• Aucun résultat trouvé

Article pp.705-738 du Vol.130 n°4 (2009)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Article pp.705-738 du Vol.130 n°4 (2009)"

Copied!
34
0
0

Texte intégral

(1)

Revue de synthèse : tome 130, 6e série, n° 4, 2009, p. 705-738. DOI : 10.1007/s11873-009-0099-y

PHILOSOPHIE DANS L’HISTOIRE

Michèle GOYENS et Pieter DE LEEMANS, éd., Aristotle’s Problemata in Different Times and Tongues, Leuven, Leuven University Press, 2006, 325 p.

Pour qui voudrait puiser aux sources de la culture médiévale, la question de la trans- mission des textes est essentielle. Entendons par là les copies, les traductions ou les commentaires qui font passer le texte original d’une époque à l’autre, d’une langue à l’autre. À la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, une floraison de traductions a mis certaines œuvres d’Aristote et d’autres grands textes de la philosophie grecque et arabe à la disposition du monde latin. La pratique médiévale du commentaire les a progressivement intégrés dans le paysage intellectuel et universitaire, par le biais d’un processus constant d’enrichissement et de reconstruction des textes. L’arrivée de ce nouveau corpus en Occident a fortement renouvelé le débat intellectuel.

Traductions et commentaires nous amènent aussitôt à nous interroger sur leur rapport au texte source. Quelle a été la place du traducteur commentateur ? Quelle fonction a-t-il assigné à son texte ? Quelles ont été ses méthodes ? À quel public s’est-il adressé ? Ces questions sont au cœur du volume dirigé par Michèle Goyens et Pieter De Leemans. Il s’agit des actes d’un colloque international organisé à l’université de Leuven les 30 et 31 octobre 2003 autour d’une œuvre monumentale et déconcertante : lesProblemata attribués à Aristote. Le colloque portait sur les différents aspects de la transmission antique et médiévale des Problemata : les traductions en arabe, latin ou moyen français, la réception de l’œuvre au Moyen Âge, son public et sa place dans l’organisation du savoir.

L’histoire textuelle des Problemata est le fil conducteur qui rassemble les contri- butions de ce volume. En Occident, une première traduction partielle du texte grec fut réalisée en latin par David de Dinant dans la deuxième moitié du XIIe siècle. Le texte eut peu de succès, et il n’en subsiste aujourd’hui que quelques fragments. Une seconde traduction latine, complète cette fois, fut réalisée par Barthélémy de Messine entre 1258 et 1266. Cette traduction circula à l’Université de Paris jusqu’à la fin du Moyen Âge. Quant aux commentaires des Problemata en latin, la première étude inté- grale fut réalisée vers 1310 par le médecin Pietro d’Abano à partir de la traduction de Barthélémy de Messine. Les commentaires suivants, notamment celui de Walter

(2)

Burley vers 1320, témoignent de l’influence de l’Expositio de Pietro d’Abano. Une traduction en moyen français fut rédigée vers 1380 par le médecin Évrart de Conty en prenant appui sur la traduction latine de Barthélémy de Messine et sur le commentaire de Pietro d’Abano, tout en les glosant librement. Deux nouvelles traductions latines ont été produites dans la seconde moitié du XVe siècle, celle de Georges de Trébizonde (1452) et celle de Théodore de Gaza (1453-1454).

Douze contributions ont été réunies dans l’ouvrage de Michèle Goyens et Pieter De Leemans . Elles portent sur les différentes étapes de cette chaîne de transmission.

Robert W. Sharples fait le point sur les Problemata inedita, une collection annexe de problèmes qui fut attribuée tantôt à Aristote, tantôt à Alexandre d’Aphrodise. Puis Lou S. Filius étudie la transmission des Problemata dans le monde arabe. À l’exception de ces deux articles, toutes les contributions du volume se concentrent sur l’Occident médiéval.

Certains auteurs prennent en considération l’ensemble de la chaîne. Ainsi, Joan Cadden fait le point sur les caractéristiques de la littérature des problèmes, qu’elle définit comme un genre. Iolanda Ventura analyse l’influence des traductions et des commentaires médiévaux aux Problemata sur les quaestiones naturales, ces encyclo- pédies organisées sous la forme de questions-réponses. D’autres auteurs se focalisent sur un texte, traduction ou commentaire. L’Expositio de Pietro d’Abano est au centre de l’article de Graziella Federici-Vescovini ; elle montre que les sources arabes ont servi d’intermédiaire dans la lecture du texte aristotélicien par Pietro d’Abano. Maaike Van der Lugt étudie d’autres commentaires latins du XIVe siècle et souligne l’hégémonie du texte de Pietro d’Abano, qui est rapidement devenu un standard.

Cinq contributions s’attachent à la version française des Problemeta établie par Évrart de Conty. Geneviève Dumas et Annelies Bloem analysent les sources du texte d’Évrart et ses relations avec Aristote. Françoise Guichard-Tesson et Caroline Boucher étudient le statut du traducteur en langue vernaculaire, la première insistant sur la place des Problemes dans l’œuvre d’Évrart de Conty, la seconde prenant appui sur une comparaison avec Nicole Oresme. Joëlle Ducos met en évidence la culture du traduc- teur, en montrant l’importance de ses choix et la manière dont il s’adapte aux différents publics. Les deux traductions latines du XVe siècle, enfin, sont étudiées et comparées par John Monfasani, qui dévoile la rivalité des traducteurs et, par-delà, l’opposition de deux conceptions de la traduction.

De ce bel ensemble, on peut dégager trois grands axes de réflexion. Le premier touche à la nature même des Problemata, qui deviennent un genre au Moyen Âge (Cadden).

Les Problemata pseudo-aristotéliciens sont une œuvre immense et composite ; près de 890 problèmes sont répartis en 38 sections de longueurs variables. Si l’attribution globale à Aristote ne fut guère mise en doute au Moyen Âge, l’œuvre occupait une place à part dans le corpus aristotélicien. Elle regroupe en effet une grande variété de sujets, dans une présentation peu conforme à la classification des connaissances : les problèmes traités concernent la médecine et la philosophie naturelle, mais aussi la philologie, la musique, les mathématiques ou le droit. L’ensemble a une allure d’encyclopédie et se donne comme une collection de thèmes particuliers, avec une dominante médicale.

Cette structure ne correspond pas au standard aristotélicien (Van der Lugt). Chaque

sprsynt000105_cor2.indd 706

sprsynt000105_cor2.indd 706 11/4/2009 4:09:45 PM11/4/2009 4:09:45 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(3)

problème se caractérise en outre par une forme ouverte, suggestive et interrogative plutôt qu’argumentative. Ils sont marqués par le doute, l’incertitude et l’irrésolution (Cadden). L’œuvre est étrange, peu doctrinale, propice à toutes sortes d’interprétations, adaptable et transformable au gré des traductions (Filius). Voilà pourquoi les Proble- mata n’ont jamais figuré dans le cursus de la faculté des arts, malgré l’intérêt qu’ils ont suscité dans le monde universitaire. Ils ont eu néanmoins une place, de facto, dans le programme d’enseignement de l’Université (Van der Lugt).

Le second axe de réflexion touche au nouveau statut d’autorité conquis par le traduc- teur. La traduction ne s’efface pas derrière le texte initial, les auteurs revendiquent une autonomie et assument totalement la responsabilité de ce qu’ils avancent. L’œuvre et la méthode d’Évrart de Conty illustrent la promotion des traducteurs en langue verna- culaire à la fin du XIVe siècle (Boucher). Traduire et commenter se présentent comme des opérations indissociables, imbriquées dans une structure souple qui laisse une place à la digression (Guichard-Tesson). Évrart de Conty étonne par son regard critique et sa manière de mettre à distance le texte source. Par son écriture personnelle, il fait preuve d’une réelle originalité (Ducos). Cette réflexion sur le métier de traducteur trouve un intéressant contrepoint dans l’opposition entre Georges de Trébizonde et Théodore de Gaza, qui défendent deux conceptions contradictoires de la traduction en latin : l’une mot à mot, selon l’habitude scolastique ; l’autre s’autorisant des libertés très grandes avec le texte traduit, dans un esprit plus humaniste (Monfasani).

Le troisième axe de réflexion concerne la réception des Problemata au Moyen Âge et le public visé par les commentateurs médiévaux. L’interprétation des Problemata varie en fonction des contextes culturels. Les milieux lettrés s’intéressent à leur contenu scientifique, tandis que les milieux de cour apprécient leur caractère amusant et édifiant (Cadden, Ventura). Le style d’Évrart de Conty met en évidence la diversité du public visé. Son commentaire propose deux niveaux de lecture, le texte en moyen français et les gloses marginales en latin (Guichard-Tesson). Les choix d’écriture d’Évrart répon- dent à un souci de vulgarisation, qui implique pour lui de jouer avec des lecteurs diffé- rents et de tenir compte de la multiplicité des publics (Ducos).

Les trois axes de réflexion indiqués donnent un bref aperçu de la richesse des analyses menées dans ce volume, sans en épuiser la matière. La traduction latine de Barthélémy de Messine, sur laquelle se fondent tous les commentaires médiévaux, apparaît en définitive comme la grande perdante de cet ouvrage : il manque une édition critique de ce texte, relativement peu étudié, et pourtant digne d’intérêt dans la perspec- tive d’une étude générale des Problemata et de leur transmission.

Le volume Aristotle’s Problemata in Different Times and Tongues est également l’occasion de faire le point sur deux questions techniques. Premièrement, Pietro d’Abano a-t-il traduit lui-même les Problemata ? Les réponses de Federici-Vescovini et de Van der Lugt sont négatives. Deuxièmement, peut-on attribuer le poème des Eschés amoureux à Évrart de Conty ? Comment dater ce texte par rapport aux deux autres œuvres d’Évrart, les Problemes et le Livre des eschez amoureux moralisés ? La ques- tion est débattue par Boucher et Guichard-Tesson. Une bibliographie très complète, classée par thèmes et centrée sur les différentes versions des Problemata, ajoute encore à l’intérêt du livre.

(4)

Les contributions de cet ouvrage fournissent ainsi une abondante matière pour penser la transmission et la réception des textes antiques au Moyen Âge. Les Proble- mata y apparaissent comme un texte ouvert, surprenant et stimulant, un peu marginal et pourtant au cœur des problématiques de la pensée scolastique. Aristotle’s Problemata in Different Times and Tongues est une référence incontournable pour toute réflexion sur le statut et l’usage des sources, des traductions et des commentaires dans les prati- ques intellectuelles médiévales.

Béatrice DELAURENTI

Véronique LE RU,Subversives Lumières. L’Encyclopédie comme machine de guerre, CNRS Éditions, 2007, 270 p., bibliogr., annexes.

Pourquoi lire l’Encyclopédie aujourd’hui se demande Véronique Le Ru ? L’antho- logie d’articles du Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers qu’elle donne à lire sous le titre Subversives Lumières entend fournir la réponse : « pour nous réveiller ». Dans les temps présents qui voient le retour des tutelles religieuses, des obédiences communautaristes, dans ce monde soumis à toutes les formes de domina- tion économique, Véronique Le Ru a élu, en se fiant soit aux renvois explicites entre les articles, soit à sa propre sagacité, près d’une quarantaine d’articles qu’elle a annotés et distribués selon six grands thèmes qui, très visiblement, n’ont rien perdu de leur actualité : « les prêtres et les rois », « l’Église et l’État », « la délation », « les acteurs de la haine théologique », « le luxe » et « l’esclavage ».

On peut lire ainsi les célèbres articles « Intolérance », « Jésuites », « Jansénistes » de Diderot, « Économie politique » de Rousseau, bon nombre de textes de Jaucourt dont le superbe article « Esclavage », l’ironique « Prêtres » de d’Holbach, ou le viru- lent « Ecclésiastique » de D’Alembert. Voltaire ou Montesquieu sont surtout présents par le biais des emprunts à leurs œuvres, notamment l’Essai sur les mœurs, ou Le Siècle de Louis XIV pour l’un, l’Esprit des lois pour l’autre. L’ouvrage comporte par ailleurs des annexes, dont une chronologie de l’édition de l’Encyclopédie ainsi qu’une bibliographie.

Il faut donc remercier Véronique Le Ru de mettre ainsi à la portée de tous ces textes qui semblent souvent aussi caustiques aujourd’hui qu’il y a trois siècles : qu’ils émanent du laconisme dalembertien – « On sait l’histoire de ce philosophe à qui ses amis repro- chaient de ne mépriser les richesses que pour n’avoir pas l’esprit d’en acquérir. Il se mit dans le commerce, s’y enrichit en un an, distribua son gain à ses amis et se remit à philosopher » (D’Alembert, « Fortune ») –, ou de l’énergique ironie de Jaucourt – « On dira peut-être qu’elles seront bientôt ruinées ces colonies, si l’on y abolissait l’escla- vage des nègres […]. Il est vrai que les bourses des voleurs des grands chemins seraient vides, si le vol était absolument supprimé… ».

L’introduction et la conclusion, que Véronique Le Ru a conçues comme de vigou- reuses défenses des Lumières, sont portées avec élan et conviction. Rappelant les

sprsynt000105_cor2.indd 708

sprsynt000105_cor2.indd 708 11/4/2009 4:09:45 PM11/4/2009 4:09:45 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(5)

procès intentés aujourd’hui aux Lumières – accusées par la vulgate post-moderne d’avoir engendré le « totalitarisme » –, l’auteur souligne à raison l’actualité du grand dictionnaire pour qui ne se résout ni aux amalgames hâtifs ni au prêt à penser. À propos de cet universel humain que les Lumières ont postulé et qui est toujours à construire, elle a ces mots si justes : « Lire l’Encyclopédie nous apprend à ne pas confondre les travers de la mondialisation et le déni de toute visée de l’universel. » Si une ardeur communicative porte ces commentaires, c’est parfois au risque d’un certain schématisme. Écrire, par exemple, tout uniment que « Diderot et les ency- clopédistes sont monarchistes », c’est sans doute aller trop vite en besogne ; car avec les collaborateurs de l’Encyclopédie nous avons affaire à des individualités qui n’ont souvent rien en commun : un monde sépare le huguenot Jaucourt, dont Spector analysait naguère la « radicalité » politique, et un abbé Mallet si attaché aux droits du roi que Schwab et Rex ont rappelé qu’il avait été un défenseur de la révocation de l’édit de Nantes ! Et, même si cela nous déçoit, on ne rencontre pas davantage, chez les contributeurs, d’unanimité en matière de condamnation de l’esclavage, comme Jean Ehrard le soulignait encore récemment. En fait, si l’Encyclopédie nous apprend à penser par nous-même, comme l’écrit Véronique Le Ru, c’est bien grâce à cette polyphonie qui s’y exprime, à mille lieux d’un univoque dogmatisme et au risque de dissonances assumées. L’analyse de l’article « Autorité politique » de Diderot me paraît, quant à elle, trop sommairement menée : il est ardu en effet de consi- dérer sérieusement que « pour Diderot la loi fondamentale se réduit finalement à la loi salique », après les études qu’a consacrées à cet article ce grand spécialiste de l’Encyclopédie que fut John Lough. Contestant le point de vue, trop rapide selon lui, de Jacques Proust – sur lequel Véronique Le Ru s’appuie parfois – Lough a montré que l’article « Autorité politique », article dangereux s’il en fût, ne peut pas être compris hors de son contexte, celui de la lutte des parlements contre le monarque, puisque les remontrances parlementaires contre le roi s’appuyaient sur le Traité des droits de la Reine invoqué par Diderot (voir John Lough, « Les idées politiques de Diderot dans l’Encyclopédie» dans le recueil collectif Thèmes et figures du siècle des Lumières, Genève, 1980). L’étude de sa réception éclaire d’ailleurs nettement les redoutables enjeux et les finesses multiples de cet article alors unanimement reconnu par les journaux proches de la Cour comme anti-monarchique et favorable à la fronde parlementaire.

Quant à l’ordre des renvois, sur lequel on a tant glosé, cessons de le mythifier.

Véronique Le Ru évoque « le rôle central que Diderot accorde aux renvois qui permettent de dire à mots couverts ce qu’on ne peut dire ouvertement ». Certes, Diderot a bien consacré une page de son article « Encyclopédie » à détailler tran- quillement la manière subversive d’utiliser les renvois pour ébranler sourdement les préjugés. Un demi-siècle plus tard, d’ailleurs, Mme de Genlis suffoquait encore de ce qu’elle considérait comme une « surprenante maladresse » : non seulement atta- quer l’ordre établi par des moyens détournés mais, de plus, dévoiler le procédé, cela paraissait absurde ! Mais c’est qu’en fait Diderot pensait alors aux éditions futures et qu’il écrivait pour ses successeurs. En revanche, dans l’Encyclopédieelle-même, la pratique de ce type de renvois fut si mesurée que le philosophe se permit même d’en donner un exemple, devenu fameux, mais anodin tout compte fait, celui du

(6)

« Capuchon des Cordeliers ». Et les renvois ne jouèrent que rarement la fonction secrètement subversive qui leur est prêtée : que « Prêtres », par exemple, renvoie à « Culte » ne participe guère d’une avance masquée, pas plus que le renvoi de

« Superstition » à « Fanatisme ». Ce sont les articles eux-mêmes, en fait, qui, lus comme ils l’étaient, avec attention et avec finesse, portent l’audace et la fermeté de la pensée des encyclopédistes.

Marie LECA-TSIOMIS

Emmanuel KANT, Vers la paix perpétuelle. Un projet philosophique, texte introduit, traduit et annoté par Max MARCUZZI, Paris, Vrin (Textes et commentaires), 2007, 270 p., bibliogr., index.

Max Marcuzzi offre une nouvelle traduction du texte de Kant et surtout un long commentaire de celui-ci (p. 69-259). La traduction est soucieuse de respecter la rigueur conceptuelle du texte. C’est ce que montre, par exemple, le choix du terme « projet » dans le sous-titre de l’ouvrage et la justification qui en est donnée (en particulier p. 100-101). Cette nouvelle version française gagne en clarté et en simplicité. Ainsi l’opposition entre le « moralische Politiker » et le « politische Moralist », souvent restituée de manière assez confuse, est clairement rendue en français par l’opposition entre le « politicien moral » et le « moraliste politique ».

Dans son commentaire, Marcuzzi souligne, en reprenant des analyses de Hans Saner (p. 101), que ce texte doit être compris comme un « projet », par opposition à un « travail préparatoire », une « esquisse », un « résumé », un « plan » ou un

« programme ». On retrouverait ici le sens de ce mot tel qu’il figure dans la seconde préface de la Critique de la raison pure, lorsque Kant indique que les physiciens

« comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après son projet ». Celui-ci est alors « une règle de présentation sensible d’un objet intelli- gible », il n’est pas une simple abstraction à partir de l’expérience, il n’est pas non plus une utopie. Le projet pourrait déjà être philosophique par la durée de la vali- dité de la paix qu’il préconise : son caractère perpétuel ; en effet, il ne s’agit pas de défendre la nécessité de simples « trêves » dans les guerres (p. 63, n. 3). Mais, plus profondément, il est philosophique « par la forme générale de sa validation, c’est-à-dire de son argumentation » (p. 72) ; il est synthétique. C’est pourquoi il n’est pas simplement juridique, mais aussi téléologique. Il s’agit de penser la paix comme un tout.

Kant sera amené à montrer l’ensemble des contradictions et des apories que cette tentative connaît, conformément aux difficultés que rencontre toute synthèse. Un des grands intérêts de ce commentaire est de le démontrer précisément. Il analyse ainsi comment une pensée complexe de la paix est produite par le maître de Königsberg : rigoureuse, riche en potentialités et en problèmes. Selon l’auteur, elle est probable- ment indépassable pour toutes ces raisons, par l’appel qu’elle nous adresse et par la

sprsynt000105_cor2.indd 710

sprsynt000105_cor2.indd 710 11/4/2009 4:09:45 PM11/4/2009 4:09:45 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(7)

foi qu’elle nourrit (p. 259). Max Marcuzzi souligne ainsi le caractère « aporétique et contradictoire » du projet de paix perpétuelle du point de vue juridique. Sous cet aspect

« il n’a aucune cohérence » selon Kant lui-même, qui se livre à « un démontage systé- matique des prétentions du droit à instaurer un ordre international pacifique » (p. 72).

Un tel ordre international est un impératif moral et il peut être réalisé. Mais si la paix doit être instituée par le droit – on pense ici au mouvement présidé par Théodore Ruyssen de 1897 à 1947 –, elle ne pourra l’être par des moyens seulement juridi- ques. C’est ainsi qu’intervient la dimension téléologique du texte, Kant doit montrer qu’en réfléchissant sur la nature, on a le droit de soutenir qu’elle favorise un tel projet.

Marcuzzi souligne au passage le fondement théologique de cette perspective. Dans ces conditions, le projet est à la fois « cohérent et hétérogène » (p. 74). Il semble confus d’introduire une dimension téléologique, extérieure au juridique, pour penser l’accomplissement du droit international ; mais l’appel à la téléologie trouve sa néces- sité dans les apories des trois articles définitifs du volet juridique du texte. Le projet est donc cohérent. Par ailleurs, il est hétérogène, sans être pour autant hétéroclite ou contradictoire. En effet, le discours critique va distinguer et articuler précisément les aspects rencontrés : les raisonnements sur la liberté pratique et sur la téléologie natu- relle n’auront pas le même statut, mais les seconds trouveront leur légitimité dans les premiers.

L’ensemble du commentaire va s’attacher à démontrer et à analyser ce qui vient d’être énoncé concernant cette « théorie synthétique de la paix ». Il le fera notamment en replaçant la théorie kantienne dans l’histoire des théories de la paix (des présocrati- ques à Hegel) et en la confrontant à des auteurs contemporains : Carl Schmitt, Étienne Balibar, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Jürgen Habermas.

La première section analyse comment Kant détermine l’idée de paix et conçoit son rapport aux pratiques politiques effectives. L’auteur montre comment la théorie morale kantienne a une valeur constitutive pour la pratique. Il précise le sens du formalisme impliqué par l’approche morale en jeu, et explique comment il peut déterminer des contenus politiques possibles. Cela lui permet de donner une définition précise de la paix telle que l’entend Kant. En tant qu’Idée de la raison, celle-ci n’est pas la simple cessation des hostilités, elle ne peut être un simple armistice (p. 100), conceptuelle- ment elle est nécessairement perpétuelle. Cependant, elle ne « se laisse pas construire dans le temps fini comme un objet déterminé », elle « se laisse penser comme un objet indéfiniment à construire » (p. 101). S’il y a un état de guerre, la paix est toujours un processus. Elle est par essence un projet à constituer indéfiniment. Max Marcuzzi souligne d’ailleurs, en faisant référence aux Conjectures sur l’histoire de la liberté humaine, que « si on sortait du processus infini pour entrer dans une paix stable, la liberté en serait menacée », elle est donc essentiellement « un effort moral constant » (p. 102).

La deuxième section situe la conception kantienne de la paix par rapport aux théories qui l’ont précédée, en confrontant le kantisme à des questions contem- poraines fondamentales. Elle montre comment la paix a pu être progressivement envisagée « comme un absolu territorial » englobant le futur et toute la terre, puis comme un absolu formel et abstrait. Ainsi, la paix chrétienne régnait stricto sensu entre « prochains », elle était « l’expression d’un droit que n’a pas le païen » (p. 110).

(8)

Quand la paix a pu se concevoir comme « une forme que n’importe quel État est censé pouvoir adopter et respecter », il a été possible d’admettre qu’il n’y a pas d’ennemi en soi (p. 119). Ce dernier a pu dépendre des circonstances, avoir un statut positif et ne pas être injuste. Mais lorsque Kant « condamne la guerre au nom de la raison » ne réintroduit-il pas la possibilité de considérer un ennemi comme un criminel, à punir impérativement ? Ne justifie-t-il pas la notion « d’État voyou » (rogue state) lancée dans les années 1980 par Ronald Reagan ? On retrouve ici les analyses de Carl Schmitt. Celui-ci soulignait que l’institution des États sous leur forme moderne laïque en Europe, permettait d’instaurer des relations axiologiquement neutres entre eux. La guerre pouvait alors être limitée par la « référence aux respects des formes » (p. 121).

La suite du commentaire de Marcuzzi va progressivement montrer la complexité et la cohérence de la conception kantienne dans ce débat, mais elle examinera d’abord comment les pensées de Hobbes et de Rousseau récusent la possibilité d’un ordre international rationnel. C’est le sujet de la troisième section : « L’aporie des théories artificialistes de la paix. »

Selon Marcuzzi, Kant donne une formulation précise aux tensions entre les impé- ratifs légaux contradictoires qui se manifestent dans les théories artificialistes. Il voit dans la solution que propose Kant une synthèse entre « la compréhension de la paix comme projet artificiel » et « sa compréhension chrétienne à partir de la providence ».

C’est une des thèses centrales du commentaire. La providence devient alors une simple Idée régulatrice et le « projet d’instituer activement la paix est déplacé du domaine de la prudence à celui de la moralité » (p. 139). C’est sur cette base que l’auteur étudie les articles préliminaires et les articles définitifs. Il reprend alors l’étude des objections de Carl Schmitt, en montrant comment Kant se conforme à un impératif de respect de l’ordre et à un impératif de respect de la liberté. « L’ennemi injuste » même s’il doit être corrigé « ne cesse pas d’être une personne morale disposant d’un droit propre imprescriptible » (p. 178-179).

L’étude a montré l’importance du droit et du devoir des peuples dans la théorie kantienne. Cela impose de savoir en quoi consistent ces derniers selon Kant. La quatrième section : « Le peuple en guerre » va se livrer à cette tâche. Elle va montrer l’ambiguïté de la position kantienne et les marges qu’elle ouvre, le peuple citoyen doit par exemple être opposé au peuple sauvage et aux nomades. En fin de compte « le peu de réalité du peuple semble […] conduire à le respecter surtout en tant que possible sujet collectif d’un souverain possible » (p. 201). L’auteur confronte à ce propos la pensée de Kant à celles de Herder, Fichte et Schmitt.

Jusqu’ici le commentaire s’est surtout concentré sur l’aspect juridique de la « théorie synthétique de paix ». La cinquième section, « Sur l’orientation pacificatrice de la nature », va étudier l’aspect téléologique. Elle montre comment Kant reprend l’idée de providence sous sa forme chrétienne, donne au jugement à l’œuvre un statut simple- ment régulateur et articule la nature et l’histoire. La manière dont notre réflexion peut poser que la nature favorise le dessein de la paix induit « une sorte de matérialisme optimisme » (p. 225).

Enfin, les « Épilogues », reprennent des points essentiels rencontrés dans le commentaire. Le premier est celui de l’ordre pacifique, et Marcuzzi confronte ici le texte aux critiques de Fichte et Hegel. Le second est celui des « fauteurs de

sprsynt000105_cor2.indd 712

sprsynt000105_cor2.indd 712 11/4/2009 4:09:45 PM11/4/2009 4:09:45 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(9)

guerre ». Il s’agit d’étudier de nouveau « la détermination des marges de l’état de paix » (p. 72), telles qu’ont les a vues apparaître dans le chapitre consacré au peuple.

On revient ici sur la figure du nomade, en rappelant les analyses qu’en ont faites Deleuze et Guattari, lorsqu’ils ont développé le concept de « machine de guerre » (chap. XIX). Le troisième point est celui du dépassement du Projet de paix perpé- tuelle, l’auteur étudie les analyses que Habermas a consacrées à ce texte. Celui-ci soutient qu’il faut « supplanter la téléologie naturelle qu’avait invoquée Kant » (p. 255) en lui substituant la construction « des conditions réelles d’une coexistence sans tensions entre les groupes et les peuples » (La Paix perpétuelle, Paris, Le Cerf, 1996, p. 71). Marcuzzi pense, quant à lui, que le texte kantien permet peut-être de sortir des contradictions qui ont rendu nécessaire la théorie synthétique de la paix et son « supplément téléologique ». Si l’on retenait le concept le moins substantiel qu’il offre du peuple, on pourrait concevoir le fondement des États de telle sorte qu’il s’accorde « à la forme mondiale qui permettrait de développer un concept de paix pleinement juridique » (p. 257). Enfin l’auteur souligne que le projet kantien est aussi « philosophique » en permettant l’épanouissement d’une « subjectivité philoso- phique » favorable à la paix (p. 258).

Jean-Paul PACCIONI

Goulven LE BRECH,Jules Lequier, Rennes, La part commune (Silhouettes littéraires), 2007, 158 p.

Dans ce petit ouvrage, Goulven Le Brech retrace l’itinéraire du philosophe Jules Lequier dont l’œuvre, inachevée et inédite de son vivant, connut un destin remarquable, un « épanouissement posthume » qui mérite de retenir l’attention des spécialistes d’histoire intellectuelle et d’histoire littéraire. Lequier ne publia rien de son vivant, mais suscita très tôt l’intérêt et l’attachement de penseurs et d’écrivains.

En 1865, son ami Charles Renouvier fit imprimer à ses frais un recueil de fragments posthumes sous le titre La Recherche d’une première vérité, précédé d’une préface éclairant cette œuvre à laquelle Renouvier était profondément attaché. Dans les années 1930, Jean Grenier consacra sa thèse de doctorat à La Philosophie de Jules Lequier et publia ses œuvres complètes. Jean Wahl écrivit en 1948 un bref essai suivi d’un choix de textes. Dans Le Sang noir, Louis Guilloux évoqua sa figure, et André Breton salua sa pensée dans la préface à la dernière édition de Nadja. Le livre de Le Brech aurait peut-être gagné à interroger davantage cette longue séduction opérée par la personne et la pensée de Jules Lequier. Comment, en effet, expliquer l’attraction exercée par cette œuvre inachevée ? Des éléments de réponse se trouvent dans le choix de textes, inédits pour certains, qui suivent l’étude de Le Brech. Cette évocation littéraire, non exempte de naïvetés, s’achève par une chronologie et une bibliographie permettant de prendre la mesure des travaux consacrés au philosophe breton.

(10)

Dans sa structure, ce livre n’est pas sans rappeler la collection disparue « Philoso- phes de tous les temps » des éditions Seghers. Le texte s’agrémente de nombreuses illustrations – photographies, dessins ou reproductions de manuscrits du fonds Lequier de la bibliothèque universitaire de Rennes. Publié aux éditions La part commune, cet ouvrage prend place dans une nouvelle collection d’études alliant approche historique et approche littéraire.

François BORDES

Mario MARINO,Da Gehlen a Herder. Origine del linguaggio e ricezione di Herder nel pensiero antroplogico tedesco, préf. Remo BODEI, Bologne, Il Mulino, 2008, 421 p.

L’imposante reconstruction historique menée par Mario Marino à propos d’un courant anthropologique de la philosophie allemande qui peine à obtenir la visibilité qu’il mériterait est organisée en trois chapitres correspondant à autant d’axes théma- tiques. À partir d’une thèse centrale – le rôle crucial que jouèrent dans la construc- tion de l’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen les recherches sur l’origine du langage menées par Johann Gottfried Herder au XVIIIe siècle –, Marino traite d’abord de la réception d’Herder par les philosophies d’orientation anthropologique dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres (Theodor Litt, Helmuth Plessner, Max Scheler) ; il montre successivement comment l’élaboration de la problématique anthropologique et linguistique herderienne aurait permis à Gehlen de formuler sa propre théorie du

« manque » structurel de l’organisme humain et, par conséquent, de rompre avec les théories anthropologiques « spiritualistes, idéalistes et intellectualistes ». Finalement, il reconstruit l’utilisation par Gehlen de sources successivement tombées dans l’oubli, constituées essentiellement par des auteurs méconnus du XIXe siècle – Lazarus Geiger et Ludwig Noiré – dont la position radicalement naturaliste dans le grand débat du

XIXe siècle allemand sur l’origine du langage (dont les protagonistes plus célèbres furent Wilhelm von Humboldt et Heymann Steinthal) était elle aussi inspirée par la pensée herderienne.

Le noyau théorique de ces enquêtes historiques minutieuses (et parfois labyrin- thiques) est avancé de façon discrète mais univoque : l’originalité de l’anthropologie philosophique élaborée par Gehlen relèverait de sa valeur de rupture vis-à-vis du spiri- tualisme d’un Max Scheler, et représenterait une tentative d’expliquer l’activité de l’esprit humain par la structure biologique de l’homme et par les contraintes, voire les exigences qu’elle impose à la praxis. Gehlen relayerait d’une certaine façon la posi- tion de Herder face à l’intellectualisme kantien : une position visant l’enracinement des formes supérieures de l’intelligence et de la pensée dans la totalité des compor- tements du vivant humain. La spécificité de l’entreprise gehlenienne consisterait à définir cette totalité par la référence au manque de régulations instinctuelles et de dotations somatiques aptes à assurer les fonctions de survie ; elle forcerait l’homme à

sprsynt000105_cor2.indd 714

sprsynt000105_cor2.indd 714 11/4/2009 4:09:46 PM11/4/2009 4:09:46 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(11)

médiatiser son propre rapport au milieu au travers d’« appareils » et de « construits » dont l’organisation des sens et de l’intelligence par le langage fournit le paradigme et la matrice.

Marino consacre de longues analyses aux positions de Theodor Litt, qui cherchait lui aussi chez Herder les moyens de dépasser les dichotomies kantiennes entre matière et forme, sensibilité et intelligence. Pour Litt, comme pour Herder et Gehlen, l’homme est capable d’isoler et de sélectionner des formes dans le flot des sensations, en établis- sant un lien intime, fondé sur l’appropriation du semblable, entre soi-même et les

« relations vivantes » composant l’univers. Le langage humain est la faculté principale de cette communication entre l’homme et le monde, par laquelle l’esprit assume une forme sensible et la réalité extérieure est assimilée à l’esprit : chez Herder, on trouverait justement cette idée d’un « dialogue formateur avec le monde » (p. 78) de la part d’une réalité humaine saisie dans sa totalité, et dont le langage représente l’opérateur essen- tiel. Mais pour Litt l’excès de stimulations que l’homme doit maîtriser grâce à cette opération communicationnelle est la conséquence d’une différence ontologique entre l’homme-créature et la natura naturans animée par une puissance créatrice infinie. Par contre, Gehlen, plus fidèle en cela à l’approche naturaliste de Herder, considère comme la cause de cet excès-de-monde la constitution anatomique et physiologique globale de l’espèce humaine, dont le caractère central est l’absence d’instincts en tant que régula- teurs biologiques des rapports entre organisme et milieu. Cette opposition entre, d’un côté, une approche naturaliste incarnée par Gehlen, et, de l’autre, une anthropologie dont les visées anti-intellectualistes et anti-idéalistes restent pourtant dans l’horizon desGeisteswissenschaften (auquel Marino reconduit essentiellement les positions de Litt, Plessner, Scheler et Hartmann) est le fil conducteur des nombreuses confronta- tions entre Gehlen et ses contemporains. Les « anthropologies du manque » – celle de Gehlen mais aussi celle d’un autre auteur trop rapidement oublié, Paul Alsberg, auquel Marino consacre à juste titre des développements très détaillés – s’opposent donc en principe aux « anthropologies de l’esprit », dont la pensée du dernier Scheler constitue le modèle. Pour Scheler, l’anthropologie du manque, qu’il ne connaîtra que dans la formulation fournie par Alsberg, néglige l’autonomie de l’esprit : celui-ci ne serait qu’un produit de l’histoire naturelle, ontogénétique et philogénétique, du vivant humain ; les fonctions supérieures de l’esprit resteraient donc ancrées à la corporéité, n’émergeant de celle-ci que pour en supplémenter les manques. En tant que « bouche- trous » organique, l’esprit n’est pas une dimension originaire de l’essence humaine, ce qui interdit, selon Scheler, de penser la libération des contraintes de la vie natu- relle par le biais d’un « principe surnaturel de liberté et d’auto-conscience » (p. 138).

Marino partage l’avis de Scheler quant à l’impossibilité de concilier les deux voies de l’anthropologie philosophique et prend résolument position en faveur du naturalisme des « anthropologies du manque ».

L’enjeu de ce livre ne se réduit donc pas à la restitution d’un chapitre méconnu de l’histoire de la philosophie ; au contraire, il concerne d’abord les différentes approches de l’étude de l’homme. Assigner la singularité humaine à l’autonomie de l’esprit ou de l’intelligence ou, inversement, ramener ces instances à une constitution organique qui définit une « singularité » solidement ancrée dans l’animalité et la naturalité de l’homo sapiens, c’est un dilemme qui marque une différence, et un différend, dans les

(12)

divers rapports que l’homme peut entretenir avec lui-même. Les problématiques et les affrontements reconstruits par Marino mériteraient d’être confrontés aux recherches contemporaines sur les bases génétiques des « manques » organiques humaines – les études sur les gènes du développement ayant permis d’articuler la reconnaissance de la singularité de l’homo sapiens à la continuité des liens philogénétiques entre les espèces animales. Ce livre contribue vigoureusement à établir la généalogie de ces problémati- ques qui habitent notre actualité scientifique et philosophique.

Andrea CAVAZZINI

Gisèle SAPIRO, dir., Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions (Culture et société), 2008, 427 p., bibliogr.

The current volume, edited by Gisèle Sapiro, seeks to investigate the effects of globalization on the circulation of cultural goods through the study of the translated book, seeing it as a vector of international exchanges. According to the authors, the translation market is ruled by political, economic, and cultural factors at once and thus presents a unique point of intersection for the study of the implications of globaliza- tion on the cultural domain. This sociological analysis of translation practices breaks with both textual-interpretive and purely economic approaches towards translation and rather aligns itself with the field of Translation Studies and the study of cultural transfer processes, all the while insisting on the conditions of production in the field, its space, institutions, agents, and constraints.

The authors situate translation in an international space structured by the nation- state and language groups related to another in competition and rivalry. As such, they inscribe their « sociology of translation » in Pierre Bourdieu’s analytic framework of the social conditions of the international circulation of cultural goods. The act of translation takes place in a system of relations between countries, their cultures, and their languages. In this system, economic, political, and cultural resources are unequally distributed which engenders asymmetric exchanges reflecting relations of domination.

At the same time, the authors apply Abram de Swaan’s Wallerstein-inspired model of a world language system in which the language being translated are ordered accor- ding to a center-periphery model, with English occupying a hyper-central position, followed by less central French and German (representing 12% and 10% of the world translation market respectively), rounded out with eight semi-peripheral languages (among them, Spanish and Italian) with 1% to 3% of the market, and completed by a plethora of peripheral languages, each occupying no more than 1% of the translation market.

The volume’s fourteen chapters present an empirical perspective of the globalization of the translation market in France and are split into three sections. The first section

sprsynt000105_cor2.indd 716

sprsynt000105_cor2.indd 716 11/4/2009 4:09:46 PM11/4/2009 4:09:46 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(13)

deals with the global space of translation as it structures the exchanges and flows of titles through the lens of various databases, the particular case of the French market, and the issues specific to translation in the humanities and the social sciences. The second section concentrates on the translation of literary works, its developments, poli- tics, and particular case studies, while the third section presents the translation flows in four case studies on exchanges between France and other countries.

By analyzing statistics (which they thoroughly qualify and of which they point out the limitations) culled from a number of national and international databases on the book market, the contributors show important historical trends in the circulation of translated works since 1980. This volume is in large part a published version of a collective research project at the Centre de sociologie européenne undertaken with the support of the ministère de la Recherche, which studied the flow of books translated into French in the fields of literature, the humanities, and the social sciences since the 1980s.

The combined findings of this volume show a general increase in the intensity of international exchanges as illustrated by the increase in the number of languages and the number of works being translated. The UNESCO database Index Translationum shows the number of translations in all languages having increased by 50% (from 50 000 to 75 000) from 1980 to 2000. Unsurprisingly, the vast majority of titles are translated from English ; their part in the market has risen from 45% in the 1980s to surpass 60% in 1995. Its rise corresponds to the fall of Russian from 11,5% in the 1980s to 2,5% in the 1990s. French and German have been hovering around second place with roughly a tenth of the market share each. The statistics also show a notably increasing interest in Asia with a 50% rise in the number of translations from Chinese into French, for example.

Most of the contributions contain numerous tables, charts, and graphs detailing the changes in the numbers of titles translated according to language, country, genre, and even publisher. Some of the articles enrich their statistical analysis by using excerpts of interviews with publishing and translation industry professionals. Through these analyses, the contributors identify a differentiation between the mass-market (commer- cial literature), which is ruled by a primarily profit-based rationale, and the restricted market (« High » literature, humanities, social sciences), which is characterized by the influence of institutions and agents pursuing the accumulation of symbolic capital. The contributors insist that market logics are often influenced and even superseded by poli- tical and cultural logics and their interviews often show how these mediators’ indi- vidual symbolic capital, trajectories, and motivations shape their actions and choices within the field of translation.

The volume is an important contribution to the empirical study of the global circulation of cultural goods. Even though the statistics are not integrated in a reader- friendly way, the book will be useful reference material for students of the international exchange of ideas. Nevertheless, it suffers of a few shortcomings in the application of its conceptual framework. For one, by focusing on translation among Western languages, with the notable exception of case studies on Hebrew and Arabic, the volume seems to ignore the constellation of exchanges with and among the non-Western world, which

(14)

would appear to be an important aspect in a thorough analysis of the globalization of the translation market. The volume’s Eurocentrism sometimes makes its analyses inapplicable to other regions of the world. For example, it is stated that political tumult usually results in a punctual interest in that region’s literary production such as was the case with South America, which is to my best estimations not true for most of the African continent. Furthermore, the rather important trend concerning the massive increase in translations from Asian languages remains regrettably uninvestigated.

Yet most significantly, while trying to avoid culturalist interpretations and economic reductionism, the contributors nevertheless sometimes struggle to maintain the complexity of their analytical argument. The somewhat rigid application of the Bourdieusian analytic scheme, oft criticized for its methodological nationalism, gets trapped in a reifying conceptualization of the one-language one-nation trope. While the contributors acknowledge a nascent « denationalization » of the translation market, they do not pursue an analysis of the globalized structure of the market, a detailed look into which could reveal multinational alliances of capital that no longer or not necessa- rily respond to nation-state logics.

The wildfire spread of American mass-market literature in translation is seen as symptomatic of American economic and cultural hegemony but would take on a diffe- rent shade of meaning when considering that the largest American publishing group Random House is currently owned by the German media group Bertelsmann. Likewise, the second-place position of French among translated languages must be interrogated in light of the fact that the largest publisher in the UK is actually the French house Hachette.

The analysis of the international flow of economic capital and its resulting globa- lized structure (in a more direct step towards Wallerstein’s world system analysis) would complicate the reductionist association of language with country and bring to light the further complexity of the conditions of production through the globalization of markets and the internationalization of cultural exchange.

The volume’s ambitious goal to investigate the social conditions of the circulation of cultural goods tends to get tangled in somewhat lengthy and repetitive quantitative analysis which, while undoubtedly necessary to indicate the outlines of the playing field falls short of tackling salient and promising questions on the nature of the game.

The initial dream of tracking cultural exchange through a cultural good is only occa- sionally achieved with the anecdotes of agents in the translation market, who reveal the personal connections, alliances, and motivations which sometimes influence the circulation of ideas to a surprisingly significant extent. An original and daring research project on the mutual interactions between market and ideas is yet to be designed.

Anna WEICHSELBRAUN

sprsynt000105_cor2.indd 718

sprsynt000105_cor2.indd 718 11/4/2009 4:09:46 PM11/4/2009 4:09:46 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(15)

SCIENCES ET NATURE

Dominique LESTEL,Les Amis de mes amis, Paris, Le Seuil (La couleur des idées), 2007, 225 p.

Placé sous l’égide de Romain Gary (« Les hommes ont besoin d’amitié », p. 7), Les Amis de mes amis s’attaque à un véritable tabou de l’éthologie comme le signalait déjà Joan B. Silk : « L’amitié est un mot tabou ; un mot que les primatologues n’utili- sent qu’avec réticence, bien qu’ils l’emploient librement quand ils papotent avec leurs collègues à propos des animaux qu’ils étudient » (cité p. 73). Ce refus d’envisager l’exis- tence d’une amitié animale s’explique par deux obstacles épistémologiques. D’une part, la conception mécaniste héritée des cartésiens ; d’autre part, une conception anthro- pomorphique qui attribue à l’animal une part de la psychologie humaine. Ces écueils symétriques se retrouvent dans l’opposition structurant les débats sur l’expérimentation animale : « La première position est celle du chercheur institutionnel : l’expérimentation est indispensable pour sauver des vies humaines ; toute critique devient potentiellement criminelle. […] La seconde position est celle du “libérateur animal”, pour qui toute expé- rimentation sur l’animal est un crime grave » (p. 33). Dominique Lestel entend dégager une autre voie « qui caractérise plutôt l’animal comme un être vivant qui peut constituer une communauté signifiante avec l’humain et dont il est possible de rendre compte en adoptant une perspective plus logique que biologique ou psychologique » (p. 10).

L’ouvrage se consacre d’abord à désarmer les préjugés des éthologues qui refusent de se laisser « surprendre » par l’animal. La réduction théorique à une machine ne fonc- tionne que parce que « l’animal est maintenu dans un dispositif technique extrêmement coercitif qui en limite considérablement les mouvements et les degrés d’initiative » (p. 16). Si bien que « l’animal est rendu machine, comme on dit d’un homme qu’il est rendu fou » (p. 28). Dévoilant l’arbitraire des préjugés cartésiens, la critique ne se situe pas pour autant sur le plan axiologique ; elle souligne que la thèse de l’animal- machine « n’est pas seulement une thèse sur la nature de l’animal, mais plutôt une thèse sur la relation de l’homme à l’animal » (p. 18). L’argument décisif est que cette relation appauvrit la connaissance de l’animal et constitue en définitive une approche impraticable : « Elle signifie à la fois prétendre que l’animal est une machine, montrer que l’ensemble des comportements de l’animal et de ses processus est automatisé, circonscrire très précisément l’ensemble des phénomènes et des processus pertinents pour décrire l’animal, défendre une théorie de l’accès de l’humain à l’animal et enfin rester consistant dans sa démarche, c’est-à-dire ne pas en changer au gré des difficultés rencontrées. Aucune description de l’animal-machine ne remplit jamais ce cahier des charges » (p. 26).

Lestel ne bascule pas pour autant dans le camp adverse des défenseurs de la

« cause » animale qui « se situent exclusivement dans la sphère de la justice, et […]

négligent totalement celle de l’amitié » (p. 87). On ne rend compte de façon pertinente

(16)

des relations amicales interspécifiques qu’à condition d’abandonner la conception romantique de l’amitié pour privilégier une définition strictement éthologique de l’amitié en tant que « phénomène d’attachement préférentiel à un agent, sans raisons utilitaires exclusives (mais une certaine utilité peut en résulter), avec ou sans émotions qui y sont attachées et sur une durée d’une certaine importance » (p. 38). Une médita- tion sur l’amitié dans les œuvres d’Aristote et de Cicéron et sur la richesse des relations interspécifiques qui fait l’originalité de l’être humain (« D’un point de vue éthologique, l’humain est le seul animal qui entretient autant de liens avec des animaux d’autres espèces ») permet d’enrichir cette approche non psychologique : l’amitié est une rela- tion préférentielle, réciproque et asymétrique, obtenue sans coercition, indépendante de tout lien de parenté, qui représente un engagement dans la durée. Ce dernier point réactive, tacitement, un argument fameux de la philosophie nietzschéenne à la lumière des connaissances actuelles : « L’animal peut-il s’engager ? Oui, s’il est capable de tenir des promesses […] l’animal est capable de faire comme s’il s’engageait » (p. 93).

D’innombrables expériences sont ordinairement disqualifiées par les éthologues, celles des phénomènes d’attachement entre les hommes et les animaux domestiques ou fami- liers qui se construisent « à travers un rapport codifié à la durée (en particulier en fonc- tion des rythmes des uns et des autres) et la manipulation d’objets qui assurent une médiation entre l’homme et l’animal » (p. 58). Une telle approche n’est pas anthropo- morphique (il n’est pas nécessaire d’attribuer des sentiments humains à l’animal), mais demeureanthropocentrée. Elle n’exclue pas la prise en compte de l’émotion dans les relations interspécifiques. L’auteur fait état de l’hypothèse qui justifie le partage des émotions entre espèces en fonction de la proximité génétique (p. 98) ; il souligne que les comportements relevant du « jeu » sont souvent interspécifique (p. 105) ; et il met en évidence l’importance et la variété des « communautés hybrides », chères à Louis Bec, le fondateur de la technozoosémiotique.

L’intervention de la technique comme médiation interspécifique ouvre à un autre type de réflexion sur le développement de l’amitié avec les machines. Bien que ne le citant pas, l’auteur reprend ici les spéculations de Philip K. Dick (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) qui pronostiquait que la disparition des animaux entrainerait un transfert de l’empathie vers les machines : « Si tous les interlocuteurs potentiels disparaissent, avec qui allons-nous communiquer ? Avec qui allons-nous devenir amis ? » (p. 106). L’analyse vise avant tout à induire une prise de conscience de la solitude ontologique qui guette l’homme s’il laisse disparaître ses « amis » : « Il faut donc développer une approche anthropocentrée et historique du vivant, structurée par trois impératifs catégoriques : 1) Protège le vivant, car il constitue la texture la plus riche à travers laquelle ta conscience émerge et s’accomplit. 2) Cultive la richesse de tes liens avec le vivant, car il forme un extraordinaire espace de sens et des capa- cités de renouvellement radicales pour ta conscience. 3) Prends soin du vivant, enfin, parce qu’il s’agit là d’une responsabilité ontologique intrinsèque de l’humain (ce que signifie le message du mythe de l’arche de Noé) » (p. 182). Toutefois, Lestel ajoute que ces processus d’apprivoisement réciproque qui enrichissent la vie de tous les animaux (humains ou non) sont aussi repérables dans le rapport avec de nouvelles machines, dites « affectueuses », qui sont aux machines ordinaires ce que les animaux de compagnie sont aux animaux asservis.

sprsynt000105_cor2.indd 720

sprsynt000105_cor2.indd 720 11/4/2009 4:09:46 PM11/4/2009 4:09:46 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(17)

On peut alors se demander pourquoi l’auteur ne s’appuie pas sur le seul philosophe à avoir à la fois récusé la coupure ontologique entre homme et animal et à avoir élargi l’horizon de l’éthique humaine aux machines, à savoir Gilbert Simondon. D’autant plus que son analyse élabore une théorie de l’individuation analogue en distinguant entre l’individuation physique et l’individuation perpétuée des êtres vivants (l’individualisa- tion en termes simondoniens) : « L’individuation n’est pas donnée d’emblée, en préa- lable à toute interaction ; elle se produit au cours de celle-ci et comme conséquence de ce qu’elle produit » (p. 118). Il relève aussi la particularité de l’individuation psychique et collective qui s’opère au travers des relations avec des êtres humains (la personnali- sation au sens de Simondon) : « L’animal sauvage peut recevoir une individuation, mais ce n’est que l’animal qui vit avec des humains qui peut se faire personne » (p. 146). Il ne s’agit pas ici de rappeler la priorité de Simondon, mais de souligner la rénovation conceptuelle qu’induisent les analyses lesteliennes en ouvrant la voie, par exemple, à l’élaboration de la notion d’individuation animale ou en soulignant la richesse de la transindividualité interspécifique.

La grande force de la démonstration de Lestel est donc qu’elle subvertit à la fois la différence de nature entre homme et animal et le relativisme biologique pour lequel toutes les formes de vies se valent. La valeur éthique de la vie humaine découle juste- ment de la richesse des relations qu’elle entretient avec les autres vivants : « L’humain est cet animal qui est potentiellement en mesure de devenir ami de tout autre animal » (p. 152). L’amitié animale suppose alors paradoxalement le rejet du naturalisme.

L’amitié demeure cette grande énigme éthique que les Anciens (et Montaigne) plaçaient déjà dans la bouche d’Aristote à son dernier souffle : « Ô mon amy, il n’y a pas d’amy… »

Vincent BONTEMS

Jean-Hugues BARTHÉLÉMY, Simondon ou l’encyclopédisme génétique, Paris, Presses universitaires de France (Science, histoire et société), 2008, 165 p., bibliogr., index.

Cet ouvrage propose une présentation synthétique de la philosophie de Gilbert Simondon, en prenant pour axe transversal l’enjeu que représente, déjà à l’époque de la publication de ses œuvres, mais a fortiori aujourd’hui, la construction d’un nouvel encyclopédisme dit « génétique ». Le plan de l’ouvrage suit une progression théma- tique, mais qui tend étape par étape à mettre en relief ce que l’auteur estime être un

« centre de cohérence possible » (p. 3) de cette pensée, l’invention d’une nouvelle forme d’humanisme qu’il qualifie de « difficile ». En effet, si ce projet encyclopé- dique a pour finalité d’intégrer la pensée de la technique à la réflexion sur la culture – ce à quoi œuvre Simondon dans sa thèse complémentaire parue en 1958, Du mode d’existence des objets techniques – ce n’est qu’à la lumière de l’ontologie génétique de l’individuation déployée dans la thèse principale – publiée ultérieurement en

(18)

deux parties intitulées L’Individu et sa genèse physico-biologique et L’Individuation psychique et collective – que cette réhabilitation de la technique peut être à la fois justi- fiée et comprise dans toute sa portée. C’est donc en respectant l’ordre chronologique de la genèse de l’œuvre que l’ouvrage met en lumière les liens entre la philosophie de l’individuation, qui vise à unifier les savoirs en rapportant toute réalité – y compris le processus de connaissance en lui-même – à sa genèse, et la philosophie de la technique, tout en mentionnant les tensions qui existent entre les deux.

L’auteur consacre d’abord la totalité du premier chapitre à l’élucidation des rela- tions complexes que la philosophie de Simondon entretient avec la science contem- poraine. C’est à ce titre qu’il rapproche la « généralisation épistémologique » opérée par Simondon à partir de l’idée de « réalisme des relations » de la « valeur induc- tive » accordée par Gaston Bachelard à la théorie de la relativité einsteinienne. À ceci près que Simondon donne d’emblée à la relativisation de l’individu au profit de la relation une portée qui excède celle du rationalisme régionalisé bachelardien. Il tire ainsi des leçons proprement philosophiques de la désubstantialisation qui caractérise la physique contemporaine, et déploie à partir de là une réflexion métaphysique à laquelle l’épistémologie bachelardienne livre seulement ses « conditions de possi- bilités » (p. 11). C’est d’abord dans sa volonté de désubstantialiser l’individu sans le déréaliser, en concevant ce dernier comme « relation entre ordres de grandeurs » (p. 14) que Simondon apparaît d’une part comme « le penseur » de la complexité, s’inscrivant ainsi dans la filiation de Teilhard de Chardin, et parvient d’autre part à résoudre les tensions inhérentes aux réflexions de Georges Canguilhem sur l’indi- vidu. Par ailleurs, c’est à partir du schème physique de la « métastabilité » et d’une réinterprétation de la notion d’énergie potentielle que Simondon formule l’hypothèse du « préindividuel », sur laquelle repose toute l’ontologie génétique. Enfin, l’usage simondonien de la notion de « potentiel quantique » et de la dualité onde-corpuscule , qui constitue le paradigme de la « plus qu’identité » de l’« être en tant qu’être », conduit Jean-Hugues Barthélémy à situer le philosophe dans un « au-delà du débat entre de Broglie et Bohr » (p. 32).

C’est dans le deuxième chapitre que l’auteur expose les traits principaux de la

« philosophie de la nature » que Simondon construit certes, en s’appuyant sur les concepts et les schèmes scientifiques précédemment cités, mais qui n’en demeure pas moins « philosophie première » (p. 36). C’est précisément cette conjonction entre un telos métaphysique et l’usage de schèmes physiques qui permet à cette pensée d’éviter de sombrer dans une perspective ou pré-critique ou réductionniste. Parce que cette dernière se veut connaissance des opérations génétiques, elle unifie l’Être tout en distinguant différents « régimes » d’individuation qui demeurent cependant analogues. Et c’est l’analogie, en tant qu’elle donne à penser l’identité « dans la différence » (p. 46), qui sert de méthode constitutive à cette nouvelle « théorie des opérations » (p. 45) complémentaire des sciences particulières – qui portent exclu- sivement sur les structures – que Simondon nomme « allagmatique ». Enfin, la

« théorie des phases de l’Être » éclaire le paradoxe inhérent à la notion de réalité

« pré-individuel le » sur laquelle repose toute l’ontologie génétique, puisque l’indi- viduation – comprise désormais comme « genèse » – consiste en un déphasage de cette dernière en un « couple individu-milieu » (p. 41). Cette théorie donne en effet à

sprsynt000105_cor2.indd 722

sprsynt000105_cor2.indd 722 11/4/2009 4:09:46 PM11/4/2009 4:09:46 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

(19)

penser un devenir « sans succession temporelle » (p. 47), dépassant ainsi l’opposition de l’Être et du devenir. Ce en quoi la pensée de Simondon fait figure d’héritière de la philosophie de Bergson, en radicalisant notamment la critique de la théorie kantienne de la connaissance.

Le troisième chapitre, « L’individu et sa genèse physico-biologique », revient comme son nom l’indique sur la première partie de la thèse principale de Simondon, qui s’ouvre sur une herméneutique critique du schème classique de l’hylémor- phisme. Contrairement à la démarche qui consiste à expliquer l’individuation à partir d’un ou plusieurs principes déjà individué(s), la méthode analogique employée par Simondon tire son universalité de son caractère transductif. La notion de « trans- duction » caractérise en effet à la fois le processus ontologique de genèse – conçu comme « propagation d’une structuration au sein d’un système métastable à partir d’une singularité » – et le « fondement d’une nouvelle espèce de paradigmatisme analogique, pour passer de l’individuation physique à l’individuation organique […] » (p. 61). La double valeur, logique et méthodologique, de la transduction, ainsi que son caractère « autocomplexifiable» (p. 63), conditionne donc la transposition du schème d’un régime à un autre et permet, par ailleurs, la réforme et l’universalisa- tion de la notion d’information, comprise elle aussi comme « genèse » ; elle devient alors « formule de l’individuation » (p. 63). Barthélémy montre ainsi comment Simondon parvient, grâce à un schème « analogiquement universalisable » (p. 77) et à la notion de « polarisation », à concevoir une « dérivation du vital à partir du physique», tout en accomplissant une « subversion paradoxale de l’alternative entre mécanisme et vitalisme » (p. 79), anticipant en cela sur les paradoxes de la biologie nouvelle.

L’auteur consacre tout son quatrième chapitre à « La question du transindividuel », objet de L’Individuation psychique et collective (1989). Il insiste d’emblée sur le fait que l’individuation dite « psycho-sociale » « n’est pas un régime d’individuation absolument distinct de l’individuation vitale » (p. 87). La notion de « transindividua- lité » intervient dès lors que le psychisme ne représente qu’une « voie transitoire » vers le « collectif », qui se développe « à l’intérieur même du vivant de manière à ce que le problème que ce dernier est pour lui-même ne puisse plus se résoudre sans un passage à une nouvelle axiomatique, dite collective ou transindividuelle » (p. 88).

L’auteur qualifie le transindividuel de réalité « à la fois donnée et autotranscendante », puisque d’un côté il « n’est pas extérieur à l’individu et pourtant se détache dans une certaine mesure de l’individu » (p. 93 et 112) – et s’accomplit même dans la spiritualité – mais de l’autre, il prolonge l’individuation vitale au point d’être même accessible aux animaux. C’est là qu’apparaît nettement le premier sens de ce que Jean-Hugues Barthélémy nomme la « non-anthropologie », dans la mesure où Simondon critique ainsi une certaine forme d’« anthropologie » qui coupe l’homme du vivant en cher- chant à isoler son « essence » – y compris Heidegger – là où lui-même ne conçoit l’individuation transindividuelle qu’en repartant de la réalité pré-individuelle portée par le vivant. De là découle également le projet d’une « nouvelle axiomatique des sciences humaines par-delà psychologisme et sociologisme » (p. 95), dans laquelle le

« social pur » et « le psychique pur » n’apparaissent plus que comme « cas limites » d’un spectre de réalité « psychosociale ».

(20)

C’est donc à la lumière des analyses précédentes que l’auteur aborde la question de

« l’individu technique », en se référant tout d’abord à la « Note complémentaire sur les conséquences de la notion d’individuation » – qui « fait la transition » (p. 115) entre les deux thèses de Simondon – pour confronter l’encyclopédisme génétique à la cyber- nétique. L’enjeu du Mode d’existence des objets techniques est en effet de critiquer une certaine utilisation de la cybernétique – à commencer par les thèses de Norbert Wiener – en montrant « en quoi le progrès social dépend d’une compréhension par la culture de sa propre dimension technique, qui est aussi bien et réciproquement une réalité culturelle de la technique » (p. 117). C’est en renvoyant dos-à-dos antitechnicisme et technophilie exacerbée que Simondon corrige l’analogie illusoire entre l’automate et le vivant pour la faire porter sur le procédé mental d’invention et l’objet inventé. Il y a bien à partir de là une individualisation des objets techniques, mais elle est le fait d’une « machine ouverte » possédant un « milieu associé conditionné par elle autant que la conditionnant » (p. 119). Par ailleurs, Barthélémy voit dans la volonté simondo- nienne de ne plus réduire l’objet technique à son usage par l’homme dans le travail un second sens de la « non-anthropologie » déjà mentionnée, qui fonde cet « humanisme difficile » dont il était question en introduction. Car c’est en faisant de l’objet tech- nique le « support » d’une relation qui est « modèle de la transindividualité » qu’il fait apparaître les progrès de la culture comme « tributaire d’une libération des machines » (p. 134). Bien plus, Simondon va jusqu’à rendre la réduction de la technique au travail responsable de l’aliénation culturelle, assignant à la philosophie la tâche de faire à nouveau converger technique et religion, en tant qu’elles sont issues du déphasage d’une unité primitive.

La force de cet ouvrage tient au fait qu’il offre en quelques pages une perspec- tive claire et synthétique sur une œuvre d’une ampleur et d’une complexité souvent décourageantes. Loin de prétendre faire ici œuvre de chercheur – comme en témoi- gnent de nombreux renvois à d’autres de ses ouvrages, plus complets, mais aussi plus techniques – il s’agit plutôt pour Barthélémy d’offrir au lecteur une synthèse critique des commentaires existants, et une sélection de passages clés permettant de se repérer dans l’œuvre, faisant office selon ses propres termes d’« initiation » à la lecture de Simondon. C’est cependant sans gommer la difficulté et la densité de cette pensée qu’il parvient à faire saisir au lecteur les arguments et les concepts centraux d’une réflexion polymorphe et d’apparence presque contradictoire. L’auteur conclut sur la portée de ce nouvel encyclopédisme, censé réconcilier humanisme et technicisme en intégrant la perspective génétique, et voué, au même titre que l’humanisme, à être redéfini à chaque époque. Selon lui, c’est cette portée qu’il qualifie de « politique » (p. 153) qui assigne à la pensée de Simondon une postérité certaine, sans qu’elle puisse toutefois figurer parmi les « classiques ». Or, si l’on se réfère à la tradition selon laquelle la philosophie se doit d’être « para-doxale », c’est-à-dire de prendre le contre-pied de la doxa établie, alors ce livre constitue nettement un plaidoyer pour inscrire l’œuvre de Simondon parmi les grands classiques de l’histoire de la philosophie.

Sarah MARGAIRAZ

sprsynt000105_cor2.indd 724

sprsynt000105_cor2.indd 724 11/4/2009 4:09:46 PM11/4/2009 4:09:46 PM

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur synth.revuesonline.com

Références

Documents relatifs

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit

Les deux premiers articles illustrent ainsi le défi/la difficulté de cette phase préalable fondamentale qu’est la création d’environnements géographiques aptes à être

Once their characteristics and behaviours are defined, agents can be used to populate dynamic environments, in order to explore the conditions leading to the emergence of

Organisé par l’Association française du thé, en partenariat avec la Société française des antioxydants, cette édition accueillera notamment le Congrès mondial sur l’extrait

Reynaert soulignent dans leur article l ’ impact potentiel des caractéristiques psychologi- ques des médecins en particulier du vécu subjectif de contrôle dans la communication et

Le dilemme pour les dirigeants est de déci- der soit d’investir dans toute opportunité de croissance dont la rentabilité est supérieure au coût du capital même au prix

La SNFCP cherche à attirer les plus jeunes vers cette spécialité en développant l ’ enseignement grâce au DIU national qui a été simplifié par la mise en ligne des cours

The present study was performed to assess whether thiopurines alone, or together with other possible risk factors, are associated with postoperative intra-abdominal septic