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La légitime défense des états au XIXe siècle et pendant l'époque de la Société des nations

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La légitime défense des états au XIXe siècle et pendant l'époque de la Société des nations

KOLB, Robert

KOLB, Robert. La légitime défense des états au XIXe siècle et pendant l'époque de la Société des nations. In: Kherad, Rahim. Légitimes défenses . Paris : L.G.D.J., 2007. p. 25-70

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:45013

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LA LÉGITIME DÉFENSE DES ÉTATS AU XIXE SIÈCLE ET PENDANT L'ÉPOQUE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

RobertKOLB

Professeur de droit international public aux universités de Neuchâtel, de Berne et de Genève (Centre universitaire de droit international humanitaire)

1. Introduction

1. Si, dans le droit de la Charte des Nations Unies, la légitime défense étatique s'est érigée en diva bien connue - autant admirée que décriée d'ailleurs -, elle n'apparaît guère que comme ombre fantomatique et subliminale dans le droit du Pacte de la Société des Nations. Dans le Pacte, elle commence seulement à se dégager des nuées galactiques pour prendre progressivement la forme d'un astre qui brillera, excessivement peut-être, sous l'empire de la Charte. Il suffit de jeter un coup d'œil dans cet extraordinaire témoignage du droit international que recèlent les volumes du Recueil des cours de 1 'Académie de droit international de La Haye. Dans les cours tenus entre 1923 et 1939, la légitime défense apparaît en des contours très amples et peu précis. Elle se confond encore au droit fondamental d'autoprotection de l'Etat d'un côté et au self-help de l'autre1. Tenaillé entre ces deux pôles

1 Un traitement de la légitime défense oscillant peu clairement entre ces deux pôles très amples se trouve dans les cours suivants : W. G. F. PHILLIMORE, «Droits et devoirs fondamentaux des Etats», RCADI, vol. 1, 1923-I, p. 49-51 (droit d'auto-conservation des Etats); A. CAVAGLIERI,

«Règles générales du droit de la paix», RCADI, vol. 26, 1929-I, p. 554-557 (tendance à confusion avec l'autoprotection des Etats) ; Baron E. E. F. DESCAMPS, «Le droit international nouveau. L'influence de la condamnation de la guerre sur 1 'évolution juridique internationale», RCADI, vol. 31, 1930-I, p. 469-476 (légitime défense et auto-conservation, voir p. 470; à la p. 474, la légitime défense est liée à la résistance consécutive à une agression, dont le type n'est cependant pas précisé); H. LAUTERPACHT, «La théorie des différends non justiciables en droit

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gravitationnels, chemine toute_fois lentement un troisième conce~t. Il est forgé d'une critique des deux prem1ers. C'est ce nouveau concept qm nous semble aujourd'hui cueillir l'élément indispensable de toute légitime défense : la

« réaction à une agression (armée) » 2

Quel abîme sépare à cet égard les cours de la période formatrice de l'entre deux guerres de ceux qui suivront immédiatement la nouvelle guerre, dès 1947 ! La légitime défense apparaît désormais immédiatement nette et claire, cristalline oserait-on dire, dans ses contours ; elle frappe par 1 'éblouissante modernité de l'analyse déployée à son égard3. Au fond, les commentaires de ces cours postérieurs à la seconde guerre mondiale pourraient être repris aujourd'hui sans modifications significatives. L'article 51 de la Charte a ainsi cristallisé dans les esprits et catapulté dans la réalité le droit de légitime défense. De plus, il lui a donné 1' ossature et les contours propres qui lui faisaient antérieurement défaut. La légitime défense en tant que concept de droit est née à cette époque. Son destin sera à partir de ce moment un tiraillement constant dans deux directions opposées. L'activité essentielle de certains Etats sera de tenter d'étendre la légitime défense pour répondre aux menaces d'un monde incertain dans lequel le Conseil de sécurité n'exerce pas

international», RCADI, vol. 34, 1930-IV, p. 526-528 (légitime défense comme self-help en général); L. E. LE FUR, «Le développement historique du droit international. De l'anarchie internationale à une communauté internationale organisée», RCADI, vol. 41, 1932-III, p. 535-541 (légitime défense incluant l'intervention en faveur des propres nationaux en péril à l'étranger);

J. BASDEVANT, «Règles générales du droit de la paix», RCADI, vol. 58, 1936-IV, p. 539-550 (légitime défense maintenue surtout pour la défense étatique contre des entreprises de personnes privées, comme dans les affaires de la Caroline et du Virginius); R. Aoo, «Le délit international», RCADI, vol. 68, 1939-II, p. 537-540 (légitime défense comme autoprotection: la légitime défense n'existe que dans le droit international particulier, celui du Pacte de la S.d.N, qui déroge au droit international général en limitant le droit d'autoprotection). La légitime défense est également parfois délimitée par rapport aux représailles : cf. K. STRUPP, ((Les règles générales du droit de la paix», RCADI, vol. 47, 1934-I, p. 569-570.

2 Une telle approche se trouve dans le cours, très moderne sous cet aspect, de A. VERDROSS,

«Règles générales du droit international de la paix», RCADI, vol. 30, 1929-V, p. 481, récusant le concept large comprenant« toutes les catégories de propre défense», c'est-à-dire de self-he/p.

Ces actes d'auto-protection autres que la légitime défense sont l'objet d'un chapitre distinct:

ibid., p. 485-488. J. L. BRJERLY, «Règles générales du droit de la paix», RCADI, vol. 58, 1936- IV, p. 129 amorce aussi la distinction entre auto-protection et légitime défense, en affirmant que la légitime défense contrairement à l'auto-protection suppose toujours un agresseur. Mais la distinction n'est opérée qu'en une phrase bien rapide et tout le reste du traitement est dévolu à des questions générales sans contours très nets.

3 Voir, dans les cours de l'immédiat après-guerre: J. M. YEPES, «Les accords régionaux et le droit international», RCADI, vol. 71, 1947-II, p. 282-289; H. SABA,« Les accords régionaux et la Charte de l'O.N.U. », RCADI, vol. 80, 1952-I, p. 695-696; A. VERDROSS, «Idées directrices de l'Organisation des Nations Unies», RCADI, vol. 83, 1953-II, p. 58-62.

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sa fonction de police internationale; alors que d'autres Etats, moins puissants, tenteront au contraire de contenir les visées centrifuges de la légitime défense en insistant sur sa condition principale, définitionnelle, qu'est l'existence d'une« agression armée préalable »4

Voyons désormais d'un peu plus près la place et la configuration de la légitime défense avant le droit moderne de la Charte.

11. La légitime défense avant 1919

2. La raison pour laquelle le concept de légitime défense- qu'on pourrait croire vénérable, nécessaire et constant dans tout ordre juridique - n'émerge que très tard de l'horizon matinal du droit international est aisément compréhensible. La légitime défense n'a de sens, en droit, que si l'utilisation de la force par les membres individuels du corps social est interdite ou pour le moins limitée par l'ordre juridique. La légitime défense émerge en effet comme contrepoids au monopole étatique ou communautaire de force légitime. Plus cette utilisation de la force individuelle est limitée, et plus la légitime défense se développe; moins elle est limitée, et moins la légitime défense n'apparaît.

Pourquoi? Parce que la légitime défense est une exception à l'interdiction de recourir à la violence. Si le recours à la violence est licite au niveau des règles primaires, il ne fait pas de sens de développer une exception ... à quelque chose qui n'existe pas. Emile Giraud formule donc très bien: «Le problème de la légitime défense est étroitement lié au problème de la légitimité de la guerre. Si la guerre est licite, au point de vue juridique, l'attaque comme la défense sont également légitimes. En droit, la notion de légitime défense n'a, alors, guère de sens. Pour que la défense soit légitime, il faut que l'attaque soit illégitime ! »5.

Des limitations substantielles quant au recours à la force par les Etats - hormis le cas particulier du recouvrement de dettes selon les prévisions de la Convention Drago-Porter (II) de 19076 - ne furent introduites dans le droit

4 Voir C. ALIBERT, Du droit de se faire justice dans ia société internationale depuis 1945, Paris, 1983.

5 VoirE. GIRAUD,« La théorie de la légitime défense», RCADI, vol. 49, 1934-III, p. 692. Voir aussi R. Aoo, Additif au Huitième Rapport sur la Responsabilité internationale des Etats, Annuaire de la CD!, 1980, vol. II/1, p. 51,§ 85.

6 Voir J. B. SCOTT (éd.), The Hague Conventions and Declarations of 1899 and 1907, Oxford, 1915, p. 89ss. Texte français de la Convention dans L. LE FUR 1 G. CHKLAVER, Recueil de textes de droit international public, 2. éd., Paris, 1934, p. 202. Pour un commentaire de cette convention, cf.

J. B. ScoTT, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, Paris, 1927, p. 330ss.

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international qu'à travers le Pacte de la Société des Nations, en 19197. Ce n'est donc qu'à partir de 1919 qu'on peut penser trouver un concept de légitime défense qui de proche en proche gagne des linéaments nets.

Ce n'est pas dire que la légitime défense ne puisse pas être invoquée et avancée dans un environnement social où aucun monopole de l'utilisation légitime de la force n'a été établi. Elle peut l'être par commodité de langage, peut-être par emprunt au droit interne et aux habitudes de pensée. Elle peut 1' être aussi - et surtout - pour satisfaire des exigences politiques et psychologiques. Dans le monde d'après la Révolution française (1789), la guerre doit toujours être motivée et justifiée. La guerre moderne devient en effet une affaire de la nation tout entière ; elle n'est plus limitée à une espèce de duel élargi entre princes8. Une telle guerre a besoin d'être justifiée d'abord aux yeux des autres Etats. Mais surtout, elle doit être justifiée aux yeux des peuples appelés à la lutte. Ceux-ci ne consentiront aux immenses sacrifices qu'impose la guerre moderne que du moment où ils seront persuadés que de légitimes et suprêmes intérêts de la nation sont en jeu, plus même : que la guerre a été voulue et imposée par l'adversaire, qu'on ne fait rien d'autre que de se défendre. Il faut donc persuader que la lutte doit être sans relâche et sans faille.

Il faut pénétrer la population de l'idée qu'il s'agit d'éviter d'être anéantis comme unité nationale, quittant ainsi le livre d'or d'une histoire plusieurs fois millénaire9. Ce travail est avant tout l'œuvre de la propagande de guerre, devenue primordiale et puissante. Comme l'on voit, sur le plan politique l'invocation de la «défense légitime» fait du sens avant toute interdiction ou limitation du droit de recourir à la guerre ; du point de vue juridique, au regard de la licéité générale du recours à la guerre, ce n'est pas le cas. On voit ici comment le droit et la politique vont des chemins nettement séparés. Un concept qui peut avoir son utilité en psychologie politique n'en a pas en droit.

La logique de la politique est subtile, tortueuse, riche ; la logique du droit est réductrice, implacable, cartésienne.

7 Voir I. BROWNLIE, International Law and the Use of Force by States, Oxford, 1963, p. 55ss ; R. KOLB, Le droit relatif au maintien de la paix internationale, Paris, 2005, p. 15ss.

8 Sur l'évolution historique de la guerre, voir G. BEST, Humanity in Warfare, The Modem History of the International Law of Armed Conflicts, Londres, 1980; G. BEST, War and Law Since 1945, Oxford, 1994. Comme l'écrit F. BUGNION, Le Comité international de la Croix- Rouge et la protection des victimes de la guerre, Genève, 1994, p. 828 : «Le développement des idées libérales et, plus encore, la progression du sentiment national dont la conscription est la manifestation la plus visible, modifient profondément la situation des populations civiles, qui se refusent à assister passivement à la lutte dont elles sont le témoin et l'enjeu et qui prennent une part de plus en plus active à une confrontation qui tend à devenir nationale ».

9 GIRAUD, op. cit. (supra, note 5), p. 693-694.

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3. Nous avons affirmé que la légitime défense du XIXème siècle était inextricablement liée aux concepts «d'auto-conservation» et «d'auto- protection». Mais qu'est ce que donc que l'auto-conservation et l'auto- protection? Notons d'abord qu'il n'y a guère d'étanchéité terminologique en ce qui concerne l'auto-conservation. Les notions utilisées varient en s'étendant de 1' auto-conservation (ou « self-preservation » en anglais), à la « protection des intérêts vitaux», à la« nécessité», à la« défense» ou à d'autres encore.

Ces termes vagues reflètent admirablement le profil systémique du droit relatif au recours à la force du XIXème siècle. Tournons-nous donc d'abord vers celui-ci. Il est composé de deux articulations.

a) Premièrement, la licéité générale du recours à la guerre et a fortiori à la simple utilisation de la force par les Etats. C'est ce qu'on qualifie volontiers d'âge d'or de l'indifférence du droit international quant aux causes licites de guerre10. Le ius ad bellum est reconnu à tous les Etats souverains. C'est un attribut inaliénable de leur souveraineté. Chaque Etat décide donc en toute liberté quand il veut aller en guerre et pour quels motifs. Des conseils de prudence et de bonne politique peuvent lui être prodigués ; mais ces conseils ne ressortissent pas au droit et ne contiennent aucune limitation réelle. Un Etat peut passer de l'état de paix à l'état de guerre moyennant une déclaration de guerre. Cette déclaration peut être faite à tout moment. Un Etat peut donc unilatéralement forcer une guerre sur un autre Etat. Même si ce dernier ne reconnaît pas l'état de guerre, celui-ci sera bien créé du moins pour l'Etat qui 1' admet.

b) Deuxièmement, une série de notions spéciales, concrétisant cette liberté générale de guerre, se placent en orbite autour d'elle. C'est le droit d'utiliser la force pour l'auto-conservation, pour l'autoprotection, dans des cas de nécessité, pour la protection d'intérêts vitaux, pour la défense et la sûreté, etc. Tous ces concepts permettent de recourir à la guerre très libéralement. En même temps, ils donnent l'occasion à la partie qui déclare la guerre de motiver celle-ci par un semblant d'élément crédible. Il n'est politiquement pas identique de dire qu'on fait la guerre simplement par bon plaisir arbitraire ou de dire qu'on la fait pour des intérêts vitaux de l'Etat, gravement menacés.

Comme on l'a vu, le principe de l'Etat national requerrait de manière impérieuse le recours à un argumentaire de ce type, concrétisant crédiblement la liberté générale de guerre, sans rien ôter toutefois à sa discrétionnalité.

10 Voir par exemple L. DELBEZ, La notion de guerre, Essai d'analyse dogmatique, Paris, 1953, p. 67ss.

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Ce droit du XIXème siècle se caractérise donc par deux traits fondamentaux.

- Tout d'abord, il est unidimensionnel et harmoniste. Toutes ses composantes tirent dans la même direction, celle de légitimer l'utilisation de la force. La liberté générale fournit le terroir juridique sur lequel viennent éclore les fleurs plus concrètes et donc politiquement plus utiles de l'auto- conservation, de l'autoprotection, etc. La sève qui les nourrit et qui en encadre l'interprétation reste toutefois le liberumjus ad bellum.

- Ensuite, ce droit du XIXème siècle est basé sur la libre et définitive appréciation unilatérale des causes de guerre par chaque Etat uti singulus.

A défaut de tout organe collectif représentant une espèce «d'oracle de la communauté internationale »11, le système reste entièrement subjectif et discrétionnaire dans le chef de chaque Etat12. L'ancienne idée vattélienne13 affleure : c'est uniquement en « conscience » (for intérieur) que la doctrine de la juste cause de guerre oblige les souverains. On se situe ici dans le creuset 'de doctrines politico-juridiques qui tentent d'échapper à tout corset au bénéfice d'un vague moyen d'auto-conservation ou de protection d'intérêts vitaux, sans autres contraintes techniques que la nécessité auto- appréciée (subjective). Une forme historique de droit international est possible dans ces conditions. Mais il ne saurait étonner que ce droit international soit diaphane. Il ne réussit même pas à accomplir normativement - sinon factuellement - sa mission première qui est d'assurer la paix sociale et d'amender le primat de la force anarchique14

11 Par exemple la S.d.N, les Nations Unies, le Tribunal militaire international de Nuremberg, etc.

12 Suite à la Seconde Guerre Mondiale, les juridictions pénales ont revendiqué le droit de contrôler l'argument de légitime défense soulevé par un Etat au prétoire. Voir les arrêts des TMI de Nuremberg et de Tokyo, extraits cités dans: Y. DINSTEIN, War, Aggression and Self-Defence, 3. éd., Cambridge, 2001, p. 185-186. L'article 51 de la Charte des Nations Unies est également basé sur cette conception : la légitime défense unilatérale doit immédiatement être portée à la connaissance du Conseil de sécurité qui va en apprécier le bien-fondé et décider, le cas échéant, de mesures collectives.

13 E. de VATTEL, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle (1758), livre III, chapitre XII, notamment§ 188.

14 Il ne faut pas oublier que tout droit vise d'abord à assurer la paix sociale et à amender le primat de la force. Son efficacité première se mesure à la capacité de remplir cette mission. Le philosophe du droit allemend Helmut Coing écrit très bien : «Die Rechtsordnung ist Friedensordnung. Das zeigen uns var a/lem ihre Anfiinge. Der Friede und das Recht kommen gemeinsam; das Recht bringt den Frieden, und Herste/lung des Friedens ist Voraussetzung for die Entfaltung des Rechts. Übera/1, wo Recht sich entwickelt, /ost es den gewaltsamen Kampf ab und setzt eine friedliche Losung an seine Ste/le. Rechtsverfahren tritt an die Ste/le von Selbsthilfe. In diesem Sinn kann man sagen, dass das Verbot der Eigenmacht der Beginn und die

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4. Tournons-nous désormais vers les deux notions principales dans lesquelles la légitime défense se dispersait tout au long du XIXème siècle (siècle qui, comme l'on sait, dure jusqu'en 1919).

a) L'auto-conservation ou l'auto-préservation est une catégorie subjective sous la bannière de laquelle les Etats se permettent de défendre discrétionnairement, et y compris par la force, tout intérêt censé être vital - ou même simplement important- par eux à un certain moment de l'histoire. La majorité de la doctrine et la pratique admettaient que les Etats pouvaient s'écarter, pour exercer ce droit de nécessité, de la légalité internationale. Cette réserve générale des intérêts vitaux consacrait un triomphe de la souveraineté sur le droit. Un exposé doctrinal achevé de cet environnement idéologique, juridique et social se trouve dans le maître-ouvrage d'Erich Kaufmann sur la Clausula Rebus Sic Stantibus. Cette clause y est présentée comme échappatoire permanente (voire comme Cheval de Troie omnidirectionnel) aux règles de droit international15Le droit international n'oblige qu'aussi longtemps que les circonstances le permettent ; toute nécessité permet d'y déroger et cette nécessité est appréciée par chaque Etat souverain seul. Le principe pacta sunt servanda repose ainsi sur le bon vouloir étatique ; le principe de la Clausula le limite, l'infléchit, oui, le soumet. On pourrait objecter que la Souveraineté triomphe encore aujourd'hui sur le Droit. Or, la différence est que ce triomphe n'est aujourd'hui plus qu'une prépondérance de fait; au XIXème siècle la prépondérance était reconnue et justifiée par le droit international lui-même. Il faut ajouter que petit à petit cette auto-conservation fut domestiquée : d'abord en limitant la faculté d'un Etat d'accomplir sous son couvert des actes contraires aux droits des autres Etats en qehors de son territoire ; ensuite en réduisant progressivement l'auto-conservation à la légitime défense.

L'auto-conservation fut souvent pourvue d'un revêtement juridique par des auteurs du droit international. Ceux-ci rechignaient à la laisser dans les limbes, comme esprit flottant ; ils préférèrent lui assigner une place systématiquement satisfaisante dans leur exposé du droit. L'auto-conservation étatique fut alors configurée comme «droit fondamental de l'Etat »16; elle était l'un des droits

dauemde Grundlage der Rechtsordnung ist ».Voir H. COING, Grundzüge der Rechtsphilosophie, 4. éd, Berlin 1 New York, 1985, p. 142. Voir aussi le Message du Pape Jean-Paul II pour la journée mondiale de la paix, 1er janvier 2004, (éd. du Vatican), p. 7 : «La pace ed il diritto

internazionale sono intimamente legati fra !oro: il diritto favorisee la pace».

15 E. KAUFMANN, Das Wesen des Vëilkerrechts und die C1ausu1a Rebus Sic Stantibus, Tübingen, 1911.

16 Sur cette doctrine des droits fondamentaux, cf. parmi tant d'autres L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, 3. éd., vol. I, Paris, 1927, p. 715ss. G. GIDEL, «Droits et devoirs des nations.

Théorie classique des droits fondamentaux des Etats», RCADI, vol. 10, 1925-V, p. 537ss ;

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fondamentaux parmi d'autres, mais le plus éminent, celui qui était à la base et qui l'emportait sur tous les autres. Ces droits fondamentaux étaient issus de la mouvance subjective de l'école du droit naturel. Celle-ci s'ingénia, dès le XVIIIème siècle, à formuler des droits subjectifs suprêmes et inaliénables de l'individu dans un dessein constitutionnel d'Etat de droit de type libéral. De tels droits subjectifs suprêmes firent ensuite leur apparition au niveau du droit international. Ils furent transposés de l'individu du droit interne vers la personne de l'Etat au plan international. Les droits fondamentaux de l'Etat qui eurent le plus de crédit sont les suivants : (1) le droit à l'existence et à la conservation17; (2) le droit à l'indépendance; (3) le droit à l'égalité; (4) le

L. LE FUR, Précis de droit international public, 3. éd., Paris, 1937, §§ 638 et suiv. Voir aussi A. PILLET, Recherches sur les droits fondamentaux des Etats dans l'ordre des rapports internationaux et sur la solution des conflits qu'ils font naître, Paris, 1899. A. PILLET,

«Recherches sur les droits fondamentaux des Etats», RGDIP, vol. 5, 1898, p. 66ss; RGDIP, vol. 6, 1899, p. 503ss. P. FAUCHILLE, Traité de droit international public, vol. I, partie I, Paris, 1922, p. 39_5ss. W. G. F. PHILLIMORE, «Droits et devoirs fondamentaux des Etats» RCADI, vol. 1, 1923-I, p. 29ss. S. SÉFÉRIADÈS, «Principes généraux du droit international de la paix», RCADI, vol. 34, 1930-IV, p. 343ss. E. KAUFMANN, «Règles générales du droit de la paix», RCADI, vol. 54, 1935-IV, p. 574ss. Les critiques contre cette doctrine de droits subjectifs pré- positifs (repris des droits inaliénables de la personne humaine et hypostasiés en l'Etat sont notoires. Il n'est toutefois pas étonnant que cette doctrine des droits et devoirs fondamentaux des Etats ait connu une vogue prolongée en Amérique latine, où ils servirent de bouclier contre les visées hégémoniques des Etats-Unis d'Amérique. Voir H. ROLIN, «Les principes de droit international public», RCADI, vol. 77, 1950-II, p. 353-360, 354: «Cette divergence d'attitude entre les juristes du nouveau Continent et de l'Ancien s'explique, pensons-nous, par la différence des préoccupations : tandis que l'Europe souffre de sa division, que les meilleurs esprits prêchent la nécessité de l'organisation internationale et dénoncent les ambitions ou incompréhensions des nationalismes rivaux, en Amérique centrale et méridionale, au contraire, ce n'est pas tant la guerre ou l'anarchie que l'on redoute que l'hégémonie d'une grande puissance déterminée, à savoir la grande République étoilée ; d'où la tendance à exalter l'égalité des Etats comme le plus précieux des droits. En présence de pareille orientation politique, il ne sert à rien au juriste d'élever contre le concept des droits fondamentaux des objections de technique juridique». Pour une prise de position latina-américaine, voir R. J. ALFARO, «The Rights and Duties of States», RCADI, vol. 97, 1959-II, p. 95ss.

17 Cf. FAUCHILLE, op. cit. (supra, note 16), p. 410: «Un Etat a incontestablement le droit de prendre toutes les mesures destinées à garantir son existence contre les dangers qui le menacent.

[ ... ] La conservation de soi-même comprend et implique l'exercice de tous les droits nécessaires à la sauvegarde de l'intégrité physique et morale de l'Etat, la faculté d'éloigner tout mal présent, de se prémunir contre tout danger certain de préjudice futur, de prendre les mesures nécessaires pour maintenir intacts les éléments mêmes de l'existence, le territoire, la population, le lien social». Même de nos jours, ce droit à la conservation .tete parfois d'étonnants relents: voir par exemple l'avis consultatif de la CIJ en matière de Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, Recueil, 1996, p. 266, lettre E. du Dispositif, réservant les « circonstances extrêmes de légitime défense dans lesquelles la survie même d'un Etat serait en cause». Sur cette affaire, voir entre autres M. G. KOHEN, «The Notion of 'State Survival' in International Law», dans : L. Boisson de Chazournes 1 P. Sands (éds.), International Law, the International Court of Justice and Nuclear Weapons, Cambridge, 1999, p. 293ss.

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droit au respect; (5) le droit au libre commerce et à la libre communication. Du côté des devoirs fondamentaux des Etats, on mentionne volontiers le devoir de non-intervention.

Les droits fondamentaux servent de matrice à une sorte d'ontogenèse de droits spécifiques. Ainsi, le droit de conservation « comprend et implique tout droit nécessaire à ... »18, dit-on. C'est-à-dire qu'il donne lieu à tel ou tel autre droit, comme celui de prendre toute mesure nécessaire à la propre sûreté. Des droits subjectifs concrets sont ainsi dérivés, de manière souple et incontrôlée, d'un principe général juridico-politique de «conservation», d'un axiome premier d'ampleur considérable. D'ailleurs, on trouvait cette idée d'auto- conservation aussi ailleurs, par exemple dans les clauses relatives aux « intérêts vitaux» qui grevaient l'acceptation de la compétence d'instances arbitrales internationales19.

L'auto-conservation était un principe « constitutionnel » du droit international du XIXème siècle. Il innervait tout le système et concrétisait les exigences de la souveraineté dans ce qui a été appelé par un internationaliste éminent, en empruntant à une célèbre affaire de la CPJI, une «société du Lotus »20

b) L'auto-protection (selj-help) était un autre principe phare du droit du XIXème siècle. Le droit international ne connaît pas d'organes réguliers et centralisés, préposés à l'exécution du droit. Le droit international est un droit sans juge et sans policier, disait-on anciennement21. Dès lors, les Etats se trouvent régulièrement dans la situation de (croire) posséder un droit qu'ils ne peuvent toutefois pas mettre en œuvre tant que le débiteur refuse de s'y conformer, soit spontanément, soit après rèquête, soit après sommation. L'Etat créancier du droit peut alors être tenté d'exécuter son droit par ses propres moyens, y compris par une utilisation limitée de la contrainte ou de la force. Ce droit d'auto-protection est proche de la légitime défense, tellement d'ailleurs

18 Voir le passage de FAUCHILLE, cité à la note infrapaginale précédente.

19 Cf. la critique de H. LAUTERPACHT, The Function of Law in the International Community, Oxford, 1933, p. 3ss, 26ss. Sur ces anciennes clauses d'intérêts vitaux, etc. : H. WEHBERG,

«Restrictive Clauses in International Arbitration Treaties », AJIL, vol. 7, 1913, p. 301ss;

R. WILSON, «Reservation Clauses in Treaties of Obligatory Arbitration », AJIL, vol. 23, 1929, p. 68ss ; P. MARlOTTE, Les limites actuelles de la compétence de la Société des Nations (Art. 15,

§§ 7 et 8 du Pacte), Paris, 1926, p. 100ss.

20 P. M. DUPUY, «L'unité de l'ordre juridique international- Cours général de droit international public», RCADI, vol. 297, 2002, p. 93-94.

21 Voir par exemple J. DE LOUTER, Le droit international public positif, vol. I, Oxford, 1920, p. 58ss.

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que cette dernière s'est partiellement confondue au self-help jusqu'à la période de la S.d.N.22. Toutefois, l'auto-protection est beaucoup plus large que la légitime défense : elle permet de poursuivre par la force tout droit (prétendument) violé, quel qu'il soie3; la légitime défense au sens moderne du terme ne concerne que la violation de l'intégrité territoriale de l'Etat par une attaque armée de la part d'un autre Etat. A strictement parler, la légitime défense ne couvre donc qu'un petit secteur du droit de self-he/p. Mais on comprend aussi que si un ordre juridique admet le plus, le self-help, alors le moins, la légitime défense, ne pourra être qu'absorbé par ce plus jusqu'à en être éclipsé. Là encore on trouve une équation unidimensionnelle et harmoniste : l'auto-protection est le droit général ; la légitime défense se présente comme une lex specialis qui y est subordonnée au point d'y être noyée

De plus, il y avait au XIXème siècle de nombreuses situations dans lesquelles ce droit d'auto-protection s'approchait considérablement des plages de la légitime défense. Ce fut le cas quand le concept était invoqué pour permettre à 1 'Etat de se protéger contre des « agressions » commises non par des organes d'un autre Etat, mais par des bandes armées agissant à titre privé ou contre des actes d'autres personnes privées. Ce fut fréquent tout au long du XIXème siècle où l'entreprise privée dominait bien des activités24. L'affaire de la (ou du) Caroline (1837) est à cet effet emblématique. Elle est citée indifféremment sous le chef de la légitime défense, de l'auto-protection ou de la nécessité; on aura l'occasion d'y revenir (sous III, no. 6).

Ce droit de self-help était considéré comme un droit inhérent à la souveraineté de l'Etat par les anciens auteurs25Il fut défendu encore au

22 Voir en particulier J. ZoUREK, L'interdiction de l'emploi de la force en droit international, Genève, 1974, p. 98-102.

23 Selon le J. SALMON (éd.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, 2001, p. 113, ce droit exprime l'idée d'une «justification exceptionnelle d'un acte en lui-même contraire au droit international, cette justification étant tirée de la circonstance que l'Etat, auquel cet acte est imputable, n'avait pas d'autres moyens d'assurer sa propre défense ou celle des intérêts dont il a la garde».

24 Cf. VERO ROSS, op. cit. (supra, note 2), p. 486. Généralement, ce droit est discuté au' XIXème siècle sous le couvert de l'auto-conservation ou de l'auto-préservation: cf. par exemple encore dans W. E. HALL, A Treatise on International Law, 8. éd., Oxford, 1924, p. 322-323, 328;

A. S. HERSHEY, The Essentials of International Public Law and Organization, 2. éd., New York, 1927, p. 232-233, § 132; J. WESTLAKE, Etudes sur les principes du droit international, Bruxelles/Paris, 1895, p. 120ss; Lord Robert PHILLIMORE, Commentaries Upon International Law, 3. éd., vol. I, Londres, 1879, p. 314ss, § 114ss.

25 Voir par exemple W. E. HALL, A Treatise on International Law, 8. éd., Oxford, 1924, p. 81.

J. C. BLUNTSCHLI, Le droit international codifié, Paris, 1870, p. 263, § 499: «Lorsque les

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La légitime défense des états au XIXe siècle et pendant l'époque de la société des nations 35

X:Xème siècle comme seul moyen, d'un côté, de permettre à la victime de violations du droit de se défendre efficacement et d'éviter, de l'autre, de donner une prime définitive au violateur26Pendant la phase de la S.d.N., ce droit avait encore un statut incertain. L'affaire du bombardement italien de Corfou (1923), suite à l'assassinat du Général Tellini, montra que le self-help impliquant l'utilisation de la force n'était, aux yeux des organes de la S.d.N., pas nécessairement incompatible avec le Pacte de l'Organisation27 - à tort d' ailleurs28

Une condamnation non équivoque du principe d'auto-protection n'arriva qu'en 1949, sous l'influence morale des événements de la Seconde Guerre Mondiale. C'est l'affaire du Détroit de Corfou (1949) tranchée par la Cour internationale de Justice. On notera d'ailleurs que l'ironie de l'histoire a voulu qu'il s'agisse encore d'une affaire de Corfou, un peu comme emblème expiatoire pour l'abandon de la Grèce à l'agression italienne en 1923. Voici ce que dit la Cour, en termes péremptoires : «Le prétendu droit d'intervention ne peut être envisagé [ ... ] que comme la manifestation d'une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de 1' organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international. L'intervention est peut-être moins acceptable encore dans la forme particulière qu'elle présenterait ici, puisque, réservée par la nature des choses aux Etats les plus puissants, elle pourrait aisément conduire à fausser l'administration de la justice elle-même». Et la Cour enchaîne sur l'argument spécifique de self-help

conflits ne peuvent aboutir à une solution amiable, 9u qu'un arbitrage paraît impraticable, l'état lésé est autorisé à se faire justice lui-même ».

26 Voir J. STONE, Aggression and World Order, Londres, 1958, p. 98ss, 108ss. H. WALDOCK,

«The Regulation of the Use of Force by Individual States in International Law», RCADI, vol. 81, 1952-II, p. 502 distingue selon qu'il s'agit d'affirmer par la force des droits contre des violations éventuelles (qui serait licite) et l'utilisation de la force comme self-help afin d'obtenir satisfaction pour des droits ayant déjà été violés (qui serait illicite). D'autres auteurs condamnent entièrement le self-help : Q. WRIGHT, The Role of International Law in the Elimination of War, Manchester 1 New York, 1961, p. 5-6.

27 Voir le Rapport de la Commission de Juristes nommée par le Conseil de la S.d.N.: voir J. RAY, Commentaire du Pacte de la Société des Nations, Paris, 1930, p. 357-358;

W. SCHÜCKING 1 H. WEHBERG, Die Satzung des Volkerbundes, 2. éd., Berlin, 1924, p. 492ss, 508-510. Pour un aperçu de la littérature sur le sujet, cf. S.d.N, Ouvrages sur l'activité de la Société des Nations catalogués à la Bibliothèque du Secrétariat, Genève, 1928, p. 105-107. En perspective historique, cf. F. P. WALTERS, A History of the League of Nations, Oxford 1 Londres 1 New York 1 Toronto, 1960, p. 244ss. Pour une appréciation du travail de la S.d.N., cf.

C. EPIROTIS, La S.d.N non coupable, Neuchâtel, 1944, p. 62ss.

28 Une telle conduite est en tout cas contraire à l'article 12 du Pacte. Voir Q. WRIGHT, «Opinion of Commission of Jurists on Janina-Corfu Affair », AJIL, vol. 18, 1924, p. 536ss.

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avancé par le Royaume-Uni: «En outre, l'agent du Gouvernement du Royaume-Uni, dans sa réplique orale, a rangé l' 'Opération Retail' parmi les procédés d'auto-protection ou self-he/p. La Cour ne peut pas davantage accueillir cette défense. Entre Etats indépendants, le respect de la souveraineté territoriale est l'une des bases essentielles des rapports internationaux »29. Dans le nouveau système de la Charte, qui interdit généralement 1 'utilisation de la force, le self-help devient une exception intenable. Elle pervertirait tout l'effort de l'article 2, § 4, de la Charte de proscrire l'utilisation de la force par les Etats individuels. En effet, elle laisserait à tout Etat la possibilité d'invoquer un prétendu droit violé pour pouvoir recourir à la force.

5. Il suffit de consulter la littérature ancienne pour voir qu'avant l'avènement de la S.d.N. la légitime défense brille à la fois par son absence explicite en tant que conception juridique, et par sa présence implicite comme concept noyé dans les plages de l'auto-conservation et de l'auto-protection (self-help) telles que discutées. De ces lectures, on retient surtout l'impression d'une licéiié de l'utilisation de la force extrêmement ample. L'aspect de la légitime défense se situe dans le chapitre sur l'auto-préservation des Etats; des compléments utiles peuvent éventuellement être trouvés dans le chapitre sur les justes causes de guerre. Souvent, la légitime défense n'est pas nominalement mentionnée ; elle est plutôt impliquée ou traitée incidemment dans une phrase générale ayant trait à l'auto-préservation et aux droits d'assurer la sûreté. Le plus souvent, le droit d'action accordé aux Etats est très large. Il se consolide, dans les anciens manuels, en une liste de causes de juste intervention armée. Le traitement peut comprendre des causes telles que la défense de la sûreté personnelle de l'Etat, l'intervention humanitaire, l'intervention pour réprimer la Révolution, l'intervention politique (Doctrine de Monroë), etc. Parmi ces causes, la légitime défense peut être impliquée soit en la rattachant au droit de sûreté (comme une sorte de lex specialis), soit en considérant qu'elle est concédée a fortiori par rapport aux causes passablement générales et vastes mentionnées explicitement. On notera qu'il y a aussi des monographies qui traitent de toutes sortes de motifs d'intervention par la force (pour maintenir l'équilibre des puissances, pour des causes d'humanité, pour prévenir la Révolution, etc.), mais qui ne mentionnent d'aucune manière des situations ayant trait de près ou de loin à la légitime défense30Probablement, cette question n'était simplement pas perçue comme étant juridiquement digne de discussion : le jus ad bellum était évident en droit international général ; pourquoi alors s'arrêter à discuter un cas qui ne prêtait à aucune controverse

29 CIJ, Recueil, 1949, p. 35.

3

°

Cf. S. AMos, Lectures on International Law, Londres, 1874, p. 38ss.

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La légitime défense des états au XIXe siècle et pendant l'époque de la société des nations 37

juridique ? Ce ne sont que les cas plus douteux, demandant un effort de justification majeur, qui font l'objet d'analyses. Ce type d'approche se sent d'ailleurs un peu chez tous les auteurs, qui n'estiment pas digne de s'arrêter sur le cas de la légitime défense, même quand ils le mentionnent.

Enfin, on s'aperçoit à la lecture que les auteurs anciens procèdent par la mention d'une poussière de cas individuels. Ils ne disposent pas d'un arsenal conceptuel leur permettant de capter les éléments essentiels de la légitime défense, ou d'autres concepts connexes, dans l'abstrait, en analysant les éléments constitutifs un par un. Ce n'est que la doctrine et le droit positif du :XXème siècle qui vont procéder à cette reconstruction du droit international autour de concepts juridiques abstraitement définis, comme par exemple

« agression », « légitime défense », « source du droit », « responsabilité de l'Etat», «domaine réservé», etc. Les auteurs anciens procèdent plutôt par grappes de quaestiones et des cas particuliers. Ainsi, par exemple, l'Etat souverain n'est guère discuté comme tel dans les anciens manuels. On a plutôt droit à une liste commentée dressant la situation constitutionnelle de chaque Etat individuel, souverain, mi-souverain, vassal, protégé, etc.- c'est-à-dire : la situation de la France, de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de la Suède, de la Turquie, de la Perse, du Maroc, de Tanger, etc.

Pour ce qui nous intéresse ici, à savoir l'auto-préservation et la légitime défense, on peut s'orienter à des manuels tels que ceux de BAKER31, HALL32, HALLECK33, HERSHEY34, LAWRENCE35, LORIMER36, OPPENHEIM37; PHILLIMORE38,

31 S. BAKER, First Steps in International Law, Londres, 1899, p. 43-44, § 17-22, p. 175, § 2. Le droit d'auto-conservation couvre le droit de légitüne défense, qui est mentionné explicitement mais pour un cas très particulier: un effort d'armement excessif par un Etat sous couvert de légitime défense, mettant en danger la sécurité d'un autre ; l'auteur affirme que dans ce cas, cet effort peut devenir - quoique rarement - une juste cause de guerre. Dans les justes causes de guerre, l'auteur mentionne la« robbery of a province» (ibid., p. 175), ce qui peut être assimilé à une agression armée. On voit toutefois très bien combien de tels traitements de la légitime défense restent éloignés de notre arsenal conceptuel moderne.

32 W. E. HALL, A Treatise on International Law, 8. éd., Oxford, 1924, p. 322ss et 339, §§ 83ss et

§ 91. L'auto-préservation est ici définie d'abord autour du droit de se défendre contre des actes de personnes privées agissant à partir du territoire d'un autre Etat. Des situations d'état de nécessité (saisie de navires en haute mer) sont ajoutées : ibid., p. 328. Cet auteur n'utilise pas le terme de légitime défense. L'aspect du selfhelp est traité à la p. 81.

33 H. W. HALLECK, International Law, 4. éd., vol. I, Londres, 1908, p. 119-124. La légitime défense est mentionnée, mais plutôt comme synonyme un peu vague du droit de conservation. Le passage le plus intéressant se trouve à la p. 123, § 24 : «But it being an established principle that every sovereign State has a right to protect the inviolability of its own territory, and thal any invasion of il is an act ofhostility, which may be repelled by force ... !!. L'exemple qui est donné est celui de transgressions du territoire par des individus privés, à l'instar de l'affaire de la Caroline. Le passage mentionné sert à démontrer qu'un Etat n'est pas tenu de subir des actes

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POMEROY39 STOCKTON40 TWISS41 WALKER42 WESTLAKE43 BONFILS44 BRY45 CALV046, G: F. DE

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47

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d'auto-conservation d'un autre Etat sur son territoire.

34 A. S. HERSHEY, The Essentials of International Public Law and Organization, 2. éd., New York, 1927, p. 231-234, § 132. Le droit de self-preservation est censé couvrir tous les droits à la sûreté et à la défense. L'aspect légitime défense s'accuse dans la phrase selon laquelle « the right of self-preservation includes the right to preserve the integrity and inviolability of its territory », mais de manière encore très vague; on est loin de la condition d'une attaque armée préalable. De plus, l'exemple le plus important donné est encore celui de mesures prises contre des attaques de personnes privées: affaires Caroline, Virginius, etc. Enfin, la sauvegarde de la doctrine de Monroë par la force est légitimée sous l'aspect de l'auto-préservation: ibid., p. 234.

35 T. J. LAWRENCE, Les principes de droit international, Oxford e.a., 1920, p. 129, la légitime défense étant incluse dans un droit général d'écarter la menace: «Par analogie de raisonnement [par rapport à des droits admis dans l'ordre juridique interne] on obtient la règle que l'intervention pour écarter un péril imminent qui menace l'intervenant est justifiable. Mais on notera soigneusement que le danger doit être direct et immédiat, non contingent et éloigné, et, de plus, suffisàmment important en lui-même pour justifier un sacrifice d'argent et de sang pour l'écarter». La légitime défense se fond apparemment- sans que l'auteur ne l'évoque- dans ce droit plus large de réaction contre les dangers imminents à la sûreté (droit de nécessité). Une attaque armée du territoire- et préalable ou non- n'est évidemment pas requise.

36 J. LORIMER, The Institutes oflntemational Law, vol. II, Edimbourg, 1884, p. 32 : « [T]he right of every separate entity to defend its freedom of separate action is a right so plainly involved in the fact of separate existence, thal the 1egitimacy of war in self-defence is recognized by many who question it for all other abjects ». La légitime défense n'est toutefois pas définie plus précisément.

37 L. ÜPPENHEIM, International Law, 3. éd., vol. I, Londres, 1920, p. 214ss, particulièrement

§ 130, utilisant le terme « self-defence » et incluant même la légitime défense contre des désastres naturels! Aujourd'hui, de tels actes seraient couverts, le cas échéant, par l'état de nécessité tel que prévu par l'article 26 du Projet de la CDI sur la responsabilité internationale des Etats (2001). Sur l'état de nécessité, voir les travaux du Colloque de la SFDI de Grenoble (2006).

Voir aussi ZOUREK, op. cit. (supra, note 22), p. 119ss.

38 Lord Robert PHILLIMORE, Commentaries Upon International Law, 3. éd., vol. I, Londres, 1879, p. 312ss, §§ 210ss. Le droit d'auto-conservation est configuré ici comme droit général à la sécurité; il dépasse de loin la légitime défense. Sous ce dernier angle, c'est une fois de plus le droit de prendre des mesures contre l'agression par des individus privés qui est au centre de l'intérêt. Le mot 'self-defence' n'est pas utilisé.

39 J. N. POMEROY, Lectures on International Law in Time of Peace, Boston 1 New York, 1886, p. 85ss, § 84 : « The right of self-preservation by preventing as weil as by repelling attack ».

L'aspect de la légitime défense n'est pas précisé. La faculté pour un Etat d'entrer militairement sur le territoire d'un autre dans des cas de nécessité ou pour des motifu de sûreté fondamentaux est admis: ibid., p. 87.

4

°

C. H. STOCKTON, Outlines of International Law, New York 1 Chicago 1 Boston, 1914, p. 103ss.

L'auteur s'oriente ici encore tout d'abord au cas de défense contre 1' agression par des personnes privées sur les lignes de l'affaire de la Caroline. Il n'y a pas de mention explicite de la légitime défense.

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La légitime déjènse des états au XJXe siècle et pendant l'époque de la société des nations 39

41 T. Tw!SS, The Law of Nations considered as lndependent Political Communities, 2. éd., Oxford, 1884, p. 178ss, § § 1 06ss. Le droit de légitime défense fait ici l'objet d'un traitement à part, au§ 107, à la p. 179. La légitime défense est présentée comme le droit d'auto-conservation le plus important. Elle est basée sur l'idée qu'une collectivité doit être capable « to repel aggression against its Territory ».Ensuite, le cas d'armements excessifs pour maintenir sa propre défense est évoqué: il peut fournir une juste cause de guerre à un Etat qui s'en sent lésé: ibid., p. 180. Ce cas est évoqué aussi par Baker (supra).

42 T. A. WALKER, A Manual of Public International Law, Cambridge, 1895, p. 23-24. Cet auteur utilise le terme 'self-deferree', mais non pas pour désigner la légitime défense au sens moderne, mais plutôt pour signifier l'auto-préservation, c'est-à-dire toute mesures prise par un Etat pour protéger sa sécurité et ses intérêts immédiats.

43 J. WESTLAKE, Etudes sur les principes du droit international, Bruxelles 1 Paris, 1895, p. 116ss, 120-121. Cet auteur évoque en des termes sommaires la défense de l'Etat« attaqué ou menacé», mais les mesures sont concédées non seulement contre l'attaque d'un Etat mais aussi contre toute autre forme d'atteinte à des droits, notamment par des personnes privées. Le terme 'légitime défense' n'est pas utilisé. Voir ensuite les passages très intéressants dans J. WESTLAKE, International Law, 2. éd., vol. I, Cambridge, 1910, p. 312-317: le droit général d'auto- conservation est récusé ; 1 'unique auto-conservation reconnue par le droit international est la légitime défense, mais celle-ci comprend des mesures préventives de dangers. Voici le passage clé : « What we take to be pointed out by justice as the true international right of self preservation is mere/y thal of self-defence. A state may defend itself, by preventive means if in its conscientious judgment necessary, against attack by another state, threat of attack, or preparations or other conduct from which an intention to attack may reasonably be apprehended ». La légitime défense est ensuite encore élargie : «ln attack we include al/

violation of the legal rights of itself or of ifs subjects ... ». La légitime défense converge ainsi avec le self-help.

44 H. BONFILS, Manuel de droit international public, 3. éd., Paris, 1901, p. 128ss, §§ 242ss. Pour cet auteur, la «défense» est une province du droit plus large de conservation. La (légitime) défense est perçue dans ses caractéristiques propres : elle consiste à repousser les agressions, à répondre par la force aux attaques, à s'opposer à l'envahissement du territoire.

45 G. BRY, Précis élémentaire de droit international public, 6. éd., Paris, 1910, p. 110-111, § 79, la légitime défense faisant partie du droit plus large de conservation : «Le droit de légitime défense en cas d'attaque est la suite naturelle du droit de conservation et de sûreté. L'Etat peut, par les moyens à sa disposition, repousser l'invasion étrangère ... ».

46 C. CALVO, Le droit international théorique et pratique, 5. éd., vol. I, Paris, 1896, p. 352-355,

§§ 208-209. Le droit de conservation consiste surtout et avant tout à repousser une agression ou un danger imminent (ibid., p. 353, § 209). Le droit de conservation peut aussi permettre de poursuivre des personnes privées qui conspirent contre un Etat tiers sans que 1 'Etat territorial ne prenne des mesures appropriées pour les en empêcher (ibid., p. 354, § 209).

47 G. F. DE MARTENS, Précis du droit des gens moderne de l'Europe, 2. éd., vol. I, Paris, 1864, p. 317ss, §§ 116ss. Comme chez Bonfils, le droit de conservation est avant tout un droit de se défendre ou le droit de repousser la force par la force (légitime défense) : ibid., p. 318, § 117.

48 J. DE LOUTER, Le droit international public positif, vol. I, Oxford, 1920, p. 235. Le droit de conservation couvre «le maintien de l'Etat comme personne juridique, autrement dit son indépendance, sans y comprendre chaque infraction contre l'un de ses éléments ou une de ses institutions ». On peut y voir une allusion toute indirecte à la légitime défense.

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49 F. DESPAGNET, Cours de droit international public, 4. éd., Paris, 1910, p. 224ss, §§ 172ss. La légitime défense n'est pas mentionnée, sauf indirectement par le truchement de la phrase générale selon laquelle les Etats ont le droit « de sauvegarder contre les atteintes dont elle pourrait être victime la personnalité naturelle et juridique qui leur appartient ». Dans le chapitre sur les justes causes de guerre, il ajoute qu'une guerre ne saurait être entreprise que suite à une offense grave ou à un danger sérieux et imminent. Le terme légitime défense est utilisé dans ce sens large et vague: ibid., p. 797-798, § 505.

50 T. FUNCK-BRENTANO 1 A. SOREL, Précis du droit des gens, Paris, 1877, p. 232. Ces auteurs évoquent la légitime défense comme devoir de 1 'Etat et comme cause de guerre, mais sans donner aucune définition.

51 M. MOYE, Le droit des gens moderne, Paris, 1920, p. 127 : «L'Etat a d'abord la faculté de légitime défense en cas d'agression. Cela est tellement évident que tout commentaire est inutile ». La légitime défense fait partie du droit de conservation des Etats.

52 E. NYS, Le. droit international, Les principes, les théories, les faits, vol. II, Bruxelles, 1912, p. 218ss. Une mention passagère et vague se trouve dans une citation d'Ortolan, accordant à l'Etat le droit de repousser les attaques injustes de l'agresseur (ibid., p. 218). Par ailleurs, le droit de conservation va plus loin.

53 P. PRADIER-FODÉRÉ, Traité de droit international public européen et américain, vol. I, Paris, 1885, p. 356ss, §§ 2llss. Les droits les plus divers sont discutés, comme celui de la nécessité (§ 220), par exemple le droit de se procurer des vivres par la force (§ 231), l'émigration et l'immigration (§§ 239ss), et parmi ceux-ci aussi la légitime défense (§§ 237, p. 383 ; § 249ss, p. 412ss). Au§ 249, à la p. 412, on lit: «Un des moyens principaux tendant à la conservation des Etats consiste dans l'exercice du droit de repousser par la force toute agression quelconque, et de prévenir les attaques possibles». L'auteur distingue entre le droit de défense (contre une attaque réelle) et le droit de sûreté (contre des lésions futures). Ce sont deux facettes du droit de conservation. Le droit de sûreté ne permet pas toutefois d'utiliser la force dans tous les cas : on l'exerce en s'armant et en faisant des préparatifs défensifs.

54 R. PIÉDELIÈVRE, Précis de droit international public ou droit des gens, vol. I, Paris, 1894, p. 172ss, §§ 204ss. Le droit de légitime défense (sous le nom traditionnel de droit de« défense») y est énoncé clairement, et étendu aux menaces imminentes. Voici le passage: «Avant tout, le droit de conservation implique le droit de se défendre contre toute attaque [. . .]. Les conditions d'exercice de ce droit ont donc la plus grande analogie avec celles de la défense individuelle:

l'une et l'autre ne sont possibles qu'au cas d'une attaque violente ou de la menace actuelle d'un danger évident» (ibid., p. 173, § 205).

55 L. CASANOVA, Del diritto internazionale, 2. éd., vol. l, Florence, 1870, p. 66. L'auteur relie le droit de conservation à celui de « défense » contre toutes formes d'atteinte. Le concept de légitime défense y point, mais de manière très vague. C'est surtout l'aspect préventif qui est souligné.

56 F. P. CONTUZZI, Diritto intemazionale pubblico, 2. éd., Milan, 1905, p. 79: « Questo [il diritto di conservazione] comprende la facoltà di agni Stato di compiere tutti gli atti indispensabili per respingere un'aggressione e per evitare un pericolo imminente».

57 P. FlORE, Trattato di diritto internazionale pubblico, 4. éd., vol. I, Turin, 1904, p. 30lss,

§ § 444ss. La légitime défense est mentionnée 445) mais non discutée, car elle semble aller de

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