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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies, l'engagement d'un universitaire suisse au service de la communauté internationale, William E. Rappard, (1883-1958)

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies, l'engagement d'un universitaire suisse au service de la communauté

internationale, William E. Rappard, (1883-1958)

MONNIER, Victor

MONNIER, Victor. De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies, l'engagement d'un universitaire suisse au service de la communauté internationale, William E. Rappard, (1883-1958). Revue de droit suisse , 2000, vol. 119, no. 1, p. 53-84

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:45570

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De la Société des Nations à l'Organisation

des Nations Unies: l'engagement d'un universitaire suisse au service de la communauté internationale.

William E. Rappard (1883-1958)

VICTOR MoNNIER

maître d'enseignement et de recherche au département d'histoire du droit et des doctrines juridîques et politiques à l'Université de Genève

I. L'enfance, la jeunesse, la formation (1883-1913)

Né à New York, le 22 avril 1883, d'un père suisse dont la langue maternelle était le français et d'une mère originaire de Bâle, W. E. Rappard, comme ille reconnaissait lui-même, a appris sans effort les langues qui l'ont le plus uti- lement servi au cours de son existence: l'anglais, qu'il a pratiqué durant ses premières classes aux Etats-Unis, le français, langue principale dans laquelle il a enseigné et rédigé ses nombreuses publications; l'allemand et enfin le suisse-allemand qu'il jugeait indispensable pour comprendre la Suisse.

Le père de W. E. Rappard, Auguste, installé aux Etats-Unis depuis 187 5, était un homme d'affaires à qui la chance avait souri. Quant à sa mère Julie Hoff- mann, morte en 1884, elle appartenait à la célèbre famille de rubaniers bâlois, dont l'un d'eux fondera l'entreprise pharmaceutique Hoffmann-La Roche.

En dépit de sa nationalité suisse et de très nombreux séjours dans le pays de ses parents, W. E. Rappard, après les quinze premières années de son exis- tence passées sur le nouveau continent, a le sentiment très net d'appartenir à New York et aux Etats-Unis. Il possède d'ailleurs la citoyenneté américaine.

Afin qu'il noue des liens solides avec la Suisse, son père décide alors d' aban- donner ses activités new yorkaises pour regagner son pays. Arrivé à Genève en 1899, W. E. Rappard obtient une maturité classique en 1901 et une licence en droit en 1906. Les quelques années passées dans la cité de Calvin le ren- dent totalement genevois. Les amitiés liées sur les bancs d'études avec des contemporains qui marqueront plus tard la vie genevoise, ainsi que les conni- vences tissées lors des chaudes soirées d'étudiants, ne sont pas étrangères à son assimilation rapide. Doué d'une grande indépendance d'esprit et d'une spontanéité qui évoque la manière américaine, W. E. Rappard est très appré- cié de ses camarades. Son intégration à la vie genevoise ne l'empêche pas d'effectuer des séjours universitaires à l'étranger: Berlin en 1905; Munich en 1906; Harvard de 1906 à 1907, où le professeur Frank William Taussig lui propose un sujet de thèse: l'étude des corporations d'affaires au Massachu- setts, thèse qu'il défendra à Genève en juillet 1908.

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A son retour d'Harvard, W. E. Rappard épouse, le 17 septembre 1907, Alice Gautier, fille du professeur d'astronomie Raoul Gautier. Cette union avec une vieille famille genevoise l'attache encore davantage à Genève. Puis les Rappard s'installent à Paris de 1907 à 1908, où W. E. Rappard suit une di- zaine de cours à la Sorbonne et à l'Ecole libre des sciences politiques. Une fois sa thèse en poche, il passe le semestre d'hiver 1908-1909 à l'Université de Vienne. Cette étape est déterminante car elle marque l'achèvement de sa formation d'économiste. La capitale autrichienne est aussi le lieu où il prend conscience de sa vocation d'historien. Ayant travaillé sous la direction de Carl Grünberg, célèbre économiste de l'Ecole de Vienne, qui l'avait incité à étu- dier la Suisse sous l'angle socio-économique, W. E. Rappard accumule sour- ces et documents qui aboutiront à la parution de deux études en histoire éco- nomique et politique: Le facteur économique dans l'avènement de la démocratie moderne en Suisse (1912) et La révolution industrielle et les ori- gines de la protection légale du travail en Suisse (1914), livres que l'historio- graphie suisse considère comme des ouvrages de référence. De 1909 à 1910, il est à Bâle où il collabore à l'activité del' Office international du travail, qui fut l'organe précurseur de l'Organisation internationale du travail. Après avoir assuré une suppléance en histoire économique à la faculté des lettres et des sciences sociales de Genève de 1910 à 1911, il fréquente à nouveau de 1911 à 1913 l'Université de Harvard, qui le nomme professeur assistant d'économie en 1912. En 1913, W. E. Rappard fait acte de candidature à la chaire d'histoire économique de l'Université de Genève. Nommé à ce poste le 9 septembre 1913, il rentre définitivement à Genève.

Au terme de ces années, W. E. Rappard a en main des atouts considérables:

une maîtrise parfaite des langues; une formation exceptionnelle, qui fait de lui un juriste, un économiste et un historien confirmé et reconnu; un réseau d'amitiés des deux côtés de l'Atlantique. Ces avantages lui seront extrême- ment utiles quand il entreprendra de défendre certaines causes, et, associés à son dynamisme personnel, concourront à faire connaître sur le plan national puis international ce jeune et brillant professeur.

Il. La première guerre mondiale et la mission aux Etats-Unis de 1917 Au cours du conflit mondial de 1914-1918, l'unité de la Suisse est menacée.

Les Suisses alémaniques sont dans l'ensemble impressionnés par les réussites économiques et sociales de 1 'Allemagne, conséquences de 1' organisation et de l'administration efficaces du Reich, alors que les Suisses romands s'indi- gnent de la violation par l'armée allemande de la neutralité belge. Ils repro- chent à leurs compatriotes d'outre-Sarine et au gouvernement suisse, le Conseil fédéral, de rester passifs dans le combat qui oppose la justice et le

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E, Rappard (1883 -1958)

droit à l'iniquité, et de favoriser ainsi le camp germanique. W. E. Rappard in- tervient alors dans le débat politique, d'autant plus librement qu'il n'appar- tient ni à la Suisse allemande ni à la Suisse romande tout en en partageant pleinement les cultures. Cette position lui permet de mettre en garde les Suis- ses contre les dangers que font courir à l'union confédérale les sympathies des uns pour l'Allemagne et celles des autres pour la France. Par ses articles et par son activité, W. E. Rappard réussit à renforcer quelque peu la cohésion du pays en faisant comprendre à ses compatriotes alémaniques les positions de la Suisse romande. Son attitude patriotique est reconnue en Suisse alle- mande où l'on considère son engagement comme la preuve véritable de l'existence d'un esprit national suisse.

Ce n'est donc pas une coïncidence si le Conseil fédéral le désigne en 1917 pour faire partie d'une mission qui doit accompagner le nouveau ministre de Suisse à Washington. A cette époque, les relations entre les deux pays sont mauvaises et ce pour plusieurs raisons:

les Etats-Unis, sous la pression du parti de la guerre, envisagent de réduire, voire de couper, l'approvisionnement des pays neutres afin d'isoler hermé- tiquement l'Allemagne et ses alliés. Une telle mesure aurait pour consé- quence d'affamer la Suisse, qui, ayant perdu ses fournisseurs en céréales traditionnels, la Russie et la Roumanie, doit faire appel bien plus large- ment à l'Amérique;

la presse américaines' attaque aux pays neutres, notamment à la Suisse. Elle dénonce la campagne de presse suisse alémanique germanophile contre la politique du président américain Woodrow Wilson, en réponse aux menaces de blocus. L'accusation la plus fréquente est l'augmentation du commerce de la Suisse avec les empires centraux. La Suisse, prétend-on, utilise les produits livrés par les Etats-Unis pour approvisionner l'Allemagne.

A cela s'ajoutent trois affaires: celle, en 1915-1916, des colonels suisses qui faisaient parvenir des renseignements aux attachés militaires d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie; celle de Paul Ritter, ministre de Suisse à Washington, qui au début de 1917 avait pris la liberté, à la demande de l'ambassadeur d'Allemagne et des milieux pacifistes américains, de faire passer par les ser- vices diplomatiques suisses une proposition de médiation entre l'Amérique et l'Allemagne; enfin l'affaire du conseiller fédéral Arthur Hoffmann, qui en juin 1917 avait tenté de rapprocher les belligérants russes et allemands en vue d'une éventuelle paix.

Dans ces circonstances, le gouvernement de la Confédération décide de remplacer le ministre P. Ritter par Hans Sulzer, industriel à Winterthour. Trois Suisses, dont W. E. Rappard, accompagnent celui-ci et sont chargés d'expli- quer aux Américains la situation dans laquelle se trouve leur pays.

Arrivé à New York avec la mission suisse en août 1917, W. E. Rappard dé- ploie une activité intense pour améliorer l'image de la Suisse. Ses collègues

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de Harvard et ses relations mettent tout en œuvre pour lui faciliter la tâche.

Les visites à des hommes politiques influents, les entrevues avec des mem- bres de l'administration Wilson, les entretiens avec des journalistes, les arti- cles publiés dans bon nombre de journaux, les conférences données dans dif- férents cercles américains sont les moyens qu'il utilise pour faire entendre la voix de la petite Suisse. Il répète inlassablement que le blé fourni par les Etats-Unis n'est pas réexpédié en Allemagne mais est nécessaire à la subsis- tance de la Suisse qui, comme le reconnaissent les Alliés, limite au minimum indispensable à sa survie le commerce avec le Reich. Enfin, il montre que les Suisses ont autant besoin de l'aide économique que de l'appui politique de la grande République sœur, avec laquelle ils partagent les valeurs de la démo- cratie. Indéniablement, il réussit à faire comprendre aux citoyens américains l'attitude de la Confédération dans le conflit mondial.

Parallèlement à la défense des intérêts de la Suisse, W. E. Rappard, qui de- puis le mois de juin 1917 appartient au Comité international de la Croix- Rouge, a l'occasion de nouer également d'étroites relations avec les représen- tants de la Croix-Rouge américaine, notamment avec son président Henry Po- meroy Davison.

Le succès indéniable dont jouit W. E. Rappard tout au long de ce voyage et les nombreux amis sur qui il peut compter trouvent leur explication dans le fait que ce Suisse qui a renoncé à la citoyenneté des Etats-Unis reste très pro- fondément américain dans sa manière d'être.

Le temps fort de son séjour est sans conteste sa visite au président W. Wil- son. Le professeur de Genève plaide devant son ancien collègue de Princeton la cause de la Suisse, de son ravitaillement, et ose lui suggérer, en fin d'entre- vue, une déclaration des Etats-Unis en faveur de la neutralité helvétique.

W. Wilson, qui l'assure de ses sentiments d'amitié pour la Suisse, s'exprime alors avec une ardente conviction sur son projet de Société des Nations.

W. E. Rappard l'écoute avec grande attention. N'est-ce pas l'avenir de l'Eu- rope, et donc aussi de la Confédération, que le président américain laisse en- trevoir à son hôte?

De retour sur le vieux continent, W. E. Rappard a la satisfaction d'appren- dre que, le 3 décembre 1917, les Etats-Unis ont reconnu la neutralité de la Suisse et que, le 5 du même mois, Américains et Suisses ont signé un accord aux termes duquel les Etats-Unis s'engagent à fournir 240 000 tonnes de cé- réales aux Confédérés. L'approvisionnement est donc assuré.

III. La Conférence de la paix (1919)

Au cours de l'année 1918, W. E. Rappard maintient d'étroites relations avec les Américains. Le 20 novembre, il est à nouveau reçu à la Maison blanche.

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

Après son entretien avec le président Wilson, il est fixé sur l'attitude de celui- ci à l'égard de la Société des Nations, des neutres et en particulier de la Suisse. La Société des Nations doit naître de la paix et sa charte faire partie intégrante du traité de paix qui mettra fin au conflit mondial. Ainsi seules les nations ayant subi la guerre seront admises aux pourparlers de paix. La Suisse ne participera pas à l'élaboration de la Société des Nations, c'est-à-dire à la rédaction de son Pacte, mais pourra y être admise après sa constitution.

Dès le 18 janvier 1919, les travaux de la Conférence de la paix débutent à Paris. Ils ont pour objectif la création de la Société des Nations en mettant fin à l'état de guerre qui divise le monde d'alors. Afin de permettre à la Suisse d'être renseignée sur les débats qui s'y tiendront et de faire valoir son opi- nion, les Américains conviennent avec le Conseil fédéral que W. E. Rappard sera l'envoyé officieux de la Confédération auprès d'eux. Il sera ainsi tenu in- formé de l'évolution de la Conférence dans les différents domaines qui con- cernent aussi la Suisse, comme la question de son statut au sein de la future Société des Nations et la reconnaissance de sa neutralité.

En tant qu'homme de liaison du gouvernement suisse dans la capitale fran- çaise, W. E. Rappard a, plus d'une fois, l'occasion de s'entretenir avec le pré- sident W. Wilson. Mais c'est surtout avec l'ami du président des Etats Unis, son homme de confiance, le fameux colonel Edward Mandel House, qui le se- conde à Paris, que W. E. Rappard est en relations étroites et constantes. En outre, il voit régulièrement le britannique lord Robert Cecil, l'un des princi- paux rédacteur du Pacte de la Société des Nations, ainsi que les membres des autres délégations alliées. W. E. Rappard met tout en œuvre pour faire valoir le point de vue de la Suisse. La totale liberté dont il dispose à Paris accroît l'efficacité de son action. Ainsi, le professeur de Genève est en mesure de ren- seigner son gouvernement presque quotidiennement sur les développements de la Conférence et sur les points traités relatifs à la Suisse. Le Conseil fédéral est à même de suivre ce qui se passe à Paris et de prendre en connaissance de cause toutes les dispositions utiles pour défendre les intérêts de la Confédé- ration auprès des Alliés. W. E. Rappard joue de la sorte un rôle essentiel dans les décisions que va prendre la Conférence de la paix en faveur de la Suisse.

Le 28 avril1919, la Conférence de la paix adopte le Pacte de la Société des Nations, Genève est désignée comme siège de la future organisation interna- tionale. Ce Pacte devient partie intégrante du traité de paix qui met un point final à la Grande Guerre, signé à Versailles, le 28 juin 1919, par les Alliés et par l'Allemagne. Pour la Suisse, l'article 435 dudit traité revêt une grande im- portance car il reconnaît sa neutralité et lui donne ainsi le moyen d'entrer dans la Société des Nations munie de ce statut, sans pour autant que cela soit incompatible avec le Pacte de la Société des Nations.

Le jeune professeur de Genève réalise l'incroyable espoir que suscite la Société des Nations, ce nouvel ordre international qui devrait éloigner défini-

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tivement tout spectre de guerre. Fort de cette conviction ainsi que de l'utilité pour son pays d'en faire partie, W. E. Rappard mène tambour battant la cam- pagne plébiscitaire en faveur de l'adhésion de la Confédération helvétique.

Le 16 mai 1920, il a la grande satisfaction de constater le ralliement de la ma- jorité des Suisses à l'organisation internationale.

La Confédération helvétique est ainsi entrée dans la Société des Nations et Genève est le siège de cette organisation à vocation universelle. W. E. Rap- pard est conscient de la dette incommensurable de reconnaissance de la Con- fédération envers le président Wilson et tous ceux qui de près ou de loin ont œuvré à la réalisation de ces deux buts, tels le colonel House, lord Cecil, des Américains, des Britanniques, des Français, des Belges, et bien d'autres en- core ...

La Conférence de la paix fournit également 1' occasion à W. E. Rappard de renouer avec la protection du travail à laquelle il avait collaboré à Bâle de 1909 à 1910. En effet, fin février 1919, lors d'une longue conversation avec l'un des membres de la délégation britannique, sir Malcolm Delavigne, il ob- tient des explications sur la création d'un bureau international du travail, sorte de ministère du travail de la Société des Nations. Dans ce domaine, la Suisse est également écartée des travaux d'élaboration de ce projet puisqu'elle ne fait pas partie de la Conférence de la paix. En dépit de cet obstacle, les deux hommes trouvent ensemble la solution pour qu'elle soit informée des débats et qu'elle puisse faire valoir son point de vue.

Au milieu du mois de mars 1919, W. E. Rappard rencontre le ministre George Nicoll Barnes, responsable britannique chargé du dossier de la future organisation du travail. Ce dernier lui annonce que la commission de la légis- lation internationale du travail, occupée à cette question, a l'intention de pro- poser à la Conférence de la paix la candidature de la Suisse comme membre du comité qui aura la tâche d'organiser la première conférence du travail. Ce souhait est dicté par les efforts poursuivis dans ce domaine par le Conseil fé- déral. En avril 1919, la Conférence de la paix accepte la proposition de la commission concernant la Suisse- c'est d'ailleurs W. E. Rappard qui la re- présentera - et adopte son rapport, créant de la sorte un organisme permanent pour la réglementation internationale du travail: l'Organisation internationale du travail.

Malgré un emploi du temps chargé au service de la Confédération, W. E.

Rappard effectue plusieurs démarches auprès des Alliés pour le Comité inter- national de la Croix-Rouge. Toutes ses requêtes, notamment auprès de Her- bert Clark Hoover président du Conseil interallié du ravitaillement, ont pour objet des problèmes de rapatriement et de ravitaillement des prisonniers.

Une autre question suscite l'intérêt mais aussi une certaine appréhension de W. E. Rappard, celle de la création de la Ligue des sociétés de la Croix- Rouge. Lors de son dernier voyage aux Etats-Unis en 1918, il avait plusieurs

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

fois rencontré H. P. Davison, le président de la Croix-Rouge américaine. Ce dernier lui avait fait part de l'intention des Américains de ne pas laisser mou- rir cette extraordinaire entreprise de solidarité humaine que les Croix-Rouges nationales avaient établie durant la guerre, et leur volonté d'en faire une or- ganisation internationale. Cette nouvelle Croix-Rouge, dont le siège serait à Genève, constituerait un maillon de la future Société des Nations; elle aurait comme objectif l'organisation de luttes internationales contre les épidémies, les maladies, les cataclysmes ...

Sous l'impulsion de H. P. Davison, en février 1919, les cinq Croix-Rouges alliées, des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de France, d'Italie, du Japon se constituent en comité des Sociétés de la Croix-Rouge et élaborent un pro- gramme d'action en temps de paix. Puis elles se rendent à Genève du 12 au 14 mars 1919 pour définir les termes d'une collaboration avec le Comité in- ternational de la Croix-Rouge. W. E. Rappard, retenu à Paris par un entretien avec le président W. Wilson, n'assiste qu'à la dernière réunion. Il constate la difficulté éprouvée par le Comité de Genève, qui défend le principe d'univer- salité de la Croix-Rouge, à collaborer avec des sociétés nationales ne repré- sentant qu'un seul groupe de belligérants. A la fin avril-début mai 1919, d'in- tenses négociations se poursuivent à Paris entre le Comité international et H. P. Davison, auxquelles participe entre autres W. E. Rappard. Leur résultat n'est pas totalement négatif. En effet, la rigueur initiale des statuts de la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge, créée le 5 mai 1919 dans la capitale française, est atténuée, notamment les dispositions qui rendaient une future adhésion de 1' Allemagne presque impossible. Cependant, la création de la Ligue sonne le glas du principe intangible de l'universalité de la Croix-Rouge, puisque les représentants des empires vaincus n'en font pas partie, et que sur cette ques- tion il a bien fallu céder. Toutefois le Comité international de la Croix-Rouge reste 1' organe reconnu comme nécessaire par tous, et comme lien unique en- tre toutes les Croix-Rouges nationales en temps de guerre. Quant au siège de la Ligue, il est fixé à Genève.

IV. Le Secrétariat de la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge (1920) Nous avons relevé les liens d'amitié qui s'étaient développés entre W. E. Rap- pard etH. P. Davison. Désigné président de la Ligue des sociétés de la Croix- Rouge, ce dernier fait appel à W. E. Rappard pour qu'il assume les fonctions de secrétaire général. W. E. Rappard accepte et, en juillet 1919, fait son entrée dans cette organisation. La désignation de W. E. Rappard, avec l'assentiment du Comité international, manifeste la volonté de part et d'autre de collaborer et d'entretenir de bonnes relations. A peine installée à Genève, la Ligue est invitée à lutter contre les épidémies qui ravagent l'Europe orientale. Ses sta-

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tuts ne prévoient-ils pas de combattre les maladies et de secourir les peuples du monde qui sont dans la souffrance? En août 1919, la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge envoie une mission médicale chargée d'étudier la situation de la Pologne en proie à l'épidémie de typhus exanthématique. A la suite des conclusions du rapport de la mission, la Ligue demande l'aide des sociétés nationales en faveur de ce pays. La solidarité internationale répond à l'appel et ce ne sont pas seulement les Croix-Rouges des grandes puissances qui par- ticipent aux efforts financiers, mais également celles de petites nations, ayant, de surcroît, particulièrement souffert du conflit mondial. La Ligue installe un commissaire à Varsovie, chargé de coordonner l'action des Croix-Rouges na- tionales, alors qu'une mission scientifique travaille dans la capitale polonaise pour chercher à déceler les causes de l'épidémie qui menace toute l'Europe.

Ce risque de pandémie décide la Ligue à intervenir également en Tchécoslo- vaquie; elle est soutenue dans son action par le gouvernement et la Croix- Rouge britanniques. W. E. Rappard observe que la collaboration entre les missions de la Ligue à Prague et à Varsovie et les Croix-Rouges tchécoslo- vaque et polonaise laisse augurer le succès des objectifs visés.

Du 2 au 8 mars 1920a lieu à Genève la première réunion du Conseil géné- ral de la Ligue qui rassemble en son sein toutes les sociétés nationales mem- bres de cette organisation. Sur proposition de H. P. Davison, W. E. Rappard est élu à l'unanimité président de cette conférence. L'honneur que lui font les délégués, W. E. Rappard l'attribue à sa double qualité de citoyen genevois et de membre du Comité international de la Croix-Rouge. Tout en dirigeant les débats, s'exprimant indifféremment en français et en anglais, il se rend compte de l'enthousiasme que suscite auprès des participants 1' avenir de la Croix-Rouge.

Ayant été nommé à la Société des Nations, W. E. Rappard est contraint de quitter la Ligue en octobre 1920. Quant à sa démission d'\Comité internatio- nal de la Croix-Rouge, le 17 mars 1921, elle est provoquée par l'adoption de nouveaux statuts. En effet, il n'admet pas que le Comité international, en mo- difiant ses buts, empiète sur le domaine auparavant reconnu à la Ligue, c'est- à-dire l'action humanitaire en temps de paix.

V. La direction de la section des Mandats de la Société des Nations (1920-1924)

Lorsque Eric Drummond, secrétaire général de la Société des Nations, lui propose d'assurer la direction de la section des Mandats au secrétariat de l'or- ganisation internationale, il répond qu'il y a dans le monde beaucoup de cho- ses qu'il ignore, mais qu'il n'y en a pas qu'il ignore plus radicalement que les questions coloniales. La réponse est du goût du secrétaire général. «C'est

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justement, dit-il, pour cela que je fais appel à vous. Ceux qui croient connaître la question coloniale ont presque toujours des préjugés, des partis-pris.»1 C'est ainsi que W. E. Rappard prend le 1er novembre 1920 la direction de la section des Mandats. Ces Mandats consistent en une tutelle établie sur les an- ciennes colonies des empires vaincus lors de la guerre de 1914-1918, comme la Syrie, le Liban, la Palestine, l'Irak, le Cameroun ou le Sud-Ouest africain. Cette tutelle est exercée par des puissances mandataires, la France, la Grande- Bretagne, la Belgique, l'Union Sud-Africaine et d'autres encore pour le compte et sous le contrôle de la Société des Nations.

En tant que directeur de la section, W. E. Rappard doit organiser cet office de façon à Je rendre efficace en le propulsant du stade théorique au stade opé- rationnel. Il a aussi la responsabilité d'assumer le secrétariat de la Commis- sion permanente des Mandats, tâche considérable. Cet organe consultatif, formé de personnalités choisies en raison de leur compétence dans les ques- tions coloniales, est chargé de contrôler la gestion des puissances mandataires sur les territoires qui leur sont confiés. Le résultat du travail est alors commu- niqué au Conseil de la Société des Nations qui surveille l'application des Mandats. Les Mandats sont donc une tutelle; de cette conception du mandat- tutelle exercé au nom de la Société des Nations, résultent trois conséquences

·importantes:

1) comme toutes les tutelles, les Mandats sont institués dans l'intérêt du pupille;

2) le Mandat doit, à l'exemple de la tutelle, être désintéressé. Il ne saurait devenir une source d'avantages financiers ou militaires pour la puissance mandataire qui en est investie, ni s'exercer aux dépens du pupille;

3) la puissance mandataire, étant appelée à s'acquitter des fonctions de tu- teur au nom de la Société des Nations, ne saurait être considérée comme le souverain de ses pupilles.

En conséquence, la puissance mandataire est tenue de protéger les populations indigènes, de maintenir l'égalité dans les relations commerciales avec les ter- ritoires sous mandat, de même qu'entre tous les Etats membres de la Société des Nations et la puissance mandataire, enfin elle doit faire preuve de désin- téressement financier. Ces principes inspireront la Commission lorsqu'elle examinera la gestion des puissances mandataires. Le contrôle s'effectue au moyen des documents transmis à la Commission par le mandataire, notam- ment son rapport annuel, par l'audition de son représentant accrédité à Ge-

RAPP A RD, W. E., <<Le problème des colonies et des Mandats>>, Arhiva pentru stiinta si reforma sociala (Bucarest), X' année, n° 1-4, 1932, p. 5.

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nève, par les pétitions qui lui sont adressées et par les informations diverses récoltées à son intention par la section des Mandats.

L'une des premières tâches accomplies par la section des Mandats est de prendre connaissance et d'analyser avec minutie les rapports annuels des qua- torze territoires qui sont sous le contrôle de la Société des Nations. Ces rap- ports, adressés par les puissances mandataires à la Commission des Mandats sont essentiels pour contrôler la bonne gestion du mandataire. En outre, la section étudie la législation édictée pour les territoires sous Mandats, ainsi que tous les documents officiels s'y rapportant. Elle examine également toute information susceptible d'intéresser sa Commission. La section analyse les pétitions à elle adressées, qui constituent une source utile de renseignements sur la situation de ces territoires. Pour remplir avec succès sa mission, la sec- tion doit avoir en main tout ce qui a trait, de près ou de loin, à la question des Mandats. En dépouillant systématiquement la presse des territoires sous Mandat ainsi que celle des puissances mandataires, elle devient une véritable centrale de documentation. Après avoir procédé à ces différents examens, W. E. Rappard est en mesure d'indiquer à la Commission les points qui mé- ritent de retenir particulièrement son attention. Grâce à son travail, il acquiert une maîtrise parfaite des Mandats ainsi qu'une connaissance approfondie des différents mécanismes qui concourent au fonctionnement du système. Il n'est donc pas étonnant de constater qu'il jouit au sein de la Commission d'une audience toute particulière.

C'est le 24 juin 1924 que W. E. Rappard informe la Commission perma- nente des Mandats de son prochain départ, rendu inéluctable par sa nomina- tion de vice-recteur de l'Université de Genève. Le publiciste qu'il est désire reprendre sa liberté, celle d'écrire et de parler, liberté que son statut de haut fonctionnaire international entravait. Parmi les multiples réactions des mi- lieux internationaux à l'annonce de la démission de W. E. Rappard, celle de Fridtjof Nansen, rapporteur de la question des Mandats lors de l'Assemblée de la Société des Nations, le 22 septembre 1924, montre bien le rôle qu'il y a joué:

«< e ne pourrais quitter cette tribune sans accomplir un autre devoir assez pénible,

au nom de la sixième Commission. J'ai, en effet, à exprimer les vifs et sincères regrets que nous avons éprouvés en apprenant que M. Rappard, qui a dirigé la Section des Mandats depuis que le Secrétariat a commencé à s'occuper de cette question, doit abandonner son poste cette année. Nous voulons l'assurer de la confiance que nous avons eue en lui pendant tout le temps qu'il travaillait pour nous.

C'est en très grande partie grâce à lui que les principes régissant les mandats ont pu recevoir une application si parfaite. Il avait une tâche très difficile; il avait à intervenir auprès des Puissances mandataires qui souvent pouvaient croire que nous nous mêlions un peu trop de leurs affaires; et, d'autre part, il avait à donner satisfaction à la Commission permanente des Mandats.

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

Nous sommes tous d'accord pour reconnaître qu'il a accompli cette tâche si difficile avec un tact et une intelligence rares.>>2

On manifeste aussi l'espoir de trouver une solution permettant à W. E. Rap- pard de poursuivre sa collaboration. C'est ce qui arrive: la Commission per- manente des Mandats propose de l'adjoindre à ses membres et, le 11 décem- bre 1924, le Conseil de la Société des Nations décide de le nommer dans ce cénacle avec le statut de membre extraordinaire.

L'activité de W. E. Rappard à la tête de la section des Mandats a fait de lui non seulement un expert dans les problèmes coloniaux, mais encore un spé- cialiste de toutes les questions touchant la Société des Nations. Ainsi le pres- tige qu'il avait acquis pendant la période de la Conférence de la paix se trouve renforcé par son passage aux Mandats.

Quelques mois après avoir quitté la direction de la section des Mandats, W. E. Rappard a l'occasion de se rendre en Palestine, en mars-avril 1925, à l'invitation du haut-commissaire britannique sir Herbert Samuel. W. E. Rap- pard a comme compagnon de voyage lord Arthur Balfour et les Weizmann.

Depuis 1921, W. E. Rappard est, en effet, en relations suivies avec Chaïm Weizmann, le président de 1' organisation sioniste mondiale, qui à maintes re- prises s'est rendu à Genève pour suivre les travaux de la Commission perma- nente des Mandats. Tous se rendent à l'inauguration de l'Université hébraï- que de Jérusalem qui aura lieu le 1er avril1925. Sur le bateau qui les conduit à Alexandrie, du 20 au 23 mars, W. E. Rappard apprend, au cours d'un repas pris en commun, de la bouche même des protagonistes, comment s'était dé- roulée à Manchester en 1906, la première rencontre entre le chimiste encore inconnu C. Weizmann et le premier ministre britannique. Au terme de cette entrevue, A. Balfour allait épouser la cause du sionisme.

Le but du sionisme était de créer pour le peuple juif en Palestine un foyer et d'obtenir en sa faveur des garanties de droit public. Après son premier en- tretien avec C. Weizmann, lord Balfour croira à la réalisation de cette idée et s'y consacrera avec énergie. Il obtiendra le résultat que l'on connaît: la décla- ration Balfour du 2 novembre 1917. Celle-ci précisait que le gouvernement britannique était favorable à l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif et soutenait tous les efforts destinés à réaliser cet objectif pour autant qu'ils ne portent atteinte ni aux droits des collectivités non juives en Palestine ni aux statuts politiques dont les juifs jouissaient dans tout autre pays. Cette déclaration aura l'appui des Alliés et deviendra un manifeste of- ficiel de leur politique. Elle sera mentionnée expressément dans la Charte du Mandat sur la Palestine, ratifiée par le Conseil de la Société des Nations, en

2 SoCIÉTÉ DES NATIONS, Actes de la Cinquième Assemblée. Compte rendu des débats, Journal officiel, supplément spécial n" 23. Genève, 1924, p. 130.

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juillet 1922. Ainsi la Grande-Bretagne a le devoir d'administrer ce territoire en facilitant l'implantation d'un foyer national pour les Juifs, tout en respec- tant l'existence de la majorité arabe. Cette tâche tenait de l'impossible.

Arrivé à Jérusalem, le 25 mars 1925, W. E. Rappard, qui est l'hôte de lord Samuel, voyage en compagnie de lord Balfour dans toute la Palestine. Il cons- tate dans l'organisation des colonies d'implantation une certaine réalisation du communisme, bien que la plupart de ces colons venus d'Europe de l'Est ne soient ni communistes ni bolchevistes. Il remarque que l'ambition des ouvriers non qualifiés est de pouvoir travailler la terre, et que subsiste, quel- que peu atténuée par le nationalisme juif, la haine du capitalisme, du profit, du salariat ... Il observe encore que dans cette société les Juifs orthodoxes, qui vivent de mendicité, posent un problème aux sionistes travailleurs, qui sont en majorité libres penseurs. Il relève encore qu'il n'y a pas grande diffé- rence entre les communautés arabe chrétienne et arabe musulmane: les deux sont solidaires dans leur lutte contre le sionisme. W. E. Rappard relate la po- pularité dont jouit lord Balfour auprès des colons juifs et l'enthousiasme que suscite sa présence à l'inauguration de l'Université hébraïque de Jérusalem.

VI. La fin des années vingt

Quel est le premier bilan tiré par W. E. Rappard de la Société des Nations? Il constate que l'exécution des traités de paix, prévue dans son Pacte, est deve- nue une simple besogne d'administration pacifique avec 1' apaisement des passions engendrées par la guerre, en particulier l'entrée en son sein de l'Au- triche en 1920, et de l'Allemagne en 1926. La collaboration internationale, deuxième aspect de l'activité déployée par la Société des Nations, est selon lui la fonction qui a peut-être le mieux réussi, car les opérations qu'elle a mises sur pied se sont effectuées au profit de tous sans que les nations parti- cipantes aient dû renoncer au principe de leur souveraineté. Quant au main- tien de la paix, qui est de loin le volet le plus important poursuivi par la So- ciété des Nations, W. E. Rappard enregistre les progrès de l'arbitrage, moyen dont elle dispose pour réaliser cet objectif. Cependant les autres instruments, le désarmement et les sanctions prévues contre un Etat qui viole la paix, n'ont pas vraiment produit de résultat porteur d'espoir. Pour remédier à cette situ- ation, il faudrait, selon lui, organiser la justice internationale pour les nations de la même façon que pour les individus. Un tel objectif réclamerait le re- cours obligatoire à l'arbitrage en cas de conflit, afin que l'autorité com- pétente, reconnue par les Etats pour son impartialité et son indépendance, soit en mesure d'instruire le dossier et de juger l'affaire. A ce moment-là, l'inter- diction générale et absolue du recours à la guerre pourrait être décrétée.

Toutes les nations devraient alors s'engager à faire respecter le verdict de

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

cette cour, en exécutant ses décisions, et en unissant leurs forces contre l'Etat qui braverait son autorité. Enfin, ces deux obligations, propres à créer les con- ditions nécessaires à la sécurité internationale, auraient une répercussion sur les armements nationaux, qui seraient réduits conformément aux exigences du nouvel ordre international. W. E. Rappard résume ce programme ainsi:

«Sans arbitrage, pas de sanctions collectives; sans sanctions pas de sécurité;

sans sécurité pas de désarmement.»3 Il observe que le nationalisme, qu'il soit politique ou économique, est un fléau qui met en échec les grands desseins de la Société des Nations.

En 1928, W. E. Rappard accepte, à la demande du gouvernement suisse, de faire partie de la délégation suisse auprès de l'Assemblée de la Société des Nations. C'est surtout par son travail dans les commissions qu'il se distingue au cours de cette fin de décennie. La première fois qu'il prend la parole à la tribune de l'Assemblée, le 25 septembre 1928, c'est en tant que rapporteur de la commission chargée d'étudier le projet de construction de ce qui deviendra le Palais des Nations et de sa bibliothèque. Cette dernière sera réalisée grâce au don généreux de John D. Rockefeller jr. Dans le domaine des relations de la Société des Nations avec Genève, on fait souvent appel aux qualités d'homme de liaison de W. E. Rappard.

Le voyage en Palestine convainc encore davantage W. E. Rappard de la dif- ficulté d'exécuter le Mandat sur ce territoire. Après les heurts qui opposent arabes et juifs en 1928 et 1929, le gouvernement britannique a beaucoup de mal à en appliquer les termes: favoriser, d'une part, l'implantation d'un foyer national juif et, d'autre part l'autonomie politique des Arabes. En effet, les in- terprétations qu'en donnent les ailes radicales des deux communautés en ren- dent impossible la réalisation. W. E. Rappard manifeste en 1930, au sein de la Commission permanente des Mandats, sa compréhension à l'égard des Ara- bes, qui, dit-il, se plaignent non pas de la mauvaise application du Mandat, mais de ce que ce Mandat soit mal conçu et fondé sur un principe incompa- tible avec les aspirations nationales arabes. Cependant la tâche de la Commis- sion n'est pas de discuter l'existence des Mandats, mais de veiller à leur ap- plication. W. E. Rappard tout en étant favorable à l'implantation de ce foyer national, se montre résolument hostile à l'idée d'une nation juive:

<<Seul un fanatisme aveugle peut prévoir que la Palestine absorbe jamais une par- tie notable des Juifs du monde et même que les Juifs en deviennent jamais les maîtres absolus en y devenant la majorité.»4

3 RAPPARD, W. E., La politique de la Suisse dans la Société des Nations. 1920-1925. Un pre- mier bilan, Genève, 1925, p. 144.

4 Copie de la lettre de W. E. Rappard à L. Hersch du 21 août 1928, in: Fonds W. E. Rappard, volume 2/3/b, déposé anx Archives fédérales à Berne.

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Les multiples interventions de W. E. Rappard lors des séances de la Commis- sion permanente des Mandats donnent la mesure de ses préoccupations: au commissaire de la République française au Togo, il demande si le but de son administration est de faire de l'indigène un européen. N'y aurait-il pas d'autres voies qui permettraient aux autochtones de se développer tout en conservant leurs propres structures, que l'on aurait tort alors de détruire si l'objectif n'est pas l'assimilation complète au modèle européen? En 1928, il déclare, au sujet du rapport sur l'administration du Mandat de la République d'Afrique du Sud dans le Sud-Ouest africain, la future Namibie, que la lecture en est déprimante, car elle révèle le peu de sympathie de leurs auteurs pour ses habitants. Citant des exemples précis, il déplore leur incompréhension des questions indigènes, leur volonté de subordonner le bien-être de l'Africain au leur, et leur impossibilité à considérer les problèmes des autochtones autre- ment que selon leur mentalité d'hommes blancs.

Il convient d'évoquer encore une activité de W. E. Rappard dans le cadre des organisations internationales: celle au Bureau international du Travail. Le 15 mars 1927, son directeur, Albert Thomas l'informe de sa désignation comme membre de la commission d'experts indépendants, chargée d'exami- ner chaque année les rapports présentés par les Etats membres ainsi que l' ap- plication par ceux-ci des conventions du Travail auxquelles ils ont souscrit.

W. E. Rappard accepte. Sa présence sera des plus utiles, car il va promouvoir au sein de cet organe les techniques et méthodes de contrôle qu'il avait éla- borées alors qu'il dirigeait la section des Mandats.

Après avoir servi pendant plusieurs années des causes étrangères au monde académique, W. E. Rappard revient pleinement, au semestre d'hiver 1925-1926, à l'Université de Genève, dont il assume la charge de recteur.

Alors qu'il était encore directeur de la section des Mandats, l'idée lui était venue de créer un institut universitaire destiné à étudier les questions interna- tionales. Il avait constaté combien les ressources des organisations internatio- nales et la présence, dans la Genève des Nations, de personnalités influentes pourraient être intéressantes et profitables aux étudiants avancés. Ceux-ci bé- néficieraient pendant quelques années de cours sur le droit international, les questions d'économie politique, l'histoire de l'Europe. Il déploie une énergie prodigieuse pour que ce projet aboutisse. Grâce à l'influence décisive du so- cialiste André Oltramare, conseiller d'Etat et chef du département de l'ins- truction publique, et à l'appui financier du Laura Spelman Rockefeller Memo- rial, l'Institut universitaire de hautes études internationales est inauguré le 16 septembre 1927. Le premier directeur en est Paul Man toux, historien éco- nomiste français de grand mérite et de réputation internationale, avec lequel W. E. Rappard avait travaillé au secrétariat de la Société des Nations, où ce- lui-ci assumait la direction de la section politique. En 1928, le gouvernement français fait appel à P. Man toux, l'obligeant à diminuer son activité gene-

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

voise. La solution trouvée pour pallier cette situation sera une codirection de l'Institut partagée entre P. Mantoux et W. E. Rappard, collaboration qui du- rera plus de vingt ans.

VII. La montée des totalitarismes

Au cours des années trente, W. E. Rappard constate chaque jour davantage l'incapacité de la Société des Nations à maintenir la paix, ne parvenant pas à subordonner l'intérêt des Etats à celui du bien général. On sacrifie donc la paix durable à la quiétude momentanée. La sécurité collective a échoué parce que les Etats membres n'ont pas voulu la défendre, sauf dans les cas où la vio- lation menaçait leurs intérêts vitaux. Echec total et retentissant du désarme- ment, mais également faillite complète des principes de morale internationale énoncés par le Pacte de la Société des Nations. A propos de ce dernier point, pouvait-il en être autrement, se demande-t-il, alors que le nationalisme fleurit et que l'on s'adonne au culte exclusif de la souveraineté nationale? Ces revers ne doivent pas occulter cependant les principes de coopération, de paix, de publicité et d'arbitrage développés par la Société des Nations dans le do- maine des relations internationales. Il est certes indéniable que l'organisation de Genève a le mérite d'avoir mis sur pied la collaboration internationale dans de vastes domaines et sur des fondements solides. Grâce à la Société des Nations, poursuit W. E. Rappard,

<< ... la guerre a pris, aux yeux de tous les civilisés, un caractère délictuel qu'elle n'avait pas auparavant. Même si un agresseur réussit à braver Genève avec im- punité, comme de récentes expériences le font paraître possible et même proba- ble, il ne pourra pas, à l'avenir, plus qu'il ne l'a pu dans le passé, y plaider vic- torieusement la cause de son bellicisme.>>5

W. E. Rappard dénonce le danger que font courir aux libertés individuelles les régimes totalitaires à Moscou, Berlin, Rome et, hélas, ailleurs encore. Ces Etats, écrit -il, ont en commun d'avoir écarté l'individualisme libéral et la dé- mocratie. La nation se substitue à l'individu auquel elle dicte sa conduite: tout lui est imposé sauf ce qui lui est interdit. La situation internationale de la fin de la décennie, qui tient plus de la guerre que de la paix, favorise indéniable- ment ces régimes dictatoriaux qui, à la différence des gouvernements démo- cratiques, n'ont pas à tenir compte de leur opinion publique. W. E. Rappard observe que fatalement ces régimes courent à leur perte:

5 RAPPARD, W. E., <<Qn'est-ce que la Société des Nations?>>, in: La crise mondiale, Zurich!

Paris, 1938, p. 58.

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«Ür, comment pourrait-on admettre qu'un régime qui dénie à tous la liberté de penser, d'écrire, de parler, de se grouper, de se nourrir, de voyager, d'aimer, de haïr, de s'indigner, de s'enthousiasmer, de travailler et de se délasser à sa guise, puisse être générateur d'une race d'hommes aussi énergiques, aussi intelligents, aussi inventifs, aussi réellement productifs et créateurs qu'un régime plus res- pectueux des droits de l'individu?

Mais, s'il est donc facile aux amis de la liberté d'envisager avec optimisme l'avenir sub specie aeternitatis, cela leur est beaucoup plus difficile lorsqu'ils bornent leurs vues aux mois et aux années qui sont immédiatement devant nous.

Pendant ces mois et ces années, il s'agit avant tout de tenir.>>6

Après l'agression du Japon contre la Mandchourie (1931), de l'Italie contre l'Abyssinie (1935), l'annexion de l'Autriche (1938), l'invasion de la Tché- coslovaquie et de la Pologne (1939) par le Reich nazi, il sait qu'en cas de guerre mondiale les Etats-Unis ne pourront pas rester en dehors du conflit et que sonnera alors le glas des agresseurs. La seule question à laquelle il ne peut répondre est celle du temps qu'il faudra pour y parvenir. Dans son étude Quest for Peace, parue en 1940 aux presses de l'Université Harvard, il fait part de l'espoir, qui peut paraître complètement chimérique à cette époque, de voir la victoire finale de la démocratie et de la liberté sur les forces dicta- toriales et hégémoniques. Cette conviction ne faiblira pas; au contraire elle se renforcera pour devenir certitude dès l'annonce des premiers revers du Reich et de l'entrée des Etats-Unis dans la guerre, en décembre 1941.

W. E. Rappard éprouve de l'horreur pour tout ce qui émane du parti et du gouvernement nazis. Dans une lettre adressée en 1933 à Newton Diehl Baker, homme politique américain, il ajoute le post-scriptum suivant afin de faire partager les craintes que lui inspire l'avènement du nazisme:

« ... I venture to urge you, if you have not yet done so, to read Hitler's <Mein Kampf> in the unabridged German edition. I trust that it has been done in your State Department as it should be done in every important editorial office ali over the country.>> 7

En outre, l'antisémitisme et la persécution des Juifs ne sauraient laisser indif- férent, car, écrit-il, en dépit du principe de non-ingérence dans les affaires in- térieures d'autres nations:

« ... il existe, malgré toutes les exagérations de la souveraineté nationale, une so- lidarité européenne et humaine. En vertu de cette solidarité, les habitants civili-

6 RAPPARD, W. E., «L'individu et l'Etat en Suisse ou la Suisse et les idéologies contemporai- nes», in: La Suisse dans l'Europe actuelle (Zurich) n°4, 1939, p. 37.

7 Copie de la lettre de W. E. Rappard à N. D. Baker du 30 octobre 1933, in: Fonds W. E. Rap- pard, volume 8/16/c, déposé aux Archives fédérales à Berne.

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

sés d'un même continent et d'une même planète ne sont jamais et ne peuvent pas être complètement étrangers les uns aux autres.>>8

Que l'Allemagne prenne garde car, par ce comportement raciste, elle se mu- tile d'une partie importante d'elle-même. A l'annonce des persécutions dont les Juifs autrichiens sont l'objet, quelques semaines après l'invasion de l'Autriche, il remarque:

«Non seulement il y a là une nouvelle manifestation de cette inhumanité qui dés- honore notre époque, mais encore il en résultera nécessairement un accroisse- ment de souffrances et une déperdition de force et de talent dont nous serons tous victimes.>>9

Dans le contexte tragique que traverse l'Europe d'avant-guerre, W. E. Rap- pard défend activement la cause des réfugiés. Il assume dès l933la vice-pré- sidence puis à partir de 1942 la présidence du Comité international pour le placement des intellectuels réfugiés. Cette association a pour mission de trou- ver d'une part de l'argent pour les aider, d'autre part des débouchés dans les pays occidentaux, ce qui n'est pas aisé en cette période de chômage et de crise. Des intellectuels de grande stature, contraints à l'exil, vont trouver re- fuge à l'Institut tels Hans Kelsen, Gugliemo Ferrero, Ludwig von Mises et d'autres encore. Non sans ironie, W. E. Rappard reconnaît que c'est en partie grâce à Mussolini et à Hitler que l'Institut a pu bénéficier de l'apport magis- tral de telles personnalités. A cette époque, la qualité de l'enseignement et des professeurs en fait le phare de la pensée libérale sur le continent européen.

Au cours de cette décennie, parmi toutes les affaires traitées par W. E. Rap- pard, dans le cadre de la Commission permanente des Mandats, il en est deux qui retiennent particulièrement l'attention. La première est la question des minorités en Irak. Le Mandat, en effet, garantit dans ce pays le respect des entités kurde, assyrienne, et bahaïe, lesquelles peuvent compter sur la protec- tion de la Commission. W. E. Rappard redoute qu'une fois la tutelle levée, ce qui advient en l932lors de l'indépendance de l'Irak, le droit de ces minorités ne soit bafoué. Ses appréhensions se confirment dès 1933: durant cette année- là, des conflits entre populations irakiennes et assyriennes entraînent la mort de plusieurs centaines d'Assyriens. La seconde affaire a trait à la situation en Palestine. L'intensification des persécutions contre les Juifs en Allemagne exige qu'une solution territoriale soit trouvée. Cependant, il déplore l' échec de toutes les tentatives entreprises pour concilier les intérêts des communau- tés arabe et juive. Il constate que le gouvernement britannique, sentant venir

8 RAPPARD, W. E., <<De l'antisémitisme en Allemagne et en Suisse>>, Cahiers protestants (Lau- sanne) 19' année, no 8, décembre 1935, p. 450.

9 Copie de la lettre de W. E. Rappard à J. Jéhouda du 28 mars 1938, in: Fonds W. E. Rappard, volume 26/52, déposé aux Archives fédérales à Berne.

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la guerre, ne veut pas s'aliéner les sympathies arabes. Les mesures qu'il prend, notamment en restreignant l'immigration juive, s'accordent mal avec les termes du Mandat palestinien, dont l'un des buts est de favoriser cette im- migration.

W. E. Rappard, durant les années trente, poursuit son activité comme membre de la délégation suisse à l'Assemblée de la Société des Nations; il préside également le conseil d'administration de la caisse des pensions de son personnel. En tant qu'expert chargé de vérifier l'application des conventions ratifiées par les Etats membres de l'Organisation internationale du Travail, il se consacre entre autres à la question du chômage, du travail forcé, du salaire minimum.

En juillet 1934, W. E. Rappard accède à la charge de vice-recteur de l'Uni- versité de Genève, puis, en juillet 1936, à celle de recteur, et ce jusqu'en juillet 1938. Pour la seconde fois, il accepte ces responsabilités qui, dans les circonstances de l'époque, se révéleront délicates et laborieuses.

VIII. La seconde guerre mondiale

Dès l'été 1940, la Suisse est totalement isolée, entourée par trois dictatures.

Cette situation exige le respect d'une neutralité intégrale. Il constate cepen- dant:

«La neutralité n'est jamais glorieuse. Elle 1' est moins que jamais dans un conflit où tous les droits et toute la vérité sont d'un côté et où tous les torts et tous les mensonges sont de l'autre.( ... )

S'il est une leçon à tirer de cette aventure, où notre raison politique heurte si douloureusement notre sentiment intime, ce n'est pas la condamnation de la neu- tralité helvétique dans un monde anarchique. C'est bien plutôt la condamnation de l'anarchie internationale, qui peut seule excuser la neutralité d'un petit pays entouré de puissants voisins.>>10

Face à cette situation nouvelle, dans laquelle la sécurité du pays exige de ne rien faire qui puisse irriter les maîtres de l'heure, il est convaincu que la po- litique du silence est la seule qui convienne à la Suisse. Persuadé de l'impos- sibilité de mener une action efficace sur la place publique, il rallie en septem- bre 1940 les rangs de l' Aktion nationaler Widerstand, association dont le but discret est de maintenir l'indépendance de la Confédération, de protéger la li- berté et les droits des Confédérés et en cas d'agression de résister à l'ennemi.

Les Suisses n'ont qu'un seul devoir: tenir, tout en serrant les rangs, en s'aidant mutuellement et en sacrifiant tout à l'intérêt suprême de la Confédération.

10 RAPPARD, W. E .. <<Héroïsme finlandais et neutralité helvétique», Journal de Genève, 3 janvier 1940.

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

W. E. Rappard témoigne de l'atmosphère qui règne à Genève, après la dé- faite de juin 1940:

<<Le Secrétariat de la Société des Nations et le Bureau international du Travail ont à peu près complètement fermé leurs portes. Les bibliothèques sont closes et il ne reste que quelques témoins isolés d'espoirs passés. Que tout cela est affti- geant!»11

L'un des moyens qu'il trouve pour échapper à l'angoisse quotidienne due à la guerre est de se plonger dans l'étude du passé. Entre 1940 et 1945, W. E. Rap- pard signe une vingtaine de titres qui ont trait à l'histoire suisse. Ces recher- ches ont quelque chose de réconfortant car il en tire des leçons susceptibles d'éclairer les phénomènes contemporains et d'être utiles à l'élaboration de l'avenir. La similitude entre les données du monde présent et celles rencon- trées dans l'histoire des Suisses, où les solutions positives ont fini par triom- pher, n'est-elle pas propre à engendrer l'espoir et l'apaisement de l'historien?

L'analyse de l'évolution des étapes de la Confédération helvétique montre comment la souveraineté, qu'il définit comme le droit d'ultime décision, est passée des Etats membres à la collectivité, ce qui pourrait préfigurer 1' ordre mondial d'après-guerre. Il relève, en outre, que les arguments favorables ou opposés à la subordination des souverainetés locales à une autorité supérieure sont restés essentiellement les mêmes dans les enceintes cantonales du XIXe siècle et dans celles de la Société des Nations. De plus, les institutions de secours mutuels lors d'agression du dehors et l'arbitrage en cas de diffé- rends, que les Suisses ont développés en un demi-millénaire, ont réussi à sau- vegarder la Confédération. Ces questions ne sont-elles pas propres à susciter l'intérêt des contemporains? s'interroge W. E. Rappard:

<<Le problème dont les cantons helvétiques ont poursuivi la solution depuis 1291 jusqu'en 1798 et au-delà, n'offre-t-il pas une analogie saisissante avec celui qui se posera demain à la collectivité internationale? Par quels moyens, dans quelle mesure et à quelles conditions a-t-il été possible de concilier la souveraineté des petites républiques indépendantes avec la sécurité de la Confédération qu'ils for- mèrent en concluant ensemble des pactes d'assistance mutuelle?>> 12

Signalons encore que de 1941 à 1943 W. E. Rappard siège au parlement fédé- ral suisse comme conseiller national, représentant hors parti du peuple gene- vois.

11 Copie de la lettre de W. E. Rappard à P. Mantoux du 8 juillet 1940, in: Archives de l'Institut universitaire de hautes études internationales. Genève.

12 RAPPARD, W. E., Cinq siècles de sécurité collective ( 1291-1798), Genève/Paris, 1945, p. VIII.

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IX. La mission à Londres et le voyage d'Alger en 1942

Au printemps 1942, alors que la Suisse est encerclée par les puissances de l'Axe, l'occasion de revoir le monde libre s'offre à W. E. Rappard dans le ca- dre d'une mission diplomatique à Londres. A l'exception des relations qu'il entretient avec les autorités britanniques à propos des négociations commer- ciales poursuivies, il précise qu'il n'a jamais cherché à rencontrer qui que ce soit, surtout pas les hauts responsables du pays, soucieux de ne pas importu- ner sans motif précis ceux dont l'effort principal porte sur la défense du monde libre. Cependant, la liste des personnalités britanniques et alliées avec qui il est en relation est impressionnante. Selon lui, ce déluge d'invitations est dû au fait que les journaux ont signalé sa venue. Il remarque que la Suisse jouit à Londres d'une indéniable amitié. On comprend la situation dans la- quelle elle se trouve, encerclée qu'elle est par des dictatures antidémocrati- ques et antilibérales. Cet état d'esprit favorable est partagé par le général Charles de Gaulle, avec qui il déjeune le 18 mai 1942. C'est grâce au profes- seur René Cassin, qui avait donné des cours temporaires à l'Institut universi- taire de hautes études internationales, que W. E. Rappard a l'occasion de ren- contrer le chef de la France libre. Ce dernier est bien disposé à l'égard de la Confédération: elle a le mérite, à ses yeux, de n'avoir pas cédé à tous les dik- tats des puissances del' Axe. Au cours d'un précédent entretien, le général de Gaulle lui avait expliqué que les sentiments an ti-anglais du maréchal Philippe Pétain provenaient de sa région d'origine, Le Pas de Calais, de la nomination de Ferdinand Foch à la tête des troupes alliées en 1918 et des circonstances de l'armistice. D'après le général, le maréchal est un être paresseux, doué d'un talent d'acteur et indifférent à toute question politique, pessimiste et sceptique de tempérament; il relève encore le caractère ambitieux du maré- chal, mais nie ses sentiments antisémites.

Entre autres entrevues intéressantes avec des membres de gouvernements européens en exil à Londres, W. E. Rappard a un long entretien avec Edouard Benes. De la bouche du président tchécoslovaque, il apprend qu'à Munich la France et la Grande-Bretagne avaient adressé à ce dernier un véritable ulti- matum, l'obligeant à céder à 1' Allemagne. Le président Franklin Roosevelt ainsi que vingt-et-un chefs d'Etat américains s'étaient joints à cette somma- tion. E. Benes cite encore la réaction de Georges Mandel: «La France a man- qué à sa signature, nous avons tous été des salauds!»13

W. E. Rappard est frappé de voir la place que tiennent les problèmes de l'après-guerre alors même que la victoire est loin d'être acquise. Bien qu'il

13 RAPPARD, W. E., Correspondance de W'E'R' à sa femme lors de sa mission à Londres en 1942. Texte dactylographié, in Fonds W. E. Rappard, volume 120, déposé aux Archives fédé- rales à Berne, p. 34.

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De la Société des Nations à l'Organisation des Nations Unies: William E. Rappard (1883 -1958)

règne dans la capitale anglaise une incertitude complète sur ce que sera le monde politique et économique de demain ainsi que sur les frontières de l'Eu- rope, il trouve une unanimité de vues sur deux points: d'une part, la volonté d'imposer un désarmement unilatéral prolongé à l'Allemagne et à ses alliés pour préserver la sécurité; d'autre part, une plus grande générosité qu'en 1919 à l'égard de l'ennemi défait. Il faut, remarque-t-il, «assurer aux peuples vaincus, comme aux autres, un régime matériel qui les rende réfractaires aux dictatures, amoureux de la paix et par conséquent aussi aptes que résolus à la maintenir».14 Il constate aussi l'incertitude au sujet de l'organisation future de la sécurité collective, mais la détermination à assurer sur le continent un avenir pacifique et universel. Alors qu'au début de la guerre on envisageait la création d'une véritable fédération, avec les sacrifices que cette structure im- poserait aux souverainetés nationales, on a maintenant des intentions moins ambitieuses. Comme on tient à associer les Etats-Unis et si possible la Russie des Soviets, on revient à une conception plus proche de l'ancienne Société des Nations avec, pourtant, quelque chose de plus. Ce quelque chose pour- rait être réalisé dans le domaine de la collaboration militaire. Comment alors s'organiserait -elle: armée internationale ou contingents nationaux? Et W. E. Rappard de constater que ces questions qui agitent Londres sont celles dont on a parlé pendant vingt ans à Genève.

En novembre 1942, il est à Alger, qui à l'époque dépend du gouvernement de Vichy, pour y recevoir, le 7 novembre, le doctorat honoris causa de l'Uni- versité. Le discours qu'il prononce durant la cérémonie a un énorme succès surtout lorsqu'il fait part des sentiments des Suisses à l'égard de la France:

<<Et jamais ils n'ont mieux aimé la France que depuis ses meurtrissures, ses deuils, son absence momentanée. Jamais ils ne l'ont aimée d'un amour à la fois plus tendre et plus ardent, car ils ont entrevu, comme une vision d'horreur et d'épouvante, ce que pourrait être, sans elle, et l'Europe et le monde.>>15

Cette dernière phrase déclenche une ovation formidable dans le public venu en nombre à cette manifestation académique.

La nuit d'après, il est tiré de son sommeil par une violente canonnade et est témoin, sans le savoir, des premières heures de l'opération Torch, le dé- barquement anglo-américain en Afrique du Nord. Dans la situation mouve- mentée que traverse l'Algérie les jours suivants, W. E. Rappard rencontre les représentants des diverses parties de l'échiquier nord-africain: les Améri- cains, les Français de Vichy, ceux mis en place par les Américains et les Gaul-

14 RAPPARD, W.E., Londres au printemps 1942, 31 juillet 1942, in: Fonds W.E. Rappard, volume 118/200, déposé aux Archives fédérales à Berne, p. 27.

15 RAPPARD, W. E., [Journal d'Alger] 11 novembre-16 décembre 1942, in: Fonds W. E. Rap- pard, volume 72/131. Archives fédérales à Berne, p. 5-6.

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listes. Par la connaissance qu'il acquiert de ces différentes tendances, il est à même de renseigner les uns sur les autres. Louis Joxe se souvient du passage de W. E. Rappard à Alger; il raconte combien il avait apprécié les jugements clairs de cet ami des plus généreux et des plus compréhensifs et de conclure:

«Tant de confiance et de sympathie nous firent du bien.»16

Le débarquement allié en Afrique du Nord empêche W. E. Rappard de re- gagner la Suisse à la date initialement prévue. En attendant de partir, il essaye de s'occuper tant bien que mal. Une activité lui est fournie par le Comité in- ternational de la Croix-Rouge, qui lui demande d'entreprendre les démarches nécessaires à l'établissement de relations entre cette institution et 1' adminis- tration de l'amiral François Darlan. W. E. Rappard s'acquitte de cette tâche avec succès. Ce n'est que le 8 décembre 1942 qu'il quitte Alger pour arriver à Genève, le 5 janvier 1943. Sur le chemin du retour, il s'arrête à Casablanca, où il a une longue conversation avec Pierre Voizard, secrétaire général du Pro- tectorat du Maroc. Il constate que tout le monde semble d'accord sur le but à poursuivre: la défaite de l'Allemagne, et sur les moyens d'y parvenir: une col- laboration confiante avec les Anglo-Américains.

X. La victoire alliée et le nouvel ordre international (1943-1945) La fin de 1' année 1942 est marquée par les revers subis par l'Allemagne en Afrique et en Russie. En 1943, a lieu le tournant décisif en faveur des Alliés:

capitulation allemande à Stalingrad au début de l'année, évacuation d' Afri- que des troupes de 1' Axe en mai, et en septembre, après le débarquement en Sicile, la signature par l'Italie de l'armistice.

W. E. Rappard est attentif à tout ce qui se dit dans les rangs alliés à propos de la paix et du futur ordre international. Analysant le discours radiophonique prononcé le 13 septembre 1943, par le secrétaire d'Etat américain Cordell Hull, il relève sa volonté de reconstituer une organisation internationale, non par idéalisme ou générosité - comme on en avait fait le reproche aux fonda- teurs de la Société des Nations- mais plutôt par pur intérêt pour la sécurité nationale et le bien-être économique et social. L'insistance de Cordell Hull à combattre toute agression, sans prévoir pour autant l'organisation d'une force internationale au service de la paix, l'étonne. Le 6 décembre 1943, il écoute avec attention la lecture retransmise par la B.B.C. d'un exposé du maréchal Jan Christiaan Smuts. Celui-ci, qui en son temps avait été l'un des fondateurs de la Société des Nations, prône cette fois une paix fondée sur la prépondé- rance durable de la puissance militaire des Alliés. Ainsi se dessine un monde

16 JoxE, L., Victoires sur la nuit, Paris, 1981, p. 50.

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