Texte d’ouverture du catalogue de l’exposition « La chimie au lendemain des révolutions – De l’après Lavoisier à Gay-Lussac à l’École Polytechnique »
Rémi Franckowiak
La figure de Lavoisier a eu bien trop tendance à occulter dans l’historiographie celle d’éminents chimistes du tournant du XIXe
siècle, dont les noms ne nous sont pas pour autant vraiment inconnus puisque certaines rues sont là pour nous en rappeler quelques-uns. L’importance accordée aux travaux chimiques qui se déroulent à la fin du XVIIIe siècle menés en particulier par Lavoisier, et que l’on a coutume de regrouper sous l’appellation de « révolution chimique », déforme bien souvent la réalité historique au profit d’une rupture supposée radicale dans le cours du développement de la chimie, et ainsi présentée comme un moment – si ce n’est le moment – d’émergence d’une rationalité alors absente en chimie. Voilà déterminé le point de départ de notre chimie moderne, débarrassée des scories de ce qui est trop rapidement nommée alchimie ; tout juste s’appuyait-elle sur un certain savoir-faire expérimental acquis au fil du temps. Toutefois, à y regarder plus attentivement, le chemin semble long entre Lavoisier et nous. À l’exception principalement de la nomenclature, il est en effet sans doute parfois difficile de reconnaître dans la chimie de Lavoisier le passé de notre chimie d’aujourd’hui, tant les concepts et le contexte aussi bien social, économique que philosophique ont changé. Sans rien diminuer du mérite de Lavoisier, force est de reconnaître que la distance entre lui et nous a été comblée par d’autres chimistes tout aussi méritants. Peut-être même est-il possible d’avancer le fait que les progrès les plus significatifs en chimie depuis la fin du XVIIIe siècle ont été accomplis dans les toutes premières décennies qui ont suivies la « révolution chimique », laquelle clôt davantage une époque qu’elle n’en ouvrirait une nouvelle. On peut même dire que les avancées les plus fondamentales ont été réalisées le temps d’une carrière, celle par exemple de Gay-Lussac (promotion 1797 de l’École Polytechnique – décès en 1850).
Le choix de Gay-Lussac n’est pas fortuit : ce scientifique est à la fois une des figures majeures de la chimie après Lavoisier, et un chimiste parfaitement représentatif de la nouvelle chimie qui se pratique alors. Cette nouvelle chimie dont les traits se rapprochent très fortement de la nôtre se caractérise par sa dimension internationale, son lien étroit avec les différentes parties des sciences physiques et naturelles, le recours à des technologies de laboratoire innovantes, son travail en équipe, sa diffusion à travers des périodiques spécialisées, ses liens forts avec l’industrie et l’agriculture, le passage des chimistes dans l’enseignement supérieur par une formation rigoureuse, les
considérations quantitatives et atomistes de la matière, etc. C’est cette période, à la fois charnière et clé pour comprendre le passé de la chimie actuelle, que l’exposition « La Chimie au lendemain des révolutions – De l’après Lavoisier à Gay-Lussac à l’École Polytechnique » nous retrace. C’est cette époque par ailleurs que le colloque international associé à l’exposition va étudier au cours de ses différentes sessions les 29 et 30 septembre.
Les travaux de Gay-Lussac et ceux de ses contemporains chimistes sont bien entendu à resituer dans le contexte de l’époque post-révolutionnaire – post-révolution chimique et post-Révolution française –, période de transformations profondes, tant au niveau des lieux de sciences et de leur diffusion que des concepts, de la nature davantage appliquée de la chimie et du statut du chimiste. Durant les décennies de l’immédiat après Lavoisier, non seulement la chimie européenne voit sa pratique et sa théorie grandement transformées (elles le seront une nouvelle fois après la découverte de la substitution chimique à la fin des années 1830 conduisant à appréhender différemment les phénomènes chimiques), mais elle joue dans un décor totalement renouvelé : changements politiques mais également dans les institutions scolaires – l’École Polytechnique est alors un haut lieu de la chimie –, dans la pratique de la recherche, dans les relations qu’elle entretient avec la société, dans la démarcation entre sciences de la nature, et qui voit une certaine exacerbation des antagonismes nationaux, la professionnalisation de la chimie, et l’essor de l’industrie chimique. Le parcours des chimistes est ainsi entièrement conditionné aux évènements qui ont suivi les révolutions ; celui de Gay-Lussac est même à ce titre davantage significatif (fruit d’une formation relevant directement des besoins de la Révolution française, il exerce des activités de recherche, d’enseignement, d’édition, d’expertise, de conseil scientifique, est en lien avec des scientifiques européens et plusieurs branches d’industrie, occupe des fonctions politiques, etc.). Le chimiste au lendemain des révolutions a une identité multiple et est même devenu un personnage incontournable de la science et de la société.
L’importance – à tous niveaux – de la chimie dans les années post-révolutionnaires était telle que nous pourrions dire, sans trop exagérer et pour faire un clin d’œil à l’événement mondial qui a présidé à l’organisation de l’exposition et du colloque à l’École Polytechnique de Palaiseau, que c’était alors tous les ans l’année de la chimie.
