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Oncologie : Article pp.161-167 du Vol.3 n°3 (2009)

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DOI 10.1007/s11839-009-0142-0

ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

Le « moral » en cancérologie

Stratégies et discours des soignants dans l ’ accompagnement des malades

Mental well-being in oncology, caregivers ’ strategies and discourses

F. Soum-Pouyalet · A. Vega · F. Cousson-Gélie

© Springer-Verlag 2009

Résumé À travers l’utilisation qui est faite du substantif

« moral » en cancérologie et des représentations qu’il recouvre, se révèlent les stratégies mises enœuvre par les soignants dans leur relation aux patients, mais aussi l’impact de leurs conceptions personnelles sur le rapport entre le psychique et le physique, ainsi que leurs critères d’appréciation du bien-être des malades. Le « bon moral » des patients, qu’il soit conçu comme un relatif bien-être, l’adaptation à la maladie ou le cheminement vers un nouvel état, est synonyme de confort tant pour les malades que pour les équipes soignantes. Or, l’annonce de la mauvaise nouvelle : la récidive ou l’imminence de la mort, met en échec les stratégies soignantes du maintien de l’espoir et de la projection vers un mieux-être. Cette analyse du

« moral », comme vecteur des représentations soignantes, met ainsi en lumière les difficultés qui subsistent pour les équipes à faire face à la maladie et à la mort.

Mots clésMoral · Relation thérapeutique · Anthropologie · Cancérologie

Abstract In the field of oncology, the expression can be differently used and recovers various interpretations. Those interpretations reveal the different strategies of medical teams to deal with patients as well as the individual conceptions of caregivers concerning the link between body

and mind, and patients’well-being criteria. Whatever is the definition they give of “mental well-being”(feeling good, coping with cancer, etc.), this well-being is wanted by both patients and caregivers because it leads to more comfort in the therapeutic relation and in the day-to-day life. Yet, breaking bad news leads the medical strategies based on hope to failure. This analysis of “mental well-being” as a media of medical representations enlightens the difficulties that remain for medical teams to face illness and death.

Keywords Mental well-being · Therapeutic relation · Anthropology · Oncology

Introduction

Les avancées en matière de relations soignants-soignés ont connu une accélération certaine dans la dernière décennie, grâce notamment aux états généraux de la ligue de 1998 et de 2000, ainsi qu’à la mise en place des Plans cancer 2003, 2009. Pourtant, différentes études et sondages1, réalisés depuis, révèlent les points faibles de la relation thérapeutique [2,13], notamment dans le domaine de la communication soignant-soigné. Le sentiment de n’être pas assez écouté, celui de ne pas recevoir l’information appropriée et la dénonciation d’une prise en charge morcelée demeurent.

La gestion des émotions est au cœur de la démarche d’accompagnement dans le contexte de la cancérologie où les questions existentielles se posent avec acuité. À travers les discours des soignants sur la perception de l’importance du « moral » dans la maladie et sur le « moral » des patients se révèlent ainsi les stratégies, croyances et mécanismes qui opèrent dans la relation des soignants à ces personnes en souffrance. Cet article s’appuie sur les données de l’étude anthropologique qui a été menée auprès F. Soum-Pouyalet (*)

Institut Bergonié et CSE, CNRS-EHESS, département de radiothérapie, 229, cours de lArgonne,

F-33076 Bordeaux cedex, France e-mail : soum-pouyalet@bergonie.org A. Vega

CERMES, CNRS/Inserm, 101, rue de Tolbiac, F-75654 Paris, France

F. Cousson-Gélie

Laboratoire de psychologie santé et qualité de vie, université Victor-Ségalen-Bordeaux-II, UFR sciences de lhomme, 3 ter, place de la Victoire, F-33076 Bordeaux, France

1Ainsi que le rapport final de « Lenquête auprès de patients atteints de cancer quant à lannonce de leur maladie », FNCLCC, TNSHealthcare, janvier 2008.

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des soignants2 dans le cadre de la recherche pluridiscipli- naire sur le « moral » des patients3. Ce projet visait notamment à interroger l’opérationnalisation de ce terme profane dans l’interaction soignant-soigné en s’attachant à analyser les définitions et les croyances qu’il recouvre pour les uns comme pour les autres et l’utilisation qui en est faite.

Prise en compte du « moral » dans l

interaction soignant-soigné

Proposer aux soignants une discussion autour d’un terme profane a pour avantage de les amener à s’extraire de leurs registres spécifiques et à en révéler l’emprise. À travers la discussion autour du « moral » des patients et autour de la manière de présenter l’information, plusieurs niveaux de discours soignant coexistent, source d’une ambiguïté certaine.

Le moral renvoie au vécu intime mais s’émancipe du vocabulaire savant de la psychologie et de la psychiatrie par son caractère profane. Le recours aux concepts et discours préétablis n’est dès lors plus aussi évident. Cette notion ouvre une « zone grise »4 dans le discours médical dans laquelle les représentations individuelles, les croyances et les pratiques singulières se révèlent.

« Moral » nié : un discours médical axé sur les caractéristiques anatomopathologiques de la maladie

Dans le discours de ces soignants, le cancer est considéré comme une atteinte physique qui peut, le cas échéant, mettre en péril l’équilibre psychologique des patients.

L’équation inverse est jugée, par contre, inconcevable.

Toute évocation d’une possible psychogenèse du cancer est violemment rejetée et jugée dangereuse pour l’équilibre psychique de la personne. En fait, elle entraîne les soignants dans un domaine, celui du psychisme, dont ils ne maîtrisent pas les outils.

Cette attitude participe de la mise à distance de l’émotion engendrée par le colloque singulier et par la possible identification avec le malade. «Le patient devient donc cet objet fantasmé et morcelé qui se résume souvent à sa

tumeur et aux caractéristiques de celle-ci» [26]. L’événe- ment est enraciné dans l’acte thérapeutique : au mal physiologique énoncé correspond un remède. La technique intervient alors comme vecteur préférentiel du discours par la description des étapes du soin, de ses effets, voire de ses effets secondaires et des moyens d’y faire face.

Dans ce contexte, les témoignages de patients exprimant leur impression d’être considérés à travers le morceau de chair atteint par la maladie, leur sentiment d’être « expro- prié » de leur propre corps, « morcelé » par les différentes étapes du soin et par les prises en charge anticancéreuses, sont pléthores [12]. De cette dénonciation du morcellement a émergé l’idée d’une « prise en charge de la personne globale » incluant la dimension psychologique dans le parcours thérapeutique. Néanmoins, cette avancée fonda- mentale n’a pas enrayé complètement ce ressenti de morcellement. Au contraire, elle s’y est intégrée.

Le psychologue est devenu : «celui qui s’occupe de ma tête», tandis que les autres «s’occupent de mon sein» (patiente atteinte d’un cancer du sein).

Impact des recommandations en matière de communication soignante

Cette approche médicotechnique est néanmoins contre- balancée par les recommandations en matière de commu- nication. Celles-ci, relayées parfois par les guides de bonnes pratiques, sont acquises et diffusées à travers les modules de formations continues, la littérature scientifique, et les colloques. Ainsi, la notion d’une « éthique de l’informa- tion » se développe-t-elle dans la communauté médicale [5,17]. Les enjeux de cette éthique de l’information concernent, par exemple, le temps attribué à la démarche informative, le respect de la confidentialité et du désir d’information ou de non-information de la personne, mais aussi l’attention portée sur une culpabilisation ou une responsabilisation du patient vis-à-vis de l’émergence de la maladie ou de l’efficacité du traitement [22].

L’émission et l’adaptation de ces recommandations dépendent néanmoins de l’institution considérée, de sa structure, de son histoire, de ses choix stratégiques.

L’empreinte d’un « esprit maison » s’exprime dans les

« zones grises » du soin et dans les situations les moins formelles comme la communication soignant-soigné. Ainsi, l’idée de « se battre » contre la maladie, qui revient immanquablement dans les discours en cancérologie, est, d’un temps et d’un lieu à l’autre, utilisée ou rejetée par les soignants [29].

La dimension psychothérapeutique n’entre pas forcément en ligne de compte dans cette injonction. Pour de nombreux soignants, « se battre » témoigne de la part du patient d’un engagement dans le processus de soin, d’une volonté de

2Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de médecins des différentes spécialités (chirurgie, oncologie, radiothérapie, radiologie), infirmières et assistantes médicales, manipulatrices, aides-soignantes.

3Cette étude coordonnée par Florence Cousson-Gélie, université de Bordeaux-II, a été financée par lINCa et le laboratoire Lilly. Elle sest déroulée de janvier 2007 à décembre 2008.

4Suivant la définition quen donne Primo Levi, la « zone grise » est une zone indéterminée, entre le bien et le mal. Cette notion est parfois utilisée en médecine.

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coopération avec l’équipe de soin. Cette expression est le témoin d’une attitude de bonne observance thérapeutique même si elle est contrebalancée par des pleurs et des moments de découragements : «Il faut vous faire soigner, vous battre : dans la vie, il faut se battre pour tout, être un battant, pas baisser les bras !» (infirmière).

Néanmoins, l’impact des travaux de psychologues et de psychiatres qui recommandent de prendre de la distance avec ces injonctions se révèle aussi dans la pratique médicale [3]. Certains soignants s’insurgent contre ces postures de combat : «Il faut se battre du matin au soir, mais c’est pas possible ! On peut pas être permanent… C’est terrible sinon ! On est en tension permanente ! C’est justement là qu’on vit plus !» (oncologue).

Cette attitude peut être le fait d’une même personne à des temps différents du soin. Dans ce va-et-vient entre encouragement et lâcher-prise temporaire, l’objectif est de faire adhérer le patient au traitement et à la démarche thérapeutique afin de garantir aussi un meilleur confort pour l’équipe soignante.

Convictions personnelles des soignants

À travers ces deux exemples de discours, rejetant la dimension morale ou l’intégrant de manière différentielle en fonction des besoins, les convictions personnelles des soignants s’effacent. Elles sont néanmoins susceptibles d’émerger dans les situations liminales de la relation soignant-soigné : par exemple lorsque le soignant n’a pas réussi à maintenir la «juste distance» avec le patient [26].

Or, lorsque l’on interroge les soignants sur leurs convictions personnelles, leurs témoignages sont, sensible- ment, voire radicalement, différents des discours qu’ils tiennent aux patients ou des positions qu’ils défendent dans le cadre institutionnel. Leurs représentations, qu’elles soient ou non argumentées par des références scientifiques5[23], intègrent les rapports d’interaction entre le corps et l’esprit.

Pour beaucoup, le lien de causalité entre le vécu du corps et le vécu psychique est «évident même si on n’a pas de preuve (…) mais je me garderai bien de le dire à mes patientes pour ne pas les déstabiliser un peu plus» (chirurgien). La psychogenèse du cancer loin d’être niée par les médecins est parfois même argumentée. Par extension, l’idée que le bien-être psychique influe sur la bonne réussite du traitement est souvent défendue.

L’idée qu’il serait possible de guérir par la volonté [25]

est présente de manière ambiguë. L’impact d’une bonne qualité de vie (psychique et physique) sur l’observance des

traitements est unanimement mis en avant. La tolérance, dont font preuve la plupart des médecins à l’égard du recours aux médecines complémentaires en est un exemple : «des choses qui ne servent à rien mais qui font du bien au corps et au moral» (chirurgien). Au-delà de cet aspect, la croyance en une action du « moral » sur l’efficacité thérapeutique est plus ou moins larvée, surtout chez les non-médecins (infirmiers, aides-soignants, etc.) :

« probablement qu’on sous-estime tout l’impact que peut avoir le psychologique sur l’évolution des malades en général». Le moral est considéré comme un capital en lien avec le capital physique. Au-delà d’une croyance, c’est aussi une posture culturelle inspirée de lapositive attitude apparue au courant duXIXesiècle aux États-Unis en réaction à la rigueur calviniste6et largement exportée depuis.

Néanmoins, lorsqu’ils évoquent leurs convictions personnelles en entretien, le plus souvent hors enregistre- ment, les soignants mentionnent l’interdit qu’ils s’imposent de faire état de ces croyances devant le patient. Ils affirment observer une prudente réserve ou bien prendre le contre- pied d’un discours auquel ils adhèrent pourtant : «Je ne peux pas me permettre de dire ça» (chirurgien). Plusieurs arguments sont apportés pour expliciter cet interdit implicite. Le principal est la nécessité d’un lissage du discours soignant pour éviter une polyphonie nuisible au patient. Le deuxième réside dans les effets délétères et incontrôlables de discours « anarchiques » sur le patient (culpabilité, rejet, etc.). Cette volonté de formaliser le discours se heurte pourtant aux limites des impératifs relationnels et interpersonnels.

Dans les faits, on constate qu’il existe un décalage, parfois important, entre ce que les soignants s’autorisent à dire et ce qu’ils croient. Différentes dynamiques interagissent dans cette construction du discours au patient, à commencer par le souci de ne pas sortir de son rôle de soignant et de son statut, et celui de maintenir la logique de l’espoir, nécessaire au malade autant qu’à l’équipe soignante.

Au pied du mur : les limites des stratégies soignantes

Au travers des discours, on retrouve un même leitmotiv : le patient qui a le moral est un patient « confortable » pour les équipes soignantes. «Un patient qui a le moral, je dirais c’est très simple : il est confortable pour tout le monde donc… Pour lui-même et pour son entourage et pour le médecin parce qu’il va dire : “oui bon d’accord” (…).

Celui qui a pas le moral déjà c’est plus compliqué parce

5En loccurrence par les travaux de David Servan-Schreiber Anticancer. Prévenir et lutter grâce à nos défenses naturelles.

Pocket, 2009 ou de Thierry Janssen Vivre le cancer du sein autrement, éditions Robert Laffont, 2006.

6Barbara EhrenreichIllness is all in the bodyOne after another, theories of disease that blame the sufferer have wilted under scrutiny. The Guardian, 21 juillet 2007 et « Les dégâts de la pensée positive », Courrier internationaleno935, 2 octobre 2008.

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que déjà va falloir le faire adhérer, l’engager dans le traitement en l’aidant, et…» (oncologue).

Les enjeux du soin impliquent une harmonisation de la relation thérapeutique. Comme un couple, soignants et soignés gagnent à «regarder dans la même direction»7. Maintenir l’espoir y participe.

Stratégies soignantes de maintien de l

espoir

La nécessité de maintenir une « projection » vers un mieux amène les soignants à faire garder une forme d’optimisme face aux épreuves que les patientes ont subies et subiront en «reformulant» positivement les points de vue des soignées, et en les projetant dans l’avenir, grâce à des stratégies de maintien du « moral » et de l’espoir [20,24].

À chaque étape du soin, des stratégies soignantes sont mises en place dans ce but. Les infirmiers-anesthésistes par exemple vont ainsi mettre en avant le progrès du passage de la position horizontale à la position assise, de la salle de réanimation à la chambre d’hospitalisation. De la même façon, l’information va souvent être délivrée au patient en fonction de cet impératif de « faire espérer » ou « amener à se projeter ». Les exemples de contrôle de l’information et d’évitements discursifs sont nombreux : «moins on en dit et mieux c’est», «la difficulté[en parlant]c’est de ne pas générer d’autres interrogations, d’autres angoisses» (infir- mières). Les rapports ambigus et complexes des soignants à l’information ont d’ailleurs été largement étudiés [9].

Pour adapter au mieux son discours au niveau de connaissance de la personne, à son niveau d’adaptation à la maladie et ne pas risquer d’induire une polyphonie des discours médicaux, le soignant va s’attacher à «faire parler » avant tout. À travers les discours des patientes, les soignants vont chercher à déterminer des indices, autrement nommés « accroches», qui vont leur permettre d’adapter au mieux leur discours : « La personne malade fait souvent des “accroches”, il faut l’écouter. Si elle préfère dire tumeur que cancer, métastatique que généralisé, c’est un choix qu’il faut respecter »8. Néanmoins, cette stratégie atteint ses limites dès lors que la stratégie de maintien de l’espoir ou de projection ne peut plus être maintenue.

Écueils : récidive, aggravation et mort

La récidive, l’aggravation de la maladie sont des temps qui mettent en péril le fragile équilibre de la relation thérapeutique et le maintien de l’espoir. Elles mettent le soignant au pied du mur, rendant tout discours autour de

l’espoir et tout évitement discursif caduc. Derrière cette incapacité à trouver de nouveaux ressorts à l’alliance thérapeutique se dévoile le tabou de la mort, tabou médical, tout autant que tabou culturel.

« Le cancer introduit dans la relation médecin-malade un interlocuteur souvent paralysant pour tous les deux : la mort» [8]. La mort, si elle est omniprésente dans les non- dits et les préoccupations tant des soignants que des malades, est la grande absente des discours. Dans le domaine médical, cette difficulté à évoquer la mort s’explique par l’échec qu’elle représente face au mythe de la toute-puissance médicale [15]. Les campagnes de sensibilisation de l’Institut national du cancer (INCa) [entre autres] visant à démontrer que le cancer est une maladie « qui se soigne » et à mettre en scène des patients guéris ou en rémission9vont à l’appui de ce mythe : «On montre rarement la médecine en échec à la télé (…), le problème c’est qu’on a tendance à généraliser (…). Le problème toujours de ces médiatisations [à propos de la campagne INCa], c’est qu’on rend la médecine surpuis- sante et que ça peut, peut-être, donner l’idée aux patients que maintenant on guérit tous les cancers et que voilà ! Alors les patients qui sortent pas de leur cancer, c’est plus difficile à comprendre» (radiothérapeute). Dans ce con- texte, faire face à l’aggravation de la maladie et au non-dit de la mort est d’autant plus difficile pour les soignants.

Cheminement et accompagnement

Au « désenchantement du monde », cher à Gauchet [10], correspond un désenchantement similaire du soin en cancérologie. Au-delà de l’objectivation des corps [12]

s’opère une objectivation de l’expérience de la maladie.

Pour toutes les raisons déjà citées, le discours autour de la mort est rendu improbable, voire impossible, comme en témoignent d’ailleurs les débats sur l’euthanasie [6]. De fait, la gestion de la fin de vie dépasse largement le cadre des unités de soins palliatifs, mais les soignants n’ont guère d’outils à leur disposition pour évoquer la mort [14].

Dans nos sociétés, par définition, le soignant guérit et soigne, il n’accompagne pas la mort qui constitue un échec médical par essence : «On n’aime pas dire aux gens qu’ils vont mourir, et puis dans notre société ça ne se fait pas. On meurt pas maintenant, on guérit du cancer !» (oncologue).

Quête de sens et sérénité

Le cancer est synonyme de destruction à tous les niveaux et, avant tout, de destruction et reconstruction du sens. Les

7Saint-ExupéryTerre des Hommes, 1939, Gallimard 1991.

8« Le dispositif dannoncebrochure destinée aux professionnels de santé », INCa, Ligue, avril 2006, p. 11.

9Campagne « Nous sommes des héros ordinaires », INCa, automne 2006.

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témoignages des patients font, pour la grande majorité, état d’une interprétation de la causalité du cancer : qu’il s’agisse d’une causalité endogène (répercussions de conduites « à risque » par exemple) ou exogène (conséquence d’un traumatisme, facteurs environnementaux, etc.) [27]. Le cancer vécu comme une « injustice » insupportable révèle le vide de sens qu’induit la maladie.

Redonner du sens à l’expérience de la maladie c’est écrire «le roman des origines» [1] et redonner du sens à un parcours de vie, passé et à venir, et ce, quelle que soit l’issue du parcours de soin. L’idée est d’œuvrer à cette reconstruction individuelle du sens. «La dynamique du rapport au malheur, c’est faire évoluer le sens qui lui est donné» [20]. Confrontés à l’imminence de la mort, les soignants d’une façon générale émettent tous le souhait de travailler auprès d’individus apaisés : ceux dont on peut dire qu’« ils ont admis, ils ont fait le travail». Or, d’après les témoignages, ce cas de figure s’avère peu courant. En outre, il est surtout le fait de personnes âgées, tandis que le dépistage du cancer touche de plus en plus de populations jeunes.

Si les patients disent redouter avant tout la douleur, les soignants, eux, témoignent de la difficulté qu’ils ont à faire face à la souffrance, physique mais surtout psychique, à la

« mauvaise mort » autrement nommée « mal-mort » : «Le malade qui est agonisant…Alors ça je supporte pas ! On a l’impression d’être impuissante, et on fait rien ! C’est ça le plus…!» (infirmière). Les passations de relais entre l’oncologue et les soins palliatifs ne sont pas toujours effectuées. Du témoignage même de certaines oncologues : les malades peuvent ne plus voir leur oncologue du jour au lendemain sans qu’aucune explication ne leur soit donnée.

Les soignants ont alors le sentiment de participer à des

« abandons» ou des formes de «lâcheté collective».

Du « vivre comme avant » au « vivre avec », l’objectif des soignants est avant tout d’aider le patient à cheminer vers l’acceptation : «aller de l’avant », « rebondir »,

«surmonter », « mieux vivre», « faire face»,« parcourir tout le chemin », etc.Ce parcours sous-entend une notion d’accomplissement. Le patient accompli est celui qui a effectué un travail de deuil l’amenant à accepter l’idée de finitude : « cheminer dans la maladie c’est intégrer “les petits deuils”qu’elle induit» (psychologue).

Soignants et soignés, un cheminement parallèle

Dans ce contexte, le rôle des soignants dépasse celui de l’accompagnement pour adopter celui de passeur d’un état vers un autre : de la santé à la maladie, de la maladie à la santé ou à la mort [28]. Ce « passage », en tant que dynamique de vie, se distingue radicalement de la notion de

« progrès » en ce qu’il ne comporte pas de connotations

morales (tendant vers un « bien » ou un « mieux ») [16].

En ce sens, on peut considérer, à l’instar de Massé et Benoist, la maladie grave comme une expérience initiatique [21].

Le danger, quel que soit le pronostic et l’issue de la maladie, est un danger de rupture du sens : «À l’arrêt des traitements spécifiques, le patient est confronté à une nouvelle rupture » Le sentiment de sécurité disparaît, et un syndrome de Damoclès [18] peut être observé [4]. Éviter les

« ruptures » dans le cheminement du patient, de sa vie avant la maladie à sa vie après la maladie, l’aider à accepter son statut de malade, les pertes (ou deuils) liés à l’aggravation ou gravité de la maladie, c’est pour le soignant : « faire du lien » à travers des « accroches »10, autrement dit : «des choses de la vie des personnes dont il faudrait tenir compte jusqu’au bout».

Faire du lien c’est aussi se retrouver en lien. Une mise en parallèle peut être effectuée entre le parcours des patients et le

« cheminement » des soignants eux-mêmes. Vivant dans l’omniprésence de la maladie et de la mort, les soignants se révèlent particulièrement touchés par la mort de patients jeunes, «le plus difficile !» (infirmier), et ne considèrent plus, de fait, le cancer comme une maladie dégénérative qu’ils pourraient facilement tenir à l’écart. Le cancer est une réalité tangible dans le quotidien soignant : « le cancer c’est quelque chose que vous absorbez » (infirmier). Des phénomènes de transfert soignés-soignants sont évoqués par ces derniers, phénomènes qui peuvent les rendre, pour un temps du moins, incapables de remplir correctement ses fonctions. Cette « contagion » [26] se révèle aussi dans cette répercussion de la souffrance des patients sur les équipes.

À la rupture de sens à laquelle la personne malade fait parfois face correspond ainsi le non-sens de la fonction soignante.

Aussi, soigner, en cancérologie, c’est cheminer soi- même. Soignants et soignés ont donc une « carrière » parallèle [11]. Aux « carrières de patients » correspond donc une carrière professionnelle dans laquelle seule l’expérience clinique semble à même de fournir les outils nécessaires. La dimension initiatique de la maladie opère également auprès des soignants. La dimension existentielle de leur profession renforce le sens qu’ils donnent à leur existence : «Depuis le temps que je vois les gens, malheureusement parfois ça s’arrête… Mais… Je pense qu’il faut être confronté dans sa vie à des choses difficiles pour se rendre compte qu’on a envie de vivre quoi ! » (infirmier-anesthésiste). Cette expérience existentielle peut avoir pour certains un effet « addictif » qui se révèle à travers la double assertion : difficulté, voire vécu doulou- reux de l’exercice professionnel mais intérêt, voire passion pour leur profession.

10Cette notion daccroche a été développée plus haut dans le texte.

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Conclusion

Le substantif « moral » ouvre une zone grise où peuvent s’exprimer les représentations et les croyances des soignants et des soignés. Indéfini, objet d’interprétation individuelle, le moral évoque la fluctuation d’un état, un processus d’adaptation, un cheminement personnel. Il rend compte de liens entre le corps et l’âme, entre le physique et le psychique. Au-delà de cette interaction supposée ou imaginée, au-delà de sa dimension…« morale », la notion de « bon moral » renvoie aux cheminements personnels des patients et des soignants dans leur confrontation à la maladie et à la mort.

Or, dans notre société « thanatophobe »11, on assimile facilement l’adaptation et l’acceptation de la mort et de la morbidité à une forme de fatalité plus ou moins teintée de spiritualité qui s’oppose à l’attitude fortement valorisée de ceux « qui se battent contre l’inéluctable ». Les récits mythologiques regorgent d’exemples de héros qui trans- gressent cette inéluctabilité de la mort. Si l’idée d’un

« cancer-combat » est effectivement battue en brèche par la plupart des psychologues, elle n’en est pas moins ancrée dans les représentations des soignants et des soignés avec toute la dimension culpabilisante que cette croyance induit.

«La conspiration du silence», expression sous laquelle Kübler-Ross définissait le non-dit qui entoure la mort est toujours effective [19]. L’injonction au combat, énoncée directement ou indirectement (y compris le maintien de l’espoir par les soignants) ne contrarie-t-elle pas ces travaux de « petits– et grands–deuils » qu’implique la confronta- tion avec le cancer ?

Toutes nos sociétés humaines ont créé des rites pour assurer les passages d’un statut à l’autre, et notamment de la vie à la mort, afin de donner à celle-ci du sens dans la succession des générations et l’histoire des peuples. Cette dimension historique et transgénérationnelle s’est-elle perdue dans notre société ? Les rites de passage sont-ils encore pourvoyeurs de sens ? La plupart des stratégies mises enœuvre, à l’échelle individuelle, par les « soignants- passeurs » se trouvent mises en défaut dès lors qu’un mauvais diagnostic rend improbable toute tentative d’évite- ment. «Effectuer un travail sur la mauvaise nouvelle»12 [7] au-delà du cadre des soins palliatifs apparaît plus que jamais nécessaire. Mais encore faudrait-il que ce travail dépasse le cadre hospitalier pour s’inscrire dans la société dans son ensemble…

Conflit d’intérêt : Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêt.

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