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Article pp.688-705 du Vol.122 n°2-4 (2001)

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taines idées reçues et invite à faire preuve de plus de subtilité dans l’analyse de l’évolution des forces en présence au sein de la société d’Ancien Régime et en parti- culier en cette période cruciale du passage de l’âge baroque à l’âge classique. Entre l’exercice hégémonique de l’absolutisme monarchique et la curialisation/domestica- tion de la haute noblesse, il y a eu place pour le maintien, l’invention, ou le renou- vellement d’autres formes de pouvoir qu’il faut simplement, à partir de l’exploita- tion de sources inédites, s’efforcer de traquer, d’identifier et finalement d’attester.

La figure du pouvoir en effet n’est pas une. Si le pouvoir politique en constitue la forme majeure, et la plus patente — et donc la plus aisée à circonscrire —, il serait superficiel de la considérer comme sa seule incarnation possible. Ce sont donc, suite à la mise en place de l’absolutisme monarchique, ces déplacements subtils du pou- voir, ses métamorphoses, ses recompositions, ses modes de manifestation inédits, souterrains, qu’il s’agit de signaler afin de témoigner de la reconstruction d’un pou- voir qui n’a été qu’apparemment anéanti et qui s’accommode finalement sans trop de réticences de sa conversion et de son confinement dans la seule sphère du social.

Dès lors, la question théorique se pose inévitablement : doit-on, au terme de cette

« démonstration », reconnaître néanmoins une certaine hiérarchie des formes du pouvoir ? Plus précisément, étant ainsi établi que la privation de l’exercice du pou- voir politique ne signifie pas ipso factola perte de tout pouvoir, comme on le devine à la lecture de Saint-Simon, qu’en est-il cependant exactement de ce pouvoir qui se déploie essentiellement dans l’ordre du social ? Sa désignation topologique comme pouvoir parallèle au pouvoir monarchique est-elle suffisante pour le caractériser ? La question que Katia Béguin nous invite ainsi à nous poser demeure la question

« classique » du rapport des instances du politique, du social et du culturel, si bien distinguées ici dans leurs modes de manifestation, mais dont l’articulation hiérar- chique constitue finalement l’enjeu de ces belles analyses dont on ne peut que sou- haiter qu’elles soient étendues à d’autres grands qui ont vu eux aussi, au même moment, leur grandeur se métamorphoser.

Simone MAZAURIC

HISTOIRE INTELLECTUELLE DU XVIIIESIÈCLE

Madame Helvétius et la société d’Auteuil. Textes réunis et présentés par Jean-Paul

DELAGRAVE, avec le concours de Marie-Thérèse INGUENAUD et David SMITH. Oxford, Voltaire Foundation, 1999. 16 ×24, XVIII-142 p., bibliogr., index (Stu- dies on Voltaire and the Eighteenth Century, 374).

Cet ouvrage se propose de jeter une lumière nouvelle sur un sujet qui très curieu- sement, comme le signale Jean-Paul de Lagrave dans la préface, n’a suscité que peu d’études. Pourtant, le salon que madame Helvétius a tenu à Auteuil, où elle s’ins-

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talle en 1772 après son veuvage, et où elle demeurera jusqu’à sa mort en 1800, est un lieu central de l’histoire intellectuelle française. Il se démarque des autres grands salons de l’Ancien Régime par sa pérennité et par les sympathies révolutionnaires qu’affichent la plupart de ses membres dès juillet 1789. C’est la Révolution qui don- nera d’ailleurs toute sa force à ce salon. Longtemps, en effet, madame Helvétius a reçu, comme le voulait la coutume, des « grands hommes » dont l’œuvre s’élabo- raient en dehors de sa maison, mais à la fin de sa vie le salon d’Auteuil devient le rendez-vous d’hommes nouveaux qui en font le point de ralliement des partisans de la philosophie nouvelle qu’ils sont en train d’élaborer : l’Idéologie. La maison de madame Helvétius rend ainsi visible le lien entre la pensée des Lumières, dont elle a accueilli les plus remarquables représentants — D’Alembert, Diderot mais aussi Condorcet —, la Révolution et les Idéologues.

Pour rendre compte de cette histoire, les éditeurs de Madame Helvétius et la société d’Auteuilont privilégié une approche de biais visant à « saisir l’esprit » du salon et ont ainsi rassemblé une série d’articles consacrés à certaines de ses figures, mais surtout à des proches, des intimes de l’hôtesse comme l’abbé Morellet qui eut son logement chez madame Helvétius pendant près de trente ans, où encore Cabanis qu’elle logeait également et qu’elle considérait comme un fils adoptif. Des études sont encore consacrées à Martin Lefebvre de La Roche, Benjamin Franklin, Rou- cher et Volney. Cet ensemble s’ouvre sur une intéressante mise au point historio- graphique due à Peter Allan et à David Smith, intitulée « Le vrai visage de madame Helvétius », dans laquelle les auteurs relèvent l’ensemble des erreurs que l’on peut trouver ici et là sur la vie de madame Helvétius et sur les relations entretenues avec certains membres de son salon. L’ouvrage privilégie nettement une perspective bio- graphique — et fait une large part à l’anecdote —, ce qui l’éloigne de la construc- tion de toute histoire mais permet au lecteur attentif de deviner des liens féconds et des pistes à explorer. L’index et la bibliographie seront à cet égard utiles, bien que l’on puisse regretter le caractère quelque peu fragmentaire de la dernière et l’absence de toute référence aux archives.

Mariana SAAD

Adolphe DEKNIGGE, Du commerce avec les hommes. Préf. d’Alain MONTANDON, trad. de Brigitte HÉBERT. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992.

18,5 × 24,5, 214 p., bibliogr., index (Textes anciens).

La grande thèse de Pierre-André Bois (Wolffenbütteler Forschungen,50) — publiée en 1990 — a fait connaître au public français la personnalité et l’œuvre d’Adolphe Freiherr von Knigge (1752-1796), chevalier immédiat d’Empire, grand voyageur, franc-maçon et membre de la Société des illuminés, écrivain, et l’engage- ment du « noble démocrate » pour la Révolution française. Nous disposons mainte- nant aussi d’une traduction remarquable de l’ouvrage qui assura à Knigge une popu- larité durable en Allemagne : « le Knigge », le classique du manuel de « l’esprit de

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conduite » dans le monde à l’usage des bourgeois. Trois éditions en moins de deux ans (1788-1790), d’innombrables rééditions « actualisées » au cours du XIXesiècle

— parfois au prix d’une déformation sensible de l’intention émancipatrice de l’auteur — témoignent de la fortune de l’ouvrage.

La traduction du Knigge, préfacée par Alain Montandon (auquel on doit par ail- leurs l’édition française du roman comique de Knigge, Le Voyage à Brunswick), apporte un nouveau document à notre connaissance des systèmes de représentation des relations sociales. À côté d’autres ouvrages tels que le Galatée, le Courtisan (voir la retraduction récente, en 1988 et 1987, de ces deux classiques du XVIeitalien par Alain Pons), il constitue un jalon marquant de l’histoire de la politesse et du savoir-vivre, sur lesquels les travaux se sont multipliés ces dernières années (le pro- gramme d’études de Montandon sur les savoir-vivre en Europe, la thèse de Manfred Beetz (1990) sur la politesse des débuts de l’époque moderne, etc.), souvent en rela- tion avec le renouveau des études sur la rhétorique (l’une des éditions allemandes du Knigge est due à Gert Ueding, spécialiste de l’histoire de la rhétorique, comme Karl-Heinz Göttert, auteur d’une monographie récente sur Knigge (1995) ; le livre d’Emmanuel Bury (1996) sur Littérature et politesse est également révélateur de cette orientation).

L’exploitation de ce gisement est à mettre en relation avec la réception des tra- vaux de Norbert Elias sur le processus de civilisation, mais on peut considérer que les études de Habermas sur la constitution de l’espace public, celles de Bourdieu, sur la distinction par exemple, ont joué leur rôle dans la perception de ce nouvel objet. On ne considère plus les règles qui régissent la vie en société comme un modèle permanent et unique, la diversité des codes sociaux devient objet d’investi- gations historiques, sociologiques et anthropologiques. Ce nouvel angle de vue per- met de reposer, à plus long terme, la question des rapports entre l’individu et la société en termes d’interaction, et non plus d’opposition ou d’exclusion.

C’est un aristocrate qui, en moraliste et en homme des Lumières, rédige ce manuel de conduite destiné au bourgeois de son temps, ce qui traduit concrètement la convergence des intérêts d’une bourgeoisie en voie d’émancipation et d’une par- tie de la noblesse éclairée. Le livre s’ouvre sur une question révélatrice de l’orienta- tion pragmatique de l’ouvrage. Comment assister efficacement le bourgeois doué de vertus et de talents cachés, mais ignorant tout de l’art de les faire valoir en public ? Comment attirer l’attention sur ses vertus dans une société plus sensible à l’appa- rence du mérite qu’à sa réalité ? Ces questions sont d’autant plus urgentes qu’elles s’adressent à un public allemand. En Allemagne, le morcellement territorial et l’absence de capitale, la rigidité des hiérarchies sociales sont autant d’obstacles réels à une homogénéisation des comportements sociaux, déjà largement réalisée — en France par exemple depuis l’âge classique, avec l’idéal de l’honnête homme. Ils sont par suite aussi un frein à l’extension du commerce avec ses semblables dont Kant souligne la valeur dans son anthropologie pragmatique. On sait quel rôle émancipateur revient à la sociabilité dans la pensée de l’Aufklärung: que l’on songe ici au jeune Lessing fraîchement arrivé à Leipzig, qui renonce à chercher l’idéal de l’homme dans l’érudition et consacre tous ses soins à acquérir les manières et les usages du monde.

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L’ouvrage de Knigge comporte trois grandes divisions : après une première partie consacrée à définir les règles générales du comportement individuel, avec une insis- tance particulière sur la maîtrise de la « conversation », Knigge envisage les dif- férents types de relations humaines (entre époux et au sein de la famille, avec ses amis, ses relations, ses domestiques, ses créanciers...) et passe en revue, pour finir, la galerie des types sociaux auxquels l’homme se trouvera confronté. L’accent est mis ici sur la connaissance de la diversité des conditions (de la plus élevée à la plus humble), et des états (ecclésiastiques, médecins, militaires, juristes, gens de lettres, commerçants, paysans...). Knigge esquisse les multiples situations concrètes aux- quelles l’homme sera confronté au cours de son apprentissage, qui doit idéalement lui permettre de fréquenter toutesles couches de la société. Les maximes, les recom- mandations générales sont illustrées d’anecdotes plaisantes où l’on retrouve souvent l’accent personnel de l’auteur et l’écho de ses déboires. Le leitmotiv « Je parle d’expérience » donne le ton de cette tranche d’anthropologie appliquée.

Ces recommandations ne s’adressent ni au méchant ni au génie, qui s’excluent du commerce réglé avec leurs semblables, mais à l’individu du juste milieu qui a le projet de faire son chemin en société et la volonté de s’y intégrer. Cet homme se trouve pris entre deux exigences difficiles à concilier : travailler sur son apparence et polir ses aspérités de manière à évoluer sans heurt dans une société qui ne se règle pas sur les particularités individuelles et sanctionne ceux qui ne suivent pas ses usages ; affirmer son autonomie, tenir sa position, développer sa personnalité au contact de l’expérience. Le commerce avec les hommes demande des accommode- ments avec les vices de la société. Le but visé n’est pas d’amender celle-ci ou de corriger ses excès, mais d’apprendre à les côtoyer sans en être victime, afin de faire son chemin dans le monde de la manière la plus profitable, en préservant son inté- grité.

C’est ici qu’interviennent l’étude et l’observation de l’homme, comme science appliquée à la pratique sociale. Les recommandations valables dans une situation particulière s’appuient sur la connaissance des caractères et des tempéraments indi- viduels ; des défauts liés à l’âge, au sexe, à la condition ; des vices et déformations conditionnés par la vie en société. Bien qu’elle soit encore largement tributaire des classifications traditionnelles dans la description de la nature humaine, cette connaissance reste souple ; elle ne prend jamais le caractère d’un système figé ou d’une condamnation morale, mais réserve le champ de l’exception, de la nuance individuelle, de la situation particulière. Sa visée principale est de fournir une orien- tation capable de garantir la meilleure adaptation possible de l’individu dans tous les cas concrets (on trouvera aussi bien les remèdes préconisés à l’ennui de la vie conju- gale que les principes qui doivent présider au choix d’un médecin, des indications sur la conduite à adopter dans les relations avec les amoureux, les gens de lettres, les grands de ce monde, les domestiques, pour ne citer que quelques exemples savou- reux). La description des vices et des défauts humains doit permettre à l’individu de compter avec les déviations, de prévoir les perturbations éventuelles du jeu social pour les prévenir, de façon à maintenir les conditions mêmes de possibilité de la vie en société. Le commerce avec les hommes se définit ainsi comme un équilibre déli- cat, un juste milieu, où les vertus essentielles sont celles de la modération et de la prudence. L’homme en société est invité à se garder des extrêmes et des excès, ce

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qui exclut d’emblée le jeu des passions, les siennes propres, qu’il faut brider, celles des autres, qu’il faut éviter d’agiter, dans la mesure où l’on ne peut agir sur elles.

Pour autant, la réserve et la modestie du comportement ne se confondent pas avec la dissimulation ou la basse flatterie du courtisan. L’homme en société n’est pas réduit au mensonge et à l’hypocrisie, il peut en toutes occasions trouver la manière de se montrer tel qu’il est. Si l’apprentissage d’un code de conduite est tout d’abord un travail sur l’apparence, il n’entraîne pas le sacrifice de l’être au paraître. La poli- tesse sert au contraire à mettre en valeur le fonds humain, comme le travail du joail- lier rehausse l’éclat d’un diamant brut (pour reprendre l’image de Castiglione) et se légitime par l’idéal d’intégrité personnelle et morale qui la sous-tend. L’homme entre dans le monde avec un bien propre (sa personnalité, sa santé, ses possessions, ses valeurs), une forme de capital qu’il se doit de ne pas aliéner ou exposer impru- demment, mais de gérer et faire fructifier au mieux de ses intérêts, sans rien aban- donner au hasard. Les réflexions sur le comportement individuel impliquent donc un code de morale pratique qui se résume dans l’idéal de l’autonomie (économique, entre autres ; on notera ici l’importance accordée aux relations avec les commer- çants, artisans, débiteurs et créanciers, etc.). L’esprit de conduite en société coïncide avec une vision de l’homme et un système de valeurs qui constituent la transposition bourgeoise de l’idéal aristocratique hérité de l’humanisme antique.

La préface de Montandon situe l’auteur comme homme des Lumières et « fonda- teur de la politesse moderne ». La tradition dans laquelle s’inscrit le Knigge est évo- quée dans les quelques pages d’une « petite histoire de la politesse allemande avant Knigge », qui marquent brillamment l’évolution de la politesse en liaison avec la constitution des nouveaux centres de culture et font ressortir deux étapes majeures : au Moyen Âge, l’idéal de vertu chevaleresque et courtois est fondé sur la religion ; après la période dite du Grobianismus, correspondant à l’essor des villes et de la bourgeoisie, sous le signe de la décadence des mœurs courtoises (le type humain du rustre, le Grobianus est la cible de la caricature humaniste), le renouveau de la culture aristocratique à l’âge baroque est marqué par l’influence des modèles étran- gers et la ritualisation extrême des rapports sociaux, visible dans l’importance du cérémonial et la floraison d’une littérature du compliment. Ces conceptions du savoir-vivre ont en commun le souci d’inscrire et de signifier l’appartenance à une classe privilégiée, contribuant ainsi à renforcer la rigidité de la hiérarchie sociale. Le projet émancipateur de Knigge se comprend par opposition à ces codes anciens.

« L’idée de réunir dans un seul et même ouvrage des maximes disant comment se comporter avec toutes les classes de la société est encore neuve. » Si le commerce avec les hommes impose de prendre en considération les différences de condition, il vise aussi à dépasser le cloisonnement étanche entre les couches sociales, à favoriser la communication entre les différents états en posant un fondement commun des relations entre les individus.

Ce document de l’histoire de la culture allemande, où se réfractent les concep- tions et les enjeux majeurs de la pensée de l’Aufklärung, est admirablement servi par une traduction de tout premier ordre. Brigitte Hébert nous donne en effet une véri- table recréation de l’original allemand, en conciliant avec bonheur la minutie dans le rendu du détail et la vigueur des effets d’ensemble, dans une langue qui évite les

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archaïsmes poussiéreux en subordonnant les effets de patine à l’exigence fonda- mentale de lisibilité. C’est un plaisir.

Anne LAGNY

Pierre-Noël MAYAUD, S.J., La Condamnation des livres coperniciens et sa révoca- tion à la lumière de documents inédits des congrégations de l’Index et de l’Inquisition. Rome, Pontificia Università Gregoriana, 1997. 20,5 ×17,5, 352 p.

(Miscellanea Historiae Pontificiae, 64).

Cet ouvrage ne devrait guère souffrir du retard apporté aux recensions, car il s’agit d’une étude assurée d’une très longue vie. L’obsolescence ne peut atteindre en effet les abondants documents de première main — archives inédites, textes impri- més des plus rares — que l’auteur, fidèle à la sobriété venue de sa formation scienti- fique et de sa haute spécialisation de géophysicien, commente ligne à ligne avec une précision dont les VII tableaux sont l’expression la plus visible. Si désaccord sur- vient parmi les critiques, il portera sur certaines interprétations de la controverse galiléenne — en fait des obiter dictadans l’exposé — et non sur les dossiers, pré- sentés d’une manière scrupuleuse, qui servira, espérons-le, d’exemple aux spécia- listes de plus en plus nombreux admis à puiser dans les archives des congrégations disparues du Saint-Office romain et de l’Index.

L’essentiel porte ici non sur les événements décisifs de 1616-1633, encore qu’ils constituent la toile de fond de l’ouvrage, mais sur la trace qu’ils ont laissée dans la vie de l’Église au XVIIIet au XIXesiècle, marqués l’un par la révocation partielle de 1757 par Benoît XIV de la proscription générale des textes de saveur copernicienne, l’autre par les décrets annonciateurs de 1820-1822 (étudiés auparavant par Walter Brandmüller et Egon J. Greipl), suivis en 1835 d’une révocation de facto, par voie de retrait, des défenses antérieurement prononcées. Ces épisodes restaient sur plus d’un point mal éclairés et difficiles à accorder entre eux. Le P. Mayaud a coura- geusement décidé de reprendre l’examen à nouveaux frais, sur la longue durée, et pour ce faire de s’engager dans le labyrinthe d’une suite d’événements parfois confus (l’épisode de 1820-1822 est à cet égard exemplaire et l’auteur peine à le cla- rifier entièrement).

Sans négliger aucune des multiples précisions fournies par les sources, l’étude remonte aux origines en examinant la condamnation anti-copernicienne de 1616 et la portée qu’elle revêt. Ce décret de l’Index apparaît en quelque façon comme unique pour la période 1613-1664, ainsi que permet de l’avancer toute une série de méritoires mises au point sur le fonctionnement de la Congrégation, la présence de ses membres aux réunions, les auteurs suspendus ou prohibés — où ne figurent ni Kepler ni Galilée — les formes de la promulgation, le texte même du décret, de rédaction ambiguë (chap.III-IV). La prohibition générique qui apparaît en 1619 dans le premier Index, publié à Rome après le décret de 1616 Libri omnes docentes mobi- litatem terrae et ammobilitatem solis, ne peut être déduite immédiatement et sans équivoque du texte de ce décret, dont « la rédaction en deux parties distinctes, incluant l’expression explicite du motif de la prohibition dans le cas des livres

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coperniciens, semble avoir été un exemple unique tant par rapport au mode employé pendant la brève période qui avait précédé que par rapport au mode employé constamment par la suite » (p. 85).

L’auteur met remarquablement en lumière le rôle de Francesco Ingoli, très connu par ailleurs comme premier secrétaire de la congrégation de Propaganda Fide, et commente sa censure de l’Epitomede Kepler.

L’étude de « La période intermédiaire » (deuxième partie) fait ressortir les traits permanents de l’attitude de l’Église en la matière : le retrait partiel de l’Index des Operade Campanella, observé ici au microscope, annonce à certains égards ce qui va se passer plus tard pour les livres coperniciens, dont certains seront encore prohi- bés : Dialogode Galilée en 1634, parmi vingt-six titres ; Tabula cosmicaen 1685 ; édition napolitaine du Dialogode 1710, écrits présentés sous toutes leurs facettes par le P. Mayaud, qui les a retrouvés et lus.

Il a aussi retrouvé dans les Censurae librorumde l’Index le dossier relatif à l’édi- tion du Dialogode 1744 au tome IV des Operede Galilée, imprimaturet « Avis au lecteur » rappelant le caractère hypothétique de la théorie. Est jointe une Disserta- tiondu savant bénédictin dom Calmet, admettant que ce que les auteurs inspirés de l’Écriture avaient exprimé en ces matières « est contraire à la vérité et à l’expé- rience », ce qui justement contredit l’assertion de l’« Avis au lecteur ». Les rebon- dissements qui ont suivi le décret du 9 octobre 1741 permettant d’avancer l’impres- sion sont très instructifs à suivre au fil des textes inédits des projets successifs qui s’efforcent de ménager les préjugés anti-coperniciens de Rome.

« Le retrait de l’Index » (troisième partie) constitue une pièce de résistance de l’exposé sévèrement documentaire du P. Mayaud. Newton pénètre lentement en Ita- lie, Muratori publie son De ingeniorum moderationeoù il envisage une révision du jugement sur le système copernicien, tandis que le P. Boscovich s’attache à une conciliation. La vulgarisation newtonienne de Francesco Algarotti sera l’objet d’une prohibition en 1739. L’ouverture d’esprit de Benoît XIV, « pontife éclairé », qui aura probablement lu l’article « Copernic » par D’Alembert au tome IV de l’Ency- clopédie(ouvrage sévèrement interdit en 1759 par Clément XIII), où l’on souhaitait un changement mettant « la physique et la foi également à couvert », l’ouverture du pape donc conduit à des réformes : on sait que la bulle Sollicita ac provida du 23 juillet 1755 améliore le mode de fonctionnement de la congrégation de l’Index.

L’ouvrage apporte sur ce point une foule de précisions tirées des archives sur la vie de ce dicastère, ce qui permet de mieux suivre le retrait des Libri omnes docentesde l’Index en 1758, alors que demeurent les cinq livres nommément mentionnés, de Copernic, Stunica, Foscarini, Kepler et Galilée. Disséquant les actes de la séance du 16 avril 1757, l’auteur avance : « En somme ce serait [Benoît XIV], et lui seul, qui, considérant que le temps était venu d’opérer le retrait, en aurait pris l’initiative dans une perception claire de la non-irréformabilité du décret de 1616 » (p. 205). Mais ce retrait est resté curieusement incomplet : « On pourrait dire que l’erreur de Benoît XIV, s’il y en a une, fut de traiter le problème uniquement hors du circuit des congrégations soit de l’Index soit de l’Inquisition » (p. 211-212). Cette mesure incomplète eut des effets sur la publication d’un certain nombre d’ouvrages, les uns maintenant le refus traditionnel, les autres adoptant le système copernicien, avec une liberté d’expression variable.

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« L’affaire Settele » (1820-1823), dont le dossier complet est déjà connu, retient ici l’attention parce qu’elle forme un maillon de la chaîne qui relie le retrait de 1757 à celui de 1835, auquel on procéda silencieusement et non par un décret ad hoc. On sait qu’un différend prolongé opposa au sein même de la cour romaine le maître du Sacré Palais, le dominicain Anfossi à ceux qui auraient voulu qu’il délivrât l’impri- maturà un ouvrage d’astronomie, ou même que l’ouvrage fût publié avec l’impri- matur du seul vicaire de Rome, solution qui finit par être adoptée. Si l’on peut accepter de voir, au risque d’un certain anachronisme, stigmatisée « l’obstination » d’Anfossi, on rappellera cependant que cette personnalité de haut rang jouissait, à fort bon titre, sinon d’un puissant crédit du moins d’une indiscutable considération pour les écrits de théologie dogmatique qu’il avait consacrés à la défense des privi- lèges du pontife romain. L’auteur aurait sans nul doute rencontré, en parcourant ces traités, tenus alors en vive estime, une présentation du privilège de l’infaillibilité conçu au sens large que l’on pouvait lui conférer alors, avant la définition restrictive de 1870. Dans ce cadre ecclésiologique d’affirmation de l’autorité magistérielle, la réaction d’Anfossi est moins singulière qu’il n’y paraît, cohérente en tout cas, par- delà le retrait de 1757, avec les décisions prises au XVIIesiècle sur les auteurs nom- mément visés. C’est un peu s’avancer que de parler d’un « illogisme désarmant » (p. 259). Il faut une maturation doctrinale, qui ne s’est accomplie que récemment, pour distinguer entre l’irréversibilité d’une prohibition, voire d’une censure théolo- gique endossée par le pontife romain, et son irrévocabilité. Porté contre une hypo- thèse tenue pour fausse et absurde à l’époque, le jugement peut être tenu pour légi- time ; il ne saurait en revanche s’appliquer par la suite à ce qui n’est plus une hypothèse mais une vérité scientifique démontrée, pour laquelle la censure anté- rieure n’a plus de pertinence.

On accompagnera avec curiosité et profit le P. Mayaud au long de sa minutieuse revue de la littérature du sujet aux XIXeet XXesiècles, assez peu marquée par la révo- cation « silencieuse » de 1835, et on parcourra aussi les copieux Appendices (sur l’Imprimatur, sur le rapport à l’Écriture dans les textes du XVIIesiècle, etc.). Substan- tielle et exigeante étude, menée avec rigueur à partir d’une documentation aussi riche que neuve, le livre du P. Mayaud devra être pris en sérieuse considération par les historiens des idées scientifiques et des systèmes de pensée, tout comme par les spécialistes de la curie romaine : sans s’attaquer directement au problème toujours passionnel de la condamnation de Galilée, il y apporte latéralement des clarifica- tions (et exprime directement son opinion, p. 297, en la rattachant à la violation du precetto à lui signifié en 1616). Il offre des éléments de premier ordre pour comprendre les relations entre Saint-Office et Index, et le fonctionnement propre de cette seconde congrégation, rattachée en 1917 à la première, alors que l’Index libro- rum prohibitorumne perdit force de loi ecclésiastique (mais non de norme morale pour la conscience des fidèles) que le 14 juin 1966.

Bruno NEVEU

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Françoise WEIL, Livres interdits, livres persécutés, 1720-1779. Oxford, Voltaire Foundation, 1999. 17,5 × 24, 139 p., index (Histoire du livre/History of the Book).

Au point de départ de ce travail, il y a un double parti : d’une part, le souci de ne pas s’en tenir aux seuls « best-sellers », classiques des Lumières ou de la porno- graphie ; d’autre part, la volonté de recenser tous les ouvrages qui ont subi les foudres des autorités, qu’ils aient été expressément interdits ou qu’ils aient été sai- sis, retirés des ventes publiques, etc. À cet effet, Françoise Weil a mis en œuvre une multitude de sources concernant tant la censure préalable des livres que les sanc- tions (notamment saisies, retraits de ventes de bibliothèques) portées contre les ouvrages de langue française imprimés sans autorisation en France ou à l’étranger et débités en France : « mauvais » livres aussi bien que contrefaçons sont également visés. On saluera ici le travail patient qui a été accompli pour réunir une docu- mentation impressionnante — ainsi, ce n’est pas moins de 522 catalogues de ventes parisiennes qui ont été retrouvés et consultés — travail qui n’aurait pu être mené à bien sans une connaissance profonde des mécanismes de la police du livre sous l’Ancien Régime, acquise par bien des travaux antérieurs à commencer par L’Inter- diction du roman et la librairie, 1728-1750(Paris, Aux amateurs de livres, 1986).

Le répertoire qui a été ainsi dressé compte 627 ouvrages qui, entre 1720 et 1779, ont été interdits ou persécutés. Dans une trop brève introduction (12 pages dont 4 réservées aux sources), l’auteur souligne les contradictions qui caractérisent les interdictions aussi bien que la répression : pluralité des autorités ayant le contrôle du livre et donc dissensions entre elles constituent un élément d’explication ; par ail- leurs, un livre interdit ne l’est pas pour tout le monde : des exemplaires saisis sont rendus à leurs possesseurs, et l’on distingue entre les doctes et les ignorants. Elle note aussi bien des incohérences : un même livre pouvant être à plusieurs reprises vendu librement et retiré d’une vente de bibliothèque sans que rien n’éclaire ces atti- tudes opposées. L’interdiction frappe les livres contre la religion et les bonnes mœurs — ces motifs génériques se précisant au fil du temps — et, au premier chef, les ouvrages mettant en cause les droits du roi et de l’État ; enfin, sont arrêtés les ouvrages imprimés à l’étranger, essentiellement alors en Hollande, ouvrages qui arrivaient parfois en un nombre d’exemplaires considérable, les saisies étant d’abord motivées par les libraires redoutant une contrefaçon. Alors que les études sur la cen- sure connaissent une grande fortune — et on signalera ici le travail extrêmement sti- mulant de Mario Infelise, I Libri proibiti da Gutenberg all’Encyclopédie (Bari, Laterza, 1999) —, ce répertoire complète parfaitement les études institutionnelles, en offrant le tableau concret des pratiques censoriales et répressives dans la France de Louis XV.

Comme toutes les publications de la Voltaire Foundation, même celles qui désor- mais sont simplement brochées, l’ouvrage est élégamment édité, sur un beau papier et avec des caractères parfaitement lisibles. On regrettera que l’auteur se soit bornée à donner seulement un index alphabétique des titres et n’ait pas dressé des index de possesseurs de bibliothèques, des personnes ayant été victimes de saisies et des

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lieux où les saisies furent opérées : cela aurait permis d’autres accès à ce précieux corpus tout en évitant aux utilisateurs de faire, à chaque fois, la besogne.

Françoise WAQUET

Giacomo CASANOVA, Lana caprina. Une controverse médicale sur l’Utérus pensant à l’université de Bologne en 1771-1772. Textes établis, introd. et annot. par Paul MENGAL, trad. par Roberto POMA. Paris, Honoré Champion, 1999. 14,5 × 22,5, 210 p. (L’Âge des Lumières, 4).

Les trois ouvrages rassemblés par Paul Mengal constituent les termes d’une controverse qui éclata à Bologne entre 1771 et 1772, à laquelle s’ajoute un texte de Giacomo Casanova. Cette controverse s’articule autour de la question de la raison des femmes, raison prétendument influencée par leur utérus. Le thème de « l’utérus pensant » constitue un topos de ce qu’il est possible d’appeler le corpus « miso- gyne » depuis l’Antiquité. Puisant dans les traités de médecine, ceux d’Hippocrate en priorité, les arguments énoncés ont donné lieu au débat sur l’hystérie. Si l’origine utérine de l’hystérie est, à la fin du XVIIIesiècle, une explication abandonnée par l’étiologie, puisqu’elle reconnaît l’existence d’une hystérie masculine appelée

« hypocondrie », il n’en demeure pas moins que l’idée d’une raison féminine sous l’emprise des mouvements de l’utérus est un argument considéré comme recevable.

En effet, dans le contexte du matérialisme, notamment celui de La Mettrie ou de Diderot cités dans les textes ici présentés, l’idée d’une matière qui pense permet à certains pourfendeurs de l’égalité des sexes de réactualiser l’idée d’une infériorité des femmes au nom de leur soumission à leur organe génital.

Le premier document est intitulé Di geniali della dialettica delle donne ridotta al suo vero principio, traduit par Roberto Poma sous le titre Jours fastes dédiés à la dialectique des femmes réduite à son véritable principe. Publiée anonymement en 1771, cette brochure fit scandale. Son auteur, un médecin nommé Petronio Zecchini (1739-1793), enseigna l’anatomie à l’université de Bologne à partir de 1770. La thèse qu’il développe consiste à prouver que « la dialectique naturelle » (p. 37) des femmes est dominée par leur utérus. L’auteur énonce la différence entre la raison des femmes et celle des hommes les plus savants sous la forme d’une « proposition disjonctive » : « La Femme ou elle ne pense pas ou elle pense d’une manière singu- lière et toute sienne » (p. 47). Selon Zecchini, la première partie de la proposition est un « paradoxe offensant », alors que la seconde partie est posée comme un

« axiome » qui, étant par définition indémontrable, permet précisément de démon- trer que « votre [les femmes] Lycée se situe dans le temple de Vénus » (p. 47). La singularité de la raison féminine est donc présupposée, puisque ce que Zecchini tente de faire passer pour un axiome relève d’une pétition de principe : Zecchini affirme ce qu’il se propose de démontrer. Or cette grossière erreur logique importe peu à l’auteur puisque la finalité de son discours de vulgarisation consiste à se faire comprendre des dames afin de leur enseigner le principe de leur dialectique mons- trueuse. Celle-ci ne répondant à aucune règle formelle, toute démonstration devient

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inutile aux femmes qui doivent se résoudre à reconnaître que l’auteur a enfin décou- vert la puissance à laquelle elles sont soumises. En ce sens, Zecchini se présente comme le défenseur des femmes : « Si vous voulez que les hommes prennent votre parti, il faut les préparer à supporter votre naturel ; et pour que cela se produise, il faut le dévoiler nettement tout en traitant votre cause, en disant votre raison naïve- ment sans passer sous silence votre tort » (p. 60). La rhétorique de l’auteur concentre alors tous ses efforts à décrire, sans éléments anatomiques ou références médicales avérées, le fonctionnement de « l’utérus penseur » qui n’est pas penseur parce qu’il pense, mais bien parce qu’il fait penser les femmes à sa façon (p. 94).

Dans cette perspective, Zecchini développe une sorte de nosologie de la raison. On apprend qu’il existe des « penseurs cardiaques », des « penseurs hépatiques », des

« penseurs spléniques », des « penseurs intestinaux » ou encore des « penseurs du siège ». Mais, alors que ces « sectes » sont les conséquences de pathologies détermi- nées, suivant lesquelles le dysfonctionnement d’un « viscère » (comprenons un organe) opère une influence anormale sur la raison, la secte utérine ne relève pas, quant à elle, de la maladie. Zecchini précise, en effet, que « ce n’est pas une maladie d’être femme » (p. 78). Ce qui est pathologique chez les hommes, à savoir que l’état du corps domine l’esprit, est normal chez les femmes. L’« épicurisme vague » (p. 47) auquel est réduite par nature la raison des femmes va de pair avec leur carac- tère, que l’auteur s’autorise à résumer en deux mots : « inconstance et concu- piscence ». Les conséquences sont dites indéniables : les femmes doivent être écar- tées « de toute entreprise exigeant un jugement équilibré, et une dialectique constante » (p. 101), elles doivent se soumettre aux hommes qui, « persuadés de leur faiblesse », seront « plus forts pour supporter » leurs passions et les « corriger opportunément », « afin de rendre dignes [les femmes] de l’estime que l’on devrait avoir pour des personnes modestement raisonnables » (p. 101).

Suite à la publication de Di geniali della dialettica delle donne ridotta al suo vero principioparaît en français, la même année, une réponse anonyme intitulée Lettres de madame Cunégonde écrites de B... à madame Pâquette à F..., à l’occasion d’un livre : Di geniali della dialettica delle donne ridotta al suo vero principio. L’auteur de cet ouvrage se donne pour une femme, il est en réalité un professeur d’anatomie et de physiologie comparée à l’université de Bologne : Germano Azzoguidi (1740- 1814). Ce texte se présente sous la forme de lettres envoyées par madame Cuné- gonde à sa cousine. Cunégonde et Pâquette sont des personnages du Candide ou de l’Optimisme de Voltaire, personnages féminins dont le destin tragique semble devoir rappeler à Zecchini que la raison des femmes, loin d’être déterminée par leur organe génital, demeure le produit de la volonté des hommes : « L’esclavage &

l’espece d’avilissement, où les hommes nous plongent, les entraves qu’ils donnent à notre esprit, à notre âme, à notre raison, le jargon ridicule, & humiliant pour eux, &

pour nous, au quel ils ont réduit leur commerce avec nous, comme si nous n’avions pas un entendement à cultiver, ou que nous n’en fussions pas dignes ; enfin l’éduca- tion-funeste, qu’ils nous prescrivent sans nous permettre d’en avoir d’autre, éduca- tion où nous apprenons presque uniquement à nous contrefaire sans cesse » (p. 122).

Après avoir émis de sérieux doutes sur l’identité de l’auteur de l’utero pensatore, madame Cunégonde motive son scepticisme en soulignant qu’un homme aussi savant et respectable que Zecchini ne peut s’être rabaissé à écrire un tel « amas informe d’injures grossières, & de faussetés palpables » (p. 111), celui-ci devant

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être l’œuvre de l’un de ses détracteurs malintentionnés. Les arguments d’Azzoguidi sont pour la plupart ad hominem, ils consistent à poser que si la raison des femmes est tout entière sous l’emprise de l’utérus, alors les hommes sont, au même titre, dominés par leur « partie predominante » (p. 141). Cette conclusion serait plus cohérente avec le matérialisme auquel s’adonne l’auteur des Di geniali, tout en fei- gnant de s’y opposer. Il est manifeste que la riposte composée par Azzoguidi ne répond pas aux exigences de la réfutation. Toute la question est de savoir s’il était nécessaire et utile de répondre au texte de Zecchini qui, ne respectant aucune des règles de « la bonne déduction » (p. 144), demeure une suite de sophismes qu’il s’agirait de réfuter avant tout formellement, afin de faire apparaître les contradic- tions de fond. Azzoguidi ne choisit pas cette voie et répond à Zecchini en adoptant le même ton léger, voire satirique, préférant les attaques personnelles : « [...] ôtons ce qui sert de preuve à son opinion, le livre reste tout entier. Il auroit donc été très- facile de le confuter pleinement en peu de mots il suffisoit de dire tout uniment ouï où il avait dit non, non où il avait dit oui » (p. 145).

Giacomo Casanova prend connaissance des deux brochures en 1772 lorsqu’il arrive à Bologne et entreprend de commenter l’absurdité d’une telle controverse. En témoigne la citation d’Horace en exergue de son essai intitulé Lana caprina. Lettre d’un Lycanthrope adressée à la Princesse J.L. n. P.C.: «Alter rixatur de lana saepe caprina. Horace, Épîtres, I, XVIII, 15 » (p. 153). Pour l’auteur, il est inutile de disserter sur de tels écrits « sinon en renchérissant sur la plaisanterie » (p. 168). Pré- férant renvoyer dos à dos les deux protagonistes de la querelle, Casanova ne règle pas cette dernière en prenant parti. Pour autant, la majeure partie de sa lettre est consacrée à la critique du texte de Zecchini. Concernant la réponse de madame Cunégonde, il s’attache davantage à percer le mystère de la véritable identité de son auteur, à relever les nombreuses fautes de langue et la lourdeur d’un style truffé d’italianismes. Il relève « l’érudition pillée qui, au lieu d’instruire, révolte, parce qu’elle est précaire » (p. 170) de Zecchini et le plagiat (Rousseau, Voltaire) dont se rend coupable Azzoguidi. Casanova résume le problème en écrivant que « la femme a un utérus et l’homme a du sperme, voilà toute la différence ; mais si la pensée vient de l’âme et non du corps, pourquoi monsieur ce médecin va-t-il incriminer l’utéruschez les femmes plutôt que le sperme chez l’homme » (p. 175). Pourtant, répondre à celui qui offense l’utérus « en menaçant d’attaquer la mentula [la verge] » (p. 205), ne résout en rien la difficulté. Pour Casanova, cette querelle de

« l’utérus pensant » est une farce, car seules « l’éducation et la condition de la femme sont les deux causes qui la rendent différente de nous dans son système » (p. 177). Cependant, le texte de Casanova admet que la nature des femmes est plus faible que celle des hommes, même si « elles sont rendues plus faibles encore par l’éducation. Malgré cela, il serait facile de démontrer qu’elles font dans le monde plus de bien que n’en font les hommes, et moins de mal » (p. 181). L’intérêt que l’auteur porte à la condition des femmes a donc des limites : la prétendue infériorité naturelle des femmes n’est jamais infirmée alors même que l’enjeu de cette thèse, dont la querelle de « l’utérus pensant » est l’une des expressions, est d’interdire aux femmes d’accéder à la sphère du savoir.

Or, pour Paul Mengal, la position de Casanova est originale pour l’époque et témoigne d’un progrès lent mais indéniable, sachant qu’un siècle plus tôt Molière faisait jouer Les Femmes savantes. Cette conclusion, qui clôt une introduction

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concise et précieuse, mérite peut-être d’être nuancée. D’une part, vouloir défendre l’égalité des sexes et la liberté des femmes en les présentant plus faibles mais telle- ment plus méritantes d’un point de vue moral que les hommes n’a jamais été d’une grande efficacité, ni d’une grande originalité. Il n’y a pas à proprement parler de progrès linéaire en termes d’histoire de l’égalité des sexes. Au XVIIesiècle précisé- ment, nombreux sont les écrits philosophiques qui s’appliquent à démonter la rhéto- rique des pourfendeurs du Sexe et à défendre l’égalité des sexes. D’autre part, on peut se demander si, face au texte de Zecchini, une réfutation en bonne et due forme n’eût pas été plus préférable. Les arguments qui prêtent à sourire en ce qui concerne l’infériorité des femmes ont toujours eu une fin autre que simplement comique. Pour ces raisons, cette réédition exceptionnelle, eu égard à la rareté des brochures, n’a pas pour unique intérêt de contextualiser un des écrits de Casanova, mais bien de rappe- ler les termes d’une polémique qui, encore aujourd’hui, ne semble malheureusement pas encore totalement éteinte.

Elsa DORLIN

Patrick TORT, L’Ordre et les monstres. Le débat sur l’origine des déviations anato- miques au XVIIIesiècle.2eéd. Paris, Syllepses, 1997. 13 ×21, 248 p., bibliogr., index (Matériologiques).

Lorraine DASTONet Katharine PARK, Wonders and the order of nature, 1150-1750.

New York, Zone Books, 1998. 19,5 ×28,5, 512 p., bibliogr., index.

Que monstres et merveilles aient hanté les imaginations des savants de l’époque moderne, mais aussi attisé l’exercice de la pensée et la pratique de la science, c’est ce qu’avaient laissé comprendre au lecteur français des historiens aussi différents que Jacques Roger (Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIesiècle, Paris, Armand Colin, 1963), Georges Canguilhem (« La monstruosité et le mons- trueux », Diogène, 40,1962, p. 27-42, repris in La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p. 171-184) ou Jean Céard (La Nature et les prodiges. L’insolite au

XVIesiècle en France, Genève, Droz, 1977). Deux ouvrages nous donnent aujourd’hui l’occasion de revenir sur les monstres, les merveilles, l’ordre naturel qu’ils sont supposés transgresser ou révéler, mais aussi, et peut-être surtout, sur la manière dont une enquête historique peut les prendre pour objet.

Deux théories sur la genèse des monstres s’affrontèrent au sein de l’Académie des sciences du XVIIIesiècle. Pour Louis Lémery, les monstres résultent de la fusion accidentelle de deux germes ; pour d’autres académiciens, principalement Joseph- Guichard Duverney et Jacques-Bénigne Winslow, il existe des germes originelle- ment monstrueux. Cet affrontement eut lieu à plusieurs niveaux : questions médi- cales et anatomiques (quelle espèce de malformation peut être expliquée par la fusion accidentelle de deux œufs ? Qu’en est-il de la viabilité des monstres ? Peuvent-ils être l’objet d’une classification ?), réflexion épistémologique (l’impossi- bilité d’expliquer, dans l’état actuel de la science, la genèse de telle malformation

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implique-t-elle que l’on conclue à la monstruosité du germe ?), argumentation théo- logique (les partisans des germes monstrueux insistent sur la liberté, l’ingéniosité et la fécondité du Créateur, les partisans de la théorie des accidents, sur Sa Sagesse, manifestée par un ordre simple et immuable). Pour avoir une idée de son impor- tance, il suffit de consulter le long inventaire, donné en fin de volume, des passages concernés de l’Histoireet des Mémoires de l’Académie des sciences.

Le corpus, l’objectif et la méthode du livre que Patrick Tort consacre à ce débat sont très strictement délimités. Le corpus, ce sont à quelques exceptions près les écrits que l’Académie des sciences consacra aux monstres de 1702 à 1779 — quant à la littérature secondaire, elle n’existe tout simplement pas, les allusions à Canguil- hem n’étant pas même nominales (p. 12, 208). L’objectif est principalement de montrer comment une approche médicale et scientifique de la question des monstres se dégage et s’affranchit des convictions superstitieuses de la théologie et des repré- sentations mythologiques de la métaphysique (p. 6, 11-12, 76-77, passim) ; de manière secondaire, d’établir que la question des monstres a occasionné l’émer- gence d’une intuition générale du vivant (p. 12, 174-175, 205-208, passim). La méthode consiste à s’immerger dans les textes, pris dans l’ordre strict de leur publi- cation, de manière à reconstituer abstraitement leur logique interne.

Une telle approche offensera régulièrement les sens de l’historien. L’opposition stricte de la science et de la métaphysique (ici assimilée à la théologie) est singu- lièrement anachronique et caricaturale ; Patrick Tort semble à vrai dire ne pas se demander d’où il écrit, par exemple lorsqu’il s’étonne de ce que certains académi- ciens ne comprennent pas tout ce que, « logiquement », ils auraient dû comprendre tant c’était évident (p. 89-92, 167-171, 194-195, 205-211). Bien plus, il en vient à supposer que le héros de sa narration, Lémery, a joué au métaphysicien pour faire passer un discours scientifique, alors irrecevable comme tel (p. 7, 11, 77, 92-94, 134, 200) — lui attribuant ainsi la géniale capacité d’anticiper sur son époque tout en pratiquant si bien le langage qu’on pourrait presque le prendre pour un homme de son époque... Étant donné de surcroît la fermeture dogmatique du corpus, on ne voit pas ce qui autorise l’affirmation qu’une intuition du vivant émerge au XVIIIesiècle plutôt qu’au XIXeni ce qui justifie d’ouvrir le livre par l’extrait d’une dissertation latine de 1605. Toutes ces réserves faites, il n’en reste pas moins que cet ouvrage — et c’est là son grand mérite — donne à lire un ensemble cohérent de travaux de l’Académie des sciences, et permet ainsi à son lecteur, aussi peu informé qu’il ait été initialement, d’apprécier par lui-même la pertinence ou les limites des thèses qu’il soutient.

Les perspectives qu’ouvre le livre de Lorraine Daston et de Katharine Park sont, à bien des égards, plus vastes. Ce livre s’enracine dans un article publié il y a une vingtaine d’années (« Unnatural conceptions. The study of monsters in sixteenth- and seventeenth-century France and England », Past and Present, 92,1981, p. 20- 54), où les deux auteurs avançaient la thèse que les monstres avaient été successive- ment considérés comme prodiges (signes envoyés par Dieu), comme merveilles (jeux d’une nature prodigue), et comme exemples parmi d’autres d’un ordre naturel partout uniforme (matériau pour l’anatomiste et le médecin). Dans leur nouvel ouvrage, elles entendent développer une histoire plus complète et plus complexe.

Rétrospectivement, elles jugent en effet l’article de 1981 unilatéral car il n’y a pas

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de merveille sans sentiment du merveilleux, pas de merveille sans émerveillement ; ainsi l’histoire des merveilles, non contente d’ouvrir une fenêtre sur l’histoire objec- tive des conceptions de la nature, doit être tout aussi bien une histoire d’un complexe d’émotions (p. 11, 14, 16) — curiosité, étonnement, attention, émerveille- ment, admiration, plaisir, dégoût, horreur. Elles jugent de surcroît ce premier article simplificateur, car il suit une narration « linéaire », scandée par des tournants déci- sifs et marquée par des progrès cumulatifs, là où il faudrait une histoire « longue, sinueuse », « ondulatoire, continue, parfois cyclique » (p. 10, 17 et 19). La complé- tude et la complexité qu’elles revendiquent a pour conséquence une ampleur et une variété de propos assez rares — et sans doute faut-il souligner d’emblée l’alliance fragile qu’elles opèrent entre la précision de l’érudition (dont témoigne un apparat critique qui, en aussi petits caractères qu’il soit imprimé, n’en constitue pas moins plus d’un quart de leur gros livre) et l’amplitude des synthèses.

L’ouvrage semble pour tout dire viser à une sorte d’histoire totale, disqualifiant comme artificielles et inopérantes certaines partitions de chronologie (le Moyen Âge, la Renaissance ou l’Époque moderne), de méthode (histoire sociale ou intellec- tuelle), de discipline (histoire des sciences, de l’art ou des idées) et d’objet (histoire des objets ou des textes ; histoire de l’objectivité naturelle ou des passions sub- jectives). Il a pour théâtre l’Europe tout entière, et ce, de 1150 à 1750. Loin de s’intéresser seulement à quelques monstres, il embrasse tout ce qui a pu entrer dans la catégorie des merveilles : pierres précieuses, hybrides fantastiques, espèces exo- tiques, automates, fossiles, géants ou nains, camées, salamandres, trésors marquetés, ciselés ou incrustés, comètes, pluies de feu, sources pétrifiantes ou pourvoyeuses de guérisons miraculeuses. Il convoque les textes d’innombrables auteurs (par exemple, saint Augustin, Adélard de Bath, saint Thomas, Nicolas Oresme, Marcel Ficin, Jérôme Cardan, Francis Bacon, Robert Boyle, Robert Hooke, Gottfried Wil- helm Leibniz, Bernard de Fontenelle), mais aussi des objets, décrits bien sûr mais aussi échangés, classés, collectionnés ou reproduits (le lecteur les découvre grâce à de très nombreuses illustrations, il est vrai en noir et blanc, mais ce n’est sans doute pas sans conséquence sur le prix du livre). C’est une conception baconienne de l’histoire qui est ici mise en place : des récits rares ou singuliers doivent nous garder des généralisations rapides et abusives qu’induisent ordinairement les narrations plus classiques. On en vient cependant à se demander comment cette histoire des merveilles et de l’émerveillement s’ordonne et si elle admet quelque limite.

Dans l’introduction, les auteurs reconnaissent seulement deux limites à leur entre- prise (p. 18). La première est d’ordre social : seules les « élites » sont concernées, disons ceux qui pouvaient s’approprier les merveilles dans leur matérialité ou par un processus d’écriture. Ces élites se transforment tout au long de l’ouvrage (les princes de l’État ou de l’Église laissent place à des bourgeois, médecins, natura- listes, ou savants ; les religieux à des laïcs), mais l’idée est récurrente qu’un certain rapport aux merveilles leur permet de se distinguer du « vulgaire ». La seconde limite est d’ordre chronologique. Le livre s’ouvre assez classiquement à la fin du

XIIesiècle, quoiqu’il s’autorise naturellement et inévitablement certaines incursions dans les textes d’Aristote, de Pline l’Ancien ou de saint Augustin. Il s’achève dans les années 1730, qui constituent « la seule rupture marquée de la narration » (p. 19) : lorsque le rideau tombe, une nature partout régulière et uniforme triomphe, les mer- veilles ne lui sont plus opposées mais intégrées, les monstres sont normalisés, les

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faits étranges disparaissent de la science officielle, la séparation entre naturaliaet artificialia est plus forte que jamais, l’émerveillement n’est plus une passion savante, mais le propre du vulgaire (p. 205-211, 251-253, 300-301, 325-363). Cette fin « dramatique » (p. 251) constitue à vrai dire le télosdu livre, et, si elle ne signi- fie pas forcément un progrès au sens unilatéral du terme, elle n’en est pas moins décrite avec les accents propres à signifier quelque irruption irréversible dans une ère nouvelle ; bien plus, elle constitue l’horizon de la narration, le moment où son projet global se laisse voir. Il s’agit de décrire le passage d’un ordre de la nature où les merveilles relèvent d’une catégorie ontologique particulière (praeter naturam, supra naturam, contra naturam), à un ordre où une nature totalement soumise à Dieu ne laisse aucun résidu en dehors d’elle, mais tout aussi bien la transformation de l’émerveillement comme passion cognitive en un émerveillement qui va contre le savoir éclairé.

L’intérêt principal du livre réside cependant non tant dans ce cadre finalement assez strict que dans les analyses plus singulières qu’égrène chacun de ses neuf cha- pitres. Le chapitreIdistingue les traditions textuelles qui dessinent la « topographie du merveilleux » au Moyen Âge : journaux de voyage, topographies et chroniques font état des transgressions que la nature s’autorise aux marges du monde, Irlande, Afrique ou Orient ; à la suite d’Augustin, les encyclopédistes du XIIIesiècle voient dans les merveilles de la nature une figuration des vérités spirituelles. Les mer- veilles sont alors plutôt des espèces que des individus et leur connaissance est le propre des savants, qui ne se limitent pas à une expérience personnelle, sans pour- tant céder à la crédulité. Ce ne sont plus des textes, mais des objets et des pratiques que le chapitreIIprend pour thème : le trésor de l’abbaye de Saint-Denis comme les précieuses collections déployées dans les fêtes des ducs de Bourgogne incarnent et manifestent un pouvoir bien terrestre. Les universitaires du XIIIeet du XIVesiècle qu’analyse le chapitreIIIrejettent les merveilles hors de la philosophie naturelle : commentateurs d’Aristote, ils jugent qu’il n’y a de science sinon de l’universel, alors qu’une merveille est à la fois particulière et accidentelle. Thomas introduit l’idée d’un ordre naturel, et distingue le « praeternaturel » (d’une moindre fré- quence) et le « surnaturel » (nécessitant une intervention de Dieu) ; Oresme, assi- gnant des causes naturelles aux phénomènes, s’efforce de réduire le domaine du praeternaturel et combat l’astrologie. Le chapitreIVmontre comment ces « merveil- leux particuliers », chassés de la philosophie naturelle enseignée dans les universi- tés, trouvent refuge chez les médecins, apothicaires et alchimistes ; c’est aussi dans ce chapitre que sont analysés les écrits de Ficin, de Cardan ou de Della Porta. Le chapitreV, consacré aux monstres du XVeau XVIIesiècle, constitue le pivot qui fait passer de la première à la seconde partie du livre : il s’agit de montrer l’intrication entre des circonstances politiques et religieuses, la catégorisation des monstres et un complexe d’émotions. Dans le contexte instable et violent des guerres de Religion, les monstres, comme prodiges, suscitent l’horreur ; dans des contextes plus apaisés, les monstres sont des objets plaisants, propres à l’exhibition et à la conversation ; le retour à l’ordre et le triomphe de l’autorité à la fin du XVIIesiècle va de pair avec l’idée que la nature est uniforme et régulière : les monstres peuvent alors être utili- sés afin de comprendre le normal, mais intrinsèquement ils provoquent la même répugnance qu’une faute de goût. La thèse du chapitreVI est que les « faits étranges » ont constitué le modèle des faits scientifiques, faits fragmentaires, bruts,

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concrets, résistant aux interprétations, irréductibles à un système ; l’argumentation est à la fois intellectuelle (l’influence du programme baconien de réforme de la phi- losophie naturelle) et sociale (ces faits seraient particulièrement adaptés à la recherche collective propre aux nouvelles sociétés savantes). Le chapitreVIIétablit un parallèle entre l’association des naturaliaet des artificialiadans les cabinets de curiosité (allant jusqu’à leur entrelacement dans un même objet) et l’effacement de la distinction théorique entre créatures naturelles et fabrications de l’art ; il soutient de surcroît que l’idée d’une nature-artiste s’efface progressivement au profit d’une nature-art de Dieu. C’est un ballet de passions que nous présente le chapitreVIII: il s’agit de cerner le moment fugace où, se rapprochant de l’avarice et s’associant à l’émerveillement, la curiosité devient la passion savante par excellence, désir d’en savoir toujours plus, désir d’appréhender l’inutile, le rare, le dissimulé, le singulier.

L’admiration prendra ensuite pour objet les régularités d’une nature non pas seule- ment constante mais uniforme, et, comme y insiste longuement le chapitreIXqui a valeur d’épilogue, l’émerveillement sera le propre d’un peuple ignorant, super- stitieux et enthousiaste, dominé par une imagination déréglée.

Ce bref résumé a peut-être donné une idée de la variété des questions abordées dans le livre. Son unité provient de la reprise d’un ensemble de thèmes, de questions et de problèmes : l’émergence d’une nature uniforme (p. 116-117, 120-121, 131, 205-209, 250-251), la distinction du naturel et de l’artificiel (p. 86-88, 255-265, 277-281), la question de la possibilité d’une science du particulier (p. 112-115, 117- 118, 128-129, 139-142), le problème de l’accréditation de faits singuliers (p. 60-66, 182, 191, 237-239, 246-253, 346-349, 358-359), l’attitude des philosophes naturels par rapport au merveilleux (p. 61, 111-133, 221-235, 311-315), le statut des miracles et la relation entre ordre de la nature et ordre de la grâce (p. 21-23, 34, 120- 122, 192-193, 209-210, 296-299, 324, 361). À considérer cet ensemble de thèmes récurrents, et une fois apaisé le vertige que provoque une telle multiplicité de lieux, de temps, d’objets et de personnes, la conclusion s’impose que l’histoire des mer- veilles dont il est ici question est une histoire fondamentalement motivée par des questions relevant de l’histoire des sciences, ou plus exactement de l’histoire des savoirs. Aussi aimerais-je pour finir poser, en historienne des sciences, deux ques- tions élémentaires à ce livre.

La première concerne son unité méthodique. L’histoire mise en œuvre dans la première partie enracine en effet les textes dans certains lieux, certains moments, et certaines pratiques ; quand même il s’agirait des mêmes objets, les merveilles des cours princières ne sont ni celles des universités des XIIIeet XIVesiècles, ni celles des médecins ou des apothicaires, ni celles des théologiens. Dans la seconde partie, les merveilles semblent plus évanescentes, non seulement parce qu’elles sont abordées indirectement, par le biais de questions plus abstraites (l’analyse des faits étranges et de leur succès dans les sociétés savantes, la dialectique entre art et nature dans les cabinets de curiosité, l’émergence et la disparition de l’émerveillement comme pas- sion cognitive), mais parce que la généralité de ces questions impose que les fron- tières entre auteurs, textes, lieux ou moments soient abolies — il n’est pas rare qu’une dizaine d’auteurs, échelonnés sur un siècle, soient évoqués dans le même paragraphe. On peut, en second lieu, se demander jusqu’à quel point la destinée de cette histoire baconienne, empirique, sinueuse, n’est pas de raviver in finecertains schèmes généraux — c’est la rengaine du théoricien : aussi longtemps qu’il se

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refuse à formuler une nouvelle théorie, l’empiriste est condamné à retomber dans les ornières des anciennes théories. Admettons en effet un instant que la fascination pour les merveilles constitue un obstacle à l’apparition de la pensée véritablement scientifique et rationnelle, et demandons-nous si cet ouvrage contient de quoi réfuter ce lieu commun et la chronologie qui l’accompagne. Il me semble qu’on retire de sa lecture l’impression que le Moyen Âge est globalement l’âge des fables, même si certains philosophes commencent à résister à leurs attraits ; que le XVIesiècle est bien la « boîte à miracles » évoqué par Robert Lenoble (Mersenne ou la naissance du mécanisme,Paris, Vrin, 1943, p. 6) ; enfin, que les merveilles n’entament guère dans la seconde moitié du XVIIesiècle l’empire de l’astronomie, de l’optique ou de la nou- velle mécanique : elles sont cantonnées à la périphérie de ce qui est réputé avoir fait la science nouvelle. Il est vrai que les auteurs s’opposent explicitement à un point décisif dans cette chronologie classique, à savoir l’idée que le déclin des merveilles et de l’émerveillement procède d’un processus de rationalisation et de sécularisation associé à la Révolution scientifique (p. 329-331). Mais peut-être ne sont-elles pas entièrement convaincantes sur ce point, ne serait-ce que parce que chacun de leurs arguments nécessiterait une discussion serrée. Pour ne prendre en considération que le premier, elles affirment : « Les comètes avaient cessé d’être des présages pour le savant au moins deux décennies avant que les calculs mathématiques d’Edmund Halley aient été publiés en 1705 ; ses prédictions ne furent pas confirmées avant 1758 » (p. 330, je traduis). Assurément, l’interprétation des comètes comme pré- sages n’a été affaiblie par aucun calcul, mais ce n’est pas forcément dire que cet affaiblissement n’a rien à voir avec la « nouvelle philosophie » : car Galilée, Des- cartes, ou Hobbes, en attaquant l’idée de providence particulière, les causes finales ou un certain anthropocentrisme, ont bien sapé dans son fondement l’idée de pré- sages. Entendons-nous bien. Mon propos n’est ici ni de restaurer une chronologie classique, ni de rétablir le récit grandiose de la victoire des Lumières contre les forces de la superstition ; il est bien plutôt de souligner combien une synthèse d’aussi grande envergure que celle de Lorraine Daston et de Katharine Park offre de prise aux généralités, pour ainsi dire malgré elles. Aussi ma seconde question est- elle finalement celle-ci : une histoire baconienne suffit-elle à mettre à bas d’anciens paradigmes historiographiques ? Et, si non (et en admettant qu’il faille mettre à bas ces anciens paradigmes), quel type d’histoire suffira à cette tâche ?

Sophie ROUX

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