secteur d’activité dans lequel le projet va se développer. Certaines informations liées à la dynamique commerciale comme le time to market, sont mêmes privilégiées rédui- sant ainsi la portée financière de l’évalua- tion mise en place.

Cette démarche élargit le comportement de l’investisseur en un « actionnaire – client militant » (Ordanini et al., 2011) comme le souligne Rouquet et al. (2013) dans un article sur les nouvelles approches du client dans les organisations. Certains projets

peuvent proposer des remises ou des avan- tages commerciaux pour tout souscripteur au projet de financement. La décision du vote « j’aime », « j’aime pas » ne se prend pas nécessairement sur des perspectives de plus-values potentielles mais plutôt sur la portée commerciale et opérationnelle du projet telle qu’elle est perçue par les membres de la foule.

Le processus d’évaluation du projet peut prendre une forme différenciée selon les plateformes, mais, dans tous les cas, la déci- sion de financement résulte des avis de la foule, même si le prix de mise en vente des titres est déterminé par la plateforme (qui agit parfois en syndication avec des business angels). Il en résulte une spécificité des pro- jets à financer par une plateforme :

– projet fondé sur une lisibilité marché, de taille réduite à financer (compte tenu des contraintes légales), impliquant des supports de communication adaptés au web 2.0. ;

Étape 4 : Due diligence réalisée par la plateforme Objectif de cette étape : évaluation de l’entreprise

Les démarches d’évaluation de l’entreprise par Wiseed s’organisent selon trois critères : – « Le besoin » : qui permet de valider le marché de l’entreprise.

– « La promesse » : la preuve du concept, les ressources et les compétences sur lesquelles se fondent l’avantage concurrentiel du projet.

– « La preuve » : l’organisation, les moyens humains, les barrières à l’entrée.

L’objectif de cette étape est de donner une évaluation de la participation. Cette étape peut se faire en partenariat avec les autres apporteurs de ressources (business angels…) dans le cas où l’ECF s’inscrit dans une levée de fonds élargie à d’autres acteurs.

* source : Guide des entrepreneurs 2013-2014, Wiseed.

Entreprises engagées : innovation, création d’emplois en France…

Entreprises performantes : forte culture entrepreneuriale, ambition de devenir leader sur leurs marchés, structure financière à même de pouvoir rémunérer le risque pris au démarrage de l’aventure par la collectivité des associés une stratégie de sortie clairement identifiée : la mission de Wiseed consiste à prendre le risque du démarrage et fournir aux dirigeant un support permettant d’optimiser les efforts pour atteindre l’objectif.

Entreprises responsables : bonne gouvernance, participation des salariés à la valeur ajoutée, équirépartition des revenus générés par l’entreprise entre les différentes parties prenantes, règles éthiques.

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– dirigé par une équipe qui s’investit dans les échanges avec la foule (blog, tweet), qui dispose d’un réseau (social ou de par- tenaires) capable d’amplifier le signal émis par l’acceptation du projet, et des capacités cognitives lui permettant de faire évoluer le business model de l’entreprise selon les interactions avec la foule.

II – LE RÔLE DE LA FOULE DANS LE PROCESSUS D’ÉVALUATION Le financement par ECF implique trois stades de « screening » dont un intègre explicitement une évaluation financière.

Le premier stade est celui de l’acceptation du projet par la plateforme, le deuxième est celui de l’évaluation stricto sensu, et le troisième est celui de la transaction c’est- à-dire l’acquisition effective des titres par la foule au prix fixé lors de la deuxième étape. La foule intervient lors de la troi- sième étape, mais aussi lors de la première puisqu’elle vote sur la sélection du projet (cf. première partie). Par rapport à une évaluation effectuée par les busines angels (BA) ou capitaux risqueurs (VC), ce pro- cessus pose principalement deux problèmes relatifs à l’évaluation. Tout d’abord on peut s’interroger sur les motivations et l’exper- tise de la foule. Ensuite, le financement par ECF se traduit par une mise sur le marché du projet, par opposition à une approche purement de gré à gré, ce qui implique un déplacement des asymétries d’information et, en conséquence, une modification du risque d’évaluation.

1. La composition et les motivations de la foule

Le fonctionnement de l’ECF s’appuie sur la foule tant dans les procédures de sélec-

tion que sur la décision de financement. La dynamique de la foule, son évolution et son implication sont liées au rôle joué par les réseaux sociaux. Ils permettent une mise en relation des acteurs, une transmission immédiate de l’information, et ils imposent une réactivité des acteurs face à toute com- munication d’information ou signal. La taille du réseau social, sa composition, la présence d’experts, jouent un rôle central dans la qualification de l’information trans- mise par l’entreprise dans sa recherche de financement.

La composition de la foule est un élément central dans ce dispositif : l’efficacité de l’ECF repose sur la composition de la foule.

Lebraty et Lobre (2013) considèrent que le financement participatif est une forme spé- cifique de crowdsourcing.

En intégrant les travaux sur le crowd- sourcing, la foule peut s’analyser sous l’angle communautaire. Par définition, une communauté est un groupe d’individus qui partagent des objectifs et des valeurs communes. L’appartenance à la crowd peut s’expliquer sous deux angles : l’intérêt et la passion. Selon Lebraty et Lobre (2013), on peut distinguer trois types d’adhérents à une communauté avec des motivations et des compétences différenciées (tableau 1).

La création de valeur issue du crowdsour- cing dépend alors de l’adéquation entre le projet et le type de foule.

Dans le cas de l’ECF, le projet fait l’objet d’une mise en vente, à un prix fixe. La foule recherchée par la plateforme, afin de répondre à cette adéquation entre produit et type de foule, est caractérisée principa- lement par sa capacité d’investissement financier. Pour autant, cela ne garantit pas des compétences dans les domaines à finan-

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cer, en particulier pour porter un jugement sur la valeur des projets. Nous étudions cette question dans le paragraphe suivant.

2. L’expertise de la foule dans l’analyse du projet financé

La foule joue donc un rôle clé dans le pro- cessus de financement par ECF. Ainsi, le financement de l’entreprise devient dépen- dant d’une perception, plus que d’un exa- men approfondi. Nous explorons dans ce paragraphe les éléments qui distinguent l’évaluation de la foule de celle effectué par les BA. La foule est essentiellement non experte, tout au moins en ce qui concerne le prix offert sur la plateforme, même si dans certains cas elle peut être compétente dans le domaine d’activité (cf. tableau 1).

La distinction entre perception et analyse peut être illustrée schématiquement par les deux systèmes cognitifs (Kahneman et

Frederick, 2003) : analytique et intuitif4. Le premier est plus contrôlé, déductif, basé sur des règles logiques, le second est plus auto- matique, associatif, affectif, global. Même si les deux systèmes interagissent chez tout individu, le processus d’évaluation mobilise le système analytique (étude de scénarios, de probabilités, de causalités, etc.), alors le « clic » favorise une perception directe basée sur des associations informelles et accélère la décision.

L’affect joue alors un rôle essentiel5. Ce rôle a reçu une large attention dans la littérature en psychologie. L’affect conduit à filtrer l’information en surpondérant les données marquantes, les faits saillants mêmes s’ils n’ont qu’une faible pertinence par rapport à l’objet évalué. L’affect est un processus à la fois holistique et rapide, les jugements se forment sous l’impact d’une impression Tableau 1 – Caractéristiques des communautés de crowdsourcing

Type de communauté Motivation intrinsèque Niveau des compétences

Passionnés compétents

Beauté du geste, appartenance à une communauté comme

une fin en soi

Focalisée sur une tâche liée à une marque et/ou un produit.

Niveau variable mais spectre limité

Compétents passionnés Rémunération, défiscalisation

Niveau élevé des compétences.

Variable selon le business model proposé.

Hybrides Un statut, des opportunités Niveau variable Source : d’après Lebraty et Lobre (2013).

4. Daniel Kahneman en a donné une lecture synthétique en 2002 lorsqu’il a reçu le prix Nobel d’économie. Il illustre cette distinction par un test élaboré par Shane Frederick. « Une batte et une balle coûtent 1,10 $ en tout. La batte coûte 1 $ de plus que la balle. Combien coûte la balle ? » Quasiment tout le monde répond 10 cents à cette ques- tion, dans un mouvement impulsif d’évidence, sans effectuer un contrôle. Cet exemple montre combien le système intuitif peut guider les choix, mais de manière erronée (a réponse exacte est 5 cents).

5. L’affect est également très important dans le financement par les proches (love money) mais il concerne alors le porteur de projet. Dans le crowdfunding l’affect influence le jugement du projet.

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globale immédiatement disponible. Slovic et al. (2004) montrent que l’affect, par cette approche holistique et simultanée (au lieu d’un découpage et d’une classification des données selon des liens de causalité dans le processus analytique), conduit en parti- culier à évaluer globalement une situation comme « bonne » (perçue positivement) ou « mauvaise » (perçue négativement).

Ce jugement se traduit alors par une per- ception du risque faible et une percep- tion des bénéfices élevée6. Il s’agit-là d’un renversement par rapport à l’évaluation analytique standard et la théorie financière selon lesquelles la relation entre risque et rentabilité est positive. Cette relation positive sous-tend par exemple le choix des taux d’actualisation dans les méthodes d’évaluation standard.

En outre, la familiarité joue un rôle impor- tant dans la perception du risque. En effet, les individus perçoivent comme moins ris- qués les actifs qu’il connaissent (alors que, bien évidemment, en toute rationalité, le risque d’un actif ne dépend pas de notre de connaissance à son égard). Wang et al.

(2011) montrent que la perception d’un individu à l’égard du risque d’un actif financier dépend fortement de la connais- sance qu’il a de cet actif et faiblement de mesures objectives du risque. Pour Ganzach (2000), cette connaissance crée un effet de halo7 qui provoque une inversion de la relation entre risque et rentabilité. Il rejoint ainsi les conclusions de Slovic et al. (2004),

en se fondant également sur le caractère global de la formulation des jugements.

Enfin, il faut souligner que ces effets sont accentués en situation de pression du temps. L’affect apparaît alors comme une heuristique plus efficace que le processus analytique. Finucane et al. (2000) montrent que, sous la pression du temps, les indivi- dus effectuent des jugements et des évalua- tions plus fortement marqués par l’affect.

Ils observent en particulier le renforcement de l’inversion de la relation entre risque et bénéfices.

3. Asymétries d’information et risque d’évaluation

Les questions d’asymétrie information- nelle sont centrales dans l’évaluation et le financement des entreprises. En ce qui concerne les start-up, elles sont accrues par le fait que l’incertitude sur la valeur des projets est en général plus forte. Leur finan- cement suppose d’évaluer et d’assumer trois types de risque : le risque technologique, le risque de marché et le risque managérial. Ce dernier traduit l’idée que le créateur de la start-up peut proposer un projet dont il sures- time la qualité. Cette surestimation peut être consciente et rationnelle, il s’agit alors d’un problème de sélection adverse, ou bien non consciente et traduire de l’optimisme ou de la surconfiance. L’évaluation des projets est dans les deux cas altérée à la hausse. Pour que le projet trouve un financement, compte tenu de cette asymétrie d’information, des mécanismes doivent permettre de distinguer

6. « People base their judgments of an activity or a technology not only on what they think about it but also on what they feel about it. If they like an activity, they are moved toward judging the risk as low as the benefits as high ; if they dislike it, they tend to judge the opposite – high risk and low benefit. Under this model, affects comes prior to, and directs, judgments of risk and benefit » (Slovic et al., 2004, p. 50).

7. L’effet de halo est un biais cognitif qui implique que, lorsqu’une caractéristique d’un produit ou d’un individu est jugée positive, on a tendance à percevoir positivement ses autres caractéristiques, et à former ainsi une impression globale sur la base d’informations partielles.

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les « bons » entrepreneurs (ou bons projets) des « mauvais », un « bon » entrepreneur étant, d’un point de vue financier, celui qui permet d’être évalué de manière exacte, alors que le « mauvais » est surévalué. La littérature distingue deux modes de réduction du risque d’évaluation : celui du signal et celui de l’intervention des professionnels du capital-risque8. Nous examinons dans ce paragraphe les spécificités de l’ECF, en particulier par comparaison aux business angels, au regard du risque d’évaluation.

La littérature, abondante sur la question, montre que le financement par le capi- tal-risque peut tempérer voire résoudre le problème de sélection adverse à travers la syndication, les due diligences et l’expertise (voir notamment Barry, 1994 ; Stéphany, 2003 ; Da Rin et al., 2011), et permettre de détecter un éventuel optimisme ou surcon- fiance de l’entrepreneur (Bessière et Pouget, 2012). En outre, les BA ou VC exercent également un monitoring ex post (après l’entrée dans le capital), ce qui contribue à limiter l’opportunisme de l’entrepreneur dans la phase initiale d’évaluation du projet car l’émission d’un signal erroné sur la qua- lité du projet pourra être détectée par la suite et l’entrepreneur encourt le risque d’être éventuellement remplacé.

Andrieu et Groh (2013) considèrent que la foule se distingue du VC ou du BA par le fait qu’elle ne joue aucun rôle actif dans le management ou le monitoring de l’entre- prise à l’instar des amis ou de la famille.

Pour ces auteurs, la deuxième différence est l’horizon d’investissement : les profes- sionnels (VC et BA) ont un horizon plus contraint donc plus court.

Le processus d’ECF introduit à notre avis d’autres différences importantes. Tout d’abord, il peut, pour l’entrepreneur être un moyen de signaler la qualité de son projet.

Cependant l’entrepreneur est confronté à un problème de divulgation d’information. Par rapport à un financement par BA, qui est de gré à gré, l’ECF implique la divulgation d’une information sur un marché et celle- ci devient alors publique (notamment le business model et le business plan). L’entre- preneur est confronté à une problématique proche de celle de l’introduction en Bourse.

Ensuite, l’ECF peut s’insérer dans un pro- cessus de financement séquentiel où le BA intervient ensuite. Le crowdfunding permet alors de tester l’idée. Il fournit à l’entre- preneur (et au BA) un retour d’information sur la manière dont le projet est perçu par la foule et permet d’accélérer le « time to market ». Les critères de sélection des projets par la foule pourraient alors favori- ser l’émergence de projets à des stades en amont par rapport au BA. Les deux points précédents suggèrent que l’ECF pourrait modifier la hiérarchie des financements qui découlent de la pecking-order theory, selon laquelle l’endettement est un signal de la qualité des projets et que le financement par capitaux propres ne sera choisi qu’en dernier ressort. Ici le financement n’est obtenu que si le projet est jugé de qualité par la foule, il y a donc un filtrage ex ante de la qualité, pour des projets de surcroît à un stade plus émergent que dans le cas du financement classique.

Par ailleurs, l’ECF implique une analyse relativement aisée et peu technique, car elle est effectuée sur la base d’informations

8. Au-delà de la phase initiale de sélection et d’évaluation les professionnels du seed capital utilisent aussi les financements (modes et séquentialité) pour mieux contrôler l’évolution du projet.

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publiques moins approfondies que dans un cadre de gré à gré, et plus rapides à com- prendre pour l’investisseur. La capacité de la foule à comprendre le business model, la rapidité à accéder et à traiter cette infor- mation suppose en amont une sélection des activités éligibles à ce type de finan- cement. De ce point de vue, on peut avan- cer l’idée que l’ECF, par rapport au BA, fournit fondamentalement une évaluation non financière plus orientée consommateur qu’actionnaire.

Au total, la qualité de l’information véhi- culée par l’ECF dépend de la capacité de la foule à évaluer le projet. L’expertise de la foule peut dans certains cas être réelle dans le domaine d’activité, à défaut de l’être en matière d’évaluation financière.

Les plateformes d’ECF développent une analyse de plus en plus fine de leur foule et le marché s’oriente vers une segmentation de la crowd par domaine de compétence technique (par exemple, une foule d’inves- tisseurs dans le domaine des techniques médicales) croisée avec les capacités finan- cières. Kim et Viswanathan (2013) ont ainsi montré que, dans le cadre d’une plate- forme spécialisée sur les applications pour mobiles, on peut identifier des investisseurs compétents et que ces derniers, par leurs choix de projets, véhiculent de l’informa- tion aux investisseurs non compétents. Ils fournissent ainsi un signal sur la qualité du projet.

CONCLUSION

L’equity crowdfunding est actuellement en phase d’émergence et en quête de légitimité.

En France, la structuration règlementaire de ce type de financement devrait en accentuer le développement. De nombreux signaux

comme l’augmentation du nombre des pla- teformes, le nombre croissant d’inscrits sur les sites d’ECF, le nombre d’entre- prises faisant appel à la finance partici- pative montrent une institutionnalisation de ce mode de financement. Au-delà de l’apport en capitaux, l’ECF offre également aux entreprises jeunes ou en création une grande visibilité à travers la plateforme.

Les avis et recommandations de la foule peuvent être considérés comme une forme de test auprès du public permettant de solutionner en amont des problématiques fondamentales que connaissent les start-up comme le « time to market ». De même, un vote positif de la foule véhicule de l’information sur la qualité du projet. Pour autant, l’ECF soulève de nombreuses ques- tions, en particulier relatives à l’évaluation des projets.

Sur le processus d’évaluation, l’organisation de ce mode de financement (vote de la crowd, nature et forme des informations divulguées pour l’évaluation…) amène une évolution des pratiques d’évaluation en institutionnalisant une définanciarisation de l’évaluation des projets. Pour certains membres de la foule, une logique mar- keting l’emporte sur une logique finan- cière. Cet état de fait est renforcé par la nature des projets présentés sur les pla- teformes, qui s’inscrivent principalement dans des logiques BtoC. De plus, la nature de l’évaluation menée est dépendante de la composition de la foule notamment du degré de compétence de certains de ses membres. Ainsi, l’évaluation et la décision se déplacent vers la foule au détriment du rôle des experts (business angels notam- ment). Ce mouvement est d’ailleurs socié- tal : avec le web, les experts ont perdu le monopole de la « vérité », et, en tout cas,

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de la parole. Le crowdfunding institution- nalise ce mouvement sociocognitif dans le domaine des start-up.

Si l’interaction avec la foule amène de nouvelles perspectives dans l’évaluation, certaines problématiques de gouvernance (disciplinaire ou cognitive) liées à la finance entrepreneuriale sont difficiles à mettre en place dans le cadre de l’ECF (Ley et Weaven, 2011). En effet, la couverture de certains risques comme le risque manage-

rial ou le risque technologique passe par un suivi actif et une forte implication dans les prises de décisions de l’entreprise. De ce point de vue, on pourrait observer à l’avenir une évolution de l’ECF vers des collabora- tions actives entre la plateforme et les busi- ness angels. De même, l’interaction entre les membres de la crowd et la plateforme reste encore à organiser (ou à profession- naliser) pour que l’ECF devienne un acteur significatif de la finance entrepreneuriale.

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