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La musique comme modèle esthétique : l’exemple de Stravinsky à travers les textes critiques de Jacques Rivière, Jean Cocteau et Boris de Schloezer

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Academic year: 2021

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La musique comme modèle esthétique :

L’exemple de Stravinsky à travers les textes critiques de

Jacques Rivière, Jean Cocteau et Boris de Schlœzer

Mémoire

Isabelle Perreault

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

S

itué aux frontières entre les études de réception et les travaux sur l’histoire des idées, notre mémoire propose qu’en temps de crise épistémologique, la critique acquiert une fonction heuristique qui permet de se réapproprier le réel ébranlé par les changements paradigmatiques et désormais inconcevable. Nous étudierons donc comment une œuvre emblématique de la modernité – Le Sacre du printemps de Stravinsky – participe à la transformation de l’acte critique en forçant l’élaboration d’outils discursifs et épistémologiques qui pourront rendre compte de la nouveauté que représente la musique de Stravinsky, de sorte qu’elle répondra aux nouveaux besoin de l’époque et sera intégrée à l’horizon d’attente. Grâce à de nouveaux moyens critiques par eux élaborés, mais aussi par une mise au point esthétique, Jacques Rivière, Jean Cocteau et Boris de Schlœzer parviendront à ce qu’on appellera la « normalisation » esthétique de Stravinsky, à travers laquelle ils parviendront à nouveau à lire leur époque.

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Table des matières

Résumé III

Table des matières V

Remerciements VII

Introduction 1

Chapitre I – Rupture(s) paradigmatique(s) : la création de la modernité 11

1.1 Fin de l’épistémè classique 12

1.2 La métaphore 16

1.3 Contextualisation 18

1.4 Fin du romantisme et des apports allemands 22

1.5 Stravinsky 24

1.6 Classicisme et primitivisme 25

1.7 Le Sacre du printemps 27

1.8 Les Ballets russes : Diaghilev à Paris 29

Chapitre II – Rivière, ou la transmission de la norme : appréhender Stravinsky 37

2.1 La Nouvelle Revue française 38

2.2 L’arrivée de Jacques Rivière 40

2.3 Le « Roman d’aventure » 43

2.4 La critique musicale de Rivière : le rôle de la métaphore 47

2.5 Le « debussysme » de Jacques Rivière 48

2.6 La déception Debussy, et la recherche d’un modèle 53

2.7 La découverte Stravinsky : le choc du Sacre du printemps 54

2.8 La métaphore : la recette pour une nouvelle critique 62

2.9 Rivière après Le Sacre : une fidélité déçue 67

2.10 Rivière à la barre : la littérature pensée d’après Stravinsky 67

Chapitre III – Cocteau ou la création de la norme : penser avec Stravinsky 71

3.1 « Étonne-moi ! » : le choc esthétique du Sacre du printemps. 74

3.2 Le Potomak et la métamorphose 77

3.3 Collaborations musicales : de David à Parade (1914-1918) 82

3.4 Le Coq et l’Arlequin ou la création du néoclassicisme français 85

Chapitre IV – Schlœzer ou la rupture de la norme : penser la musique à partir de Stravinsky 97

4.1 La critique comme laboratoire esthétique : la conception de l’acte critique 98

4.2 Stravinsky comme lieu où repenser les outils critiques 103

4.3 Stravinsky, étalon esthétique et valeur paradigmatique 109

4.4 Igor Stravinsky : Une prise de position 111

4.5 Le Sacre du printemps : œuvre romantique ? 112

4.6 Le déclin de Stravinsky : la déception Mavra 116

4.7 La critique comme lieu où penser le monde 118

Conclusion 121

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Remerciements

C

e mémoire porte à même ses pages la trace indélébile d’incalculables heureux – et moins heureux – passages dans ma vie. Concentrons-nous sur les premiers, à qui je dédie le fruit de ces deux ans de travail.

Tout d’abord, je tiens à exprimer mon infinie gratitude à ma directrice de recherche, Madame Anne-Marie Fortier, dont la présence, la patience ainsi que les généreux conseils et encouragements sont aux fondements mêmes de la réussite de ce travail. Non seulement pour m’avoir fait découvrir l’œuvre de Jacques Rivière qui, à mi-parcours de mon baccalauréat, m’apparût comme une révélation intellectuelle et esthétique, et pour avoir crû en cet ambitieux projet, vaste, hybride, du reste, peu commun, mais surtout pour avoir été un guide durant ces deux dernières années : je vous suis à jamais reconnaissante.

Je souhaite également remercier Messieurs François Dumont et Michel Pierssens pour leurs minutieuses (et premières) lectures, pour leurs suggestions et leurs bons mots. Merci à Madame Marie-Andrée Beaudet, dont les chaleureux encouragements en tout début de parcours sont demeurés d’inestimables lanternes lorsque ma motivation défaillait. Un merci tout spécial aussi aux quelques autres professeurs, au collégial et à l’université, qui ont éveillé en moi une soif de connaissances et une sensibilité toute particulière aux études interdisciplinaires, mais surtout à la puissance de la littérature, et qui ont confirmé cette décision d’en faire ma vie.

Je tiens également à manifester ma reconnaissance envers mes grands amis (Marie Christine, William, Marie-Pier C., Claudiane, Adrien, Marie-Pier S., Émilie, Estelle, Sarah-Claude, Vincent, Samuel, Gabrielle et tous les autres dont l’espace imparti m’oblige à taire le nom), pour m’avoir permis de décrocher et de me raccrocher lorsque nécessaire. Il y a un peu de nos discussions, de nos réflexions, de vos rires et de mes pleurs, de souvenirs inoubliables et de belles soirées (arrosées) dans ces pages. Merci aussi à mes parents, Denis et Monique, ainsi qu’à ma sœur Catherine, pour leur appui parfois exaspéré peut-être, mais certainement inconditionnel. Merci pour tout, et plus encore.

Enfin, il me faut souligner le généreux soutien des organismes subventionnaires qui m’a, aux tous débuts de ce projet, permis de croire que ce travail en valait la peine : merci, donc, au Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et au Fonds de recherches québécois Société et Culture (FRQSC).

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(9)

Introduction

D

epuis l’avènement des théories de la lecture1 qui tiennent désormais compte du contexte de

production et de réception d’une œuvre, le champ des études littéraires s’est élargi. Ces avancées réorganisent les angles d’approche et conduisent à considérer la littérature non plus uniquement en tant que texte, mais aussi – et surtout – comme un tissu interdisciplinaire où se croisent différents savoirs. Dès lors, le chercheur qui souhaite s’interroger sur ces interactions sera constamment confronté à l’indécision disciplinaire de son objet d’étude, si bien qu’il lui faudra créer son propre domaine d’expertise qui fera appel à des compétences diverses.

Le cas des études musico-littéraires est de ceux-là. Elles se proposent d’abord de dépasser les bornes du texte et de l’étudier dans un réseau plus vaste d’interactions artistiques et musicales, pour ensuite en évaluer leur portée. Dans son ouvrage où elle explore ce qui définit précisément la discipline, Frédérique Arroyas soutient que « la catégorie “œuvres musico-littéraires” tient, en partie, à des traces dans le texte d’une présence musicale et en partie au lecteur qui actualise le contexte musical qui prendra […] de multiples formes2. » Si l’interprétation musico-littéraire d’œuvres

romanesques a été l’objet de ce précédent ouvrage et de plusieurs travaux de recherche déjà – nous faisons référence, entre autres, aux études de Françoise Escal, de Jean-Jacques Nattiez et de Timothée Picard –, peu d’études se consacrent en revanche à la critique musicale en tant que texte littéraire. Évaluer l’ascendant musical sur le discours critique est d’ailleurs le programme de ce mémoire, où nous nous intéressons à la triple fonction (épistémologique, heuristique et herméneutique) de la critique musicale. Postulant qu’il est témoin d’une époque, nous chercherons également à comprendre comment le commentaire sur la musique parvient à modifier non seulement l’acte critique, mais aussi les idées et l'esthétique véhiculées par lui.

Notre mémoire part du constat qu’en temps de crise de la science3, les secousses sismiques

créées mènent à la reconfiguration des savoirs et remodèlent les conceptions généralisées du monde. Il

1 Les travaux de l’École de Constance, d’Umberto Eco et de Michel de Certeau ont changé la conception de la

lecture considérant désormais son rôle actif dans l’herméneutique du texte et dans la construction de l’histoire littéraire.

2 Frédérique Arroyas, La Lecture musico-littéraire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Espaces

littéraires), 2001, p. 19.

3 Nous empruntons ce concept au philosophe des sciences Thomas S. Kuhn qui, dans son livre La Structure

des révolutions scientifiques, fait l’hypothèse que l’évolution scientifique ne s’opère pas de manière linéaire et

continue, par accumulation progressive des savoirs, mais par bonds, par à-coups entraînant des crises importantes de la connaissance.

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advient donc une crise de la représentation, à laquelle se subordonne une crise du langage donnant lieu à la recherche et à la création de modèles pour repenser, puis comprendre à nouveau le monde. À partir de la rupture épistémologique que nous situons autour de 1913, nous examinerons les manifestations et les retombées de cette crise en nous intéressant à l’évolution de la figure de Stravinsky à travers les textes critiques de trois auteurs français (ou francisés) entre 1913 et 1929 : Jacques Rivière, Jean Cocteau et Boris de Schlœzer. Nous soutenons que la musique agit, pour la critique d'art de l'époque, comme un lieu expérimental qui permet aux critiques d'élaborer de nouveaux paramètres épistémologiques et esthétiques susceptibles d’intégrer la nouveauté que représente Stravinsky en 1913. Petit à petit, on pourra observer la « normalisation » de l'œuvre de Stravinsky, si bien qu'aux alentours de 1929, la critique appellera au renouveau musical.

Si nous avons choisi cette période historique d’une quinzaine d’années pour baliser le mémoire, c’est qu’il s’agit d'un creuset temporel où surviennent d’importantes mutations épistémologiques propices à l’apparition d’œuvres novatrices. Les deux années qui servent de bornes au mémoire se caractérisent d’ailleurs par leur importance historique et leur foisonnement culturel. Car si plusieurs spécialistes font coïncider la fin du XIXe siècle long avec la Première Guerre mondiale,

c’est qu’une rupture dans les conceptions survient et cause l’écroulement de cet « ancien monde » qui dépendait grandement de la persistance d’une hégémonie aristocratique. À la fois année qui met fin aux infrastructures et aux conceptions du XIXe siècle, et celle qui fonde la modernité sur les plans

cognitifs, politiques et culturels4, 1913 constitue un terreau favorable à l’éclosion des temps modernes,

terreau où semblent coexister, somme toute, un XIXe siècle essoufflé et la mise en place du XXe siècle.

Les découvertes scientifiques d'alors, qui s’échelonnent approximativement de 1860 jusqu’aux années 1910, ébranlent la représentation et conduisentà chercher de nouvelles avenues où penser le monde. C’est d’ailleurs ce dont témoigne la naissance des nombreuses œuvres d’art souvent incomprises5 contemporaines desprémisses de la Grande Guerre. Commele soutient Jean-François

Chassay, c’est désormais « un truisme de dire que de nombreuses découvertes scientifiques ont ébranlé les fondements de la connaissance et provoqué des crises éthiques, culturelles, voire

4 Voir à ce propos les ouvrages entièrement consacrés à l’année 1913 de Jean-Michel Rabaté (Jean-Michel

Rabaté, 1913. The Cradle of Modernism, Malden (MA), Blackwell Publishing, 2007) et de Lilianne Brion-Guerry (Lilianne Brion-Brion-Guerry [dir.], L'année 1913 [i.e. dix-neuf cent treize] : les formes esthétiques de

l'œuvre d'art à la veille de la Première Guerre mondiale, tome I, Paris, Éditions Klincksieck (Collection

d’esthétique), 1971-1973).

5 Pensons entre autres, en littérature, au Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, au premier tome de La Recherche

du temps perdu de Proust, à Alcools d’Apollinaire, à l’essai sur le roman moderne de Jacques Rivière « Le

Roman d’aventure » ; au Sacre du printemps de Stravinsky et aux années d’activité de Schönberg et ses travaux sur l’atonalité en musique ; au Carré noir sur fond blanc de Malevitch, au rayonnisme de Gontcharova et Larionov et au premier ready-made de Duchamp en arts visuels.

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politiques6 ». Nous souhaitons à cet effet vérifier si, en temps de crise, le discours critique permet

d'appréhender le réel en mutation et, à travers ces observations, voir comment l’acte critique bouge et se transforme également. « Commenter, écrit Jean-Yves Bosseur, c’est mettre en mouvement, introduire une dimension dynamique qui ne connaîtra peut-être jamais d’issue7. » À un monde qui se

meut doit correspondre un art mouvant, et à ce titre, la critique d’art, tous domaines confondus, devient peut-être alors le seul discours encore possible pour offrir une manière et une matière où réfléchir le réel.

En réponse aux mutations épistémologiques qui affectent la représentation, chacun des arts devra réélaborer ses fondements esthétiques particuliers en se fédérant autour de considérations communes. De cette rencontre interdisciplinaire naîtront de nouvelles bases sur lesquelles, ou autour desquelles, créer. C’est donc aux frontières entre les arts que s’effectuera la vérification et la répartition des moyens et des outils de chacun, dont la première étape consistera à « emprunter » aux autres arts pour mieux valider la nature et les limites du sien. Ainsi, la critique – et la littérature plus largement – trouve dans la musique de Stravinsky matière à redéfinir ses propres fondements afin de mieux témoigner du réel dont elle souhaite rendre compte. Par ailleurs, ces outils, élaborés par et dans l’acte critique, permettent subséquemment une meilleure assimilation de la nouveauté que représente alors la musique de Stravinsky en 1913, et participent à sa normalisation esthétique dans l’horizon d’attente. En d’autres termes, nous assistons à deux phénomènes concomitants et interdépendants, qui impliquent un mouvement esthétique circulaire : d’abord, l’objet culturel (la musique de Stravinsky) soumet le texte à des transformations (emploi de métaphores, variations formelles, transfert d’idées) qui concernent à la fois sa forme et sa fonction ; en retour, le critique, mieux outillé, devient lui-même plus apte à recevoir la musique de Stravinsky et agit, de ce fait, sur l’horizon d’attente en parvenant à l’y intégrer par l’efficacité de son discours. Dans un premier temps, c'est donc la musique de Stravinsky, inédite et irrecevable, qui force l’invention d’outils interprétatifs et qui transforme de ce fait la critique ; en second lieu, ces mêmes outils, plus adéquats, sont désormais en mesure d’expliquer et de « normaliser » la musique de Stravinsky.

Cette nouvelle critique « sur le motif 8 » permet aussi de rendre compte d’un second

phénomène qui serait de nature discursive : car les transformations internes auxquelles la critique est

6 Jean François Chassay, La Littérature à l’éprouvette, Montréal, Boréal (Collection liberté grande), 2011, p.

13.

7 Jean-Yves Bosseur, La Musique à la croisée des arts, Paris, Minerve (Musique ouverte), 2008, p. 56. 8 Nous appelons ici critique sur le motif une critique qui se veut en réaction directe, immédiate à l’œuvre d’art,

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en proie témoignent d’une littérature de moins en moins confiante en ses capacités référentielles. En effet, par le besoin flagrant de modèles extérieurs où les auteurs pourront penser à nouveau le langage, la musique de Stravinsky acquiert une valeur métaphorique, au sens où Ricœur l’entendait – c’est-à-dire qu’elle vient à combler les lacunes lexicales et conceptuelles du discours. Si le langage perd sa capacité à renvoyer au monde, c’est parce que le réel auquel il fait référence bouge, de sorte que les mots deviennent fragiles et ne peuvent plus entièrement rendre compte du monde. Grâce au terrain fertile en nouveauté que lui offre la musique de Stravinsky, le discours pourra peu à peu récupérer son bien propre et être (re)pensé sans l’intermédiaire de la musique.

C’est donc également de la remise en cause du langage que nous souhaitons témoigner par ce « parcours critique ». On pourra observer comment chacun des auteurs à l’étude utilise l’œuvre stravinskienne pour réévaluer ses outils afin de contourner l’insuffisance du langage. Depuis le recours à la métaphore, en passant par les expériences formelles et jusqu’à la tentative d’éradiquer toute subjectivité de la critique, le langage évolue de telle façon que l'on se verra contraint d’admettre, avec Boris de Schlœzer en 1929, l’impossibilité de tenir un discours véritable et fidèle sur la musique. Ce constat nous pousse à croire qu’il s’agirait ici de la fin d’une crise, car à nouveau la littérature prend la mesure de ses limites et pense la musique indépendamment d’elle-même. Par conséquent, elle parvient à rendre compte objectivement et réellement de la musique de Stravinsky, de sorte qu’il ne s’agit plus d’une nouveauté qui s’éloigne de tout ce qui était alors envisageable, mais bien d’une musique qui s’ancre dans la tradition.

En 1929 paraît la monographie de Schlœzer sur Stravinsky, qui implique une assimilation entière de cette musique à l’horizon d’attente de l’époque. De manière plus importante encore, ce moment marquera la fin d’une ère de prospérité, à la fois européenne et américaine, culturelle9 et

économique, et entraînera l’avènement des grands nationalismes qui mèneront tout droit à la Seconde Guerre mondiale. Principalement pour ces raisons, nous choisissons de clore notre étude cette année-là.

ÉTAT DE LA QUESTION

Si nous nous penchons ici sur la critique musicale, c’est qu’au contraire de son homologue la critique d’art, elle est généralement peu explorée par les études littéraires et mérite assurément d’être

peinture, nous souhaitons souligner à la fois l’aspect expérimental, « sur le terrain » de l’auteur qui va à la rencontre de l’œuvre, mais aussi la façon dont il cherche à en livrer un portrait fidèle.

9 Plusieurs verront en la mort de Serge de Diaghilev, en août 1929, le symbole d’un déclin, artistique, musical

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interrogée et approfondie. Notre analyse met donc en lumière l'importance et l'intérêt de la critique dans l’élaboration d’une nouvelle esthétique. En outre, nous souhaitons voir comment la critique met au point des outils cognitifs (la métaphore, la critique laboratoire, etc.) qui permettent d’expliquer la musique de Stravinsky, alors emblématique de la modernité, puis à travers elle, de dégager du réel une compréhension plus grande. Rivière, Cocteau et Schlœzer, qui cherchent à écrire et dire la musique, parviennent ainsi à cristalliser les mutations paradigmatiques qui leur sont contemporaines par une pratique de la critique « sur le motif », évolutive et sensible, qui rend compte non seulement d’une réalité musicale ou esthétique, mais bien aussi d’un état du monde.

Si ces trois critiques se sont progressivement imposé dans la construction de notre problématique, notamment par leur rapport privilégié avec Igor Stravinsky, peu de chercheurs se sont réellement penchés sur la question, pour établir des liens entre ces auteurs ou comprendre ce que met en cause l’influence esthétique de Stravinsky. Dressons ici un bref portrait de la recherche actuelle.

L’histoire s’est peu intéressée à Jacques Rivière, figure phare des idées esthétiques véhiculées par La Nouvelle Revue française et dont la clairvoyance dont il su faire preuve tout au long de sa vie nous étonne encore. L’œuvre de son grand ami et épistolier Henri (Alain-)Fournier aurait en effet plongé la sienne dans l’ombre. On s’est davantage intéressé à lui dans une perspective secondaire, en ce sens qu’il serait demeuré, aux yeux de la majorité des historiens, une figure accompagnatrice de plusieurs personnalités d’envergure (Alain-Fournier, mais aussi Gaston Gallimard, André Gide, Marcel Proust, etc.). Homme de son siècle, s’il en est un10, Rivière porte un regard panoptique sur les

arts de son temps et donne à lire tous les mouvements et mutations qui traversent la culture dès les années dix. Ce point de vue global guide sa quête critique – et du même coup, la nôtre – et nous permet de comprendre le dialogue qui se met en place entre la musique et le champ littéraire. À cet égard, l’excellent chapitre de Marcel Raymond sur Stravinsky dans ses Études sur Jacques Rivière11 a

réorienté les travaux de la critique12, en ramenant à l’avant la dimension esthétique et désintéressée de

son œuvre. Le chercheur soutient dans ce chapitre que Stravinsky aurait eu fonction de modèle esthétique pour le jeune Rivière de 1913, et insiste sur l’intérêt réel de sa critique musicale. À la suite de Raymond, nous affirmons que la rencontre de Rivière avec Le Sacre du printemps lui fera miroiter la réalisation la plus parfaite de ses aspirations esthétiques, et transforme à son tour son approche

10 Le lecteur curieux se reportera à la biographie de Jean Lacouture, Une adolescence du siècle. Jacques

Rivière et la NRF (Paris, Éditions du Seuil, 1994).

11 Marcel Raymond, Études sur Jacques Rivière, Paris, Librairie José Corti, 1972.

12 Les études sur Jacques Rivière ont trop souvent été teintées (à tort) de christianisme, comme le laisse à penser

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critique13. Poursuivant sa thèse en la poussant un peu plus loin, nous proposons que Stravinsky serait

bien plus qu’un modèle esthétique pour le critique : il s'agirait même de l'angle par lequel il tentera de comprendre l’art de son temps et, à travers lui, le monde moderne.

Le terrain défriché par les études sur Jean Cocteau pose un problème d’un autre ordre ; car si l’œuvre de Rivière a subi maints gauchissements mystiques, celle de Cocteau est fréquemment, et depuis longtemps, dédaignée par l’institution en raison de sa diversité qui passe pour un éclectisme étourdi. Néanmoins les études cinématographiques le considèrent parfois comme un précurseur, et le domaine musicologique commence à comprendre son importance dans le milieu artistique de l’époque, notamment par sa participation féconde au Groupe des Six, comme membre fondateur ou porte-parole. À ce titre, la monographie d’Éveline Hurard-Viltard offre un portrait intéressant de Cocteau en tant que penseur de la musique par un discours pamphlétaire vecteur de propositions esthétiques. En outre, quelques recherches ont été menées dans le cadre des Cahiers Jean Cocteau, mais la plupart s’attachent aux collaborations entre Cocteau et les musiciens de son temps, et négligent de ce fait la contribution critique de l’écrivain. À l’instar de Rivière avant lui, Jean Cocteau demeure davantage étudié par les relations qu’il entretenait avec les compositeurs de son temps (Stravinsky, Satie, le Groupe des Six). Nous nous employons ici à ramener ses écrits « musicologiques » à leur appartenance critique, voire littéraire, et à montrer la compréhension « instinctive » qu’a Cocteau de l’objet musical, mais surtout à examiner son discours polémique utilisé comme un appel au renouveau esthétique. Les deux ouvrages à l’étude rendent compte de l’empreinte de la musique de Stravinsky sur Cocteau et impliquent son intériorisation : Le Potomak, étrange petit livre qui atteste la « mue » coctalienne provoquée par Le Sacre du printemps, et Le Coq et l’Arlequin, opuscule lapidaire et politiquement campé, qui témoigne de son rejet progressif en faveur d’une esthétique néoclassique, dont Stravinsky deviendra plus tard le principal représentant. À cet égard, nous rejoignons les constats de Thomas Patrick Gordon qui, dans sa thèse de doctorat, attribue à quelques intellectuels français – dont Rivière et Cocteau – un rôle d’instigateurs du néoclassicisme en France par l’aspect décisif de leur rencontre avec la musique de Stravinsky.

Si les obstacles méthodologiques rencontrés lors de nos recherches sur Rivière et Cocteau tenaient du préjugé ou de la présomption, l'étude de la production critique de Boris de Schlœzer a révélé un véritable vide interprétatif. Figure de proue de la critique musicale du premier XXe siècle et

théoricien de la musique, Schlœzer a jeté les fondements de la musicologie moderne en plus

13 Cette proposition est également celle de Françoise Escal et de Claude Lesbats, dont les articles sont

regroupés dans un numéro entièrement consacré à Jacques Rivière de la Revue d'histoire littéraire de la

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d’éprouver, mieux que quiconque, les limites réelles du discoursà traduire la musique. Soucieux de dégager des contingences de la musique une véritable compréhension du monde, Schlœzer n’est pourtant pas passé à la postérité etilest tombé dans l’oubli peu après sa mort, en 1969, malgré une production féconde au sein de la Nouvelle Revue française et de la Revue musicale. Non seulement il a été omis de l’ouvrage sur la Nouvelle Revue française d’Alban Cerisier14 (alors qu’il y a occupé une

place prépondérante), mais pratiquement aucun article n’est consacré à sa critique, si l’on fait exception d’un chapitre de l’excellent ouvrage de Valérie Dufour sur Stravinski et ses exégètes15 et de

la monographie de Christine Esclapez16 sur la naissance de la musicologie moderne, où Schlœzer

partage la place avec André Boucourecheliev et André Souris. Et si l’Observatoire international de recherche et de création musicale (OIRCM)17 oriente en effet depuis peu ses travaux sur l’apport

critique de La Revue musicale dans la compréhension de la musique du XXe siècle, ces avancées

demeurent toutefois strictement considérées du point de vue de la musicologie, et n’ont jusqu’à maintenant que très peu effleuré la contribution schlœzerienne. Notre travail vise donc à mettre en valeur la composante littéraire de la critique de Schlœzer : nous chercherons à mettre en lumière le traitement scientifique, voire épistémologique du commentaire musical, et sa conscience aiguisée des limites du discours à exprimer la musique. Notre analyse de sa production critique envisage donc l’aspect discursif et métaphorique de son œuvre, et vise à rendre compte de la position mitoyenne du commentateur dans l’histoire des idées : il fait certes le pont entre cultures russe et occidentale, mais aussi bien entre littérature, philosophie et musicologie.

MÉTHODOLOGIE

En trois étapes, nous souhaitons dresser un portrait représentatif de l’accueil réservé à Stravinsky entre 1913 et 1929. Pour ce faire, nous voulons tenir compte de l’évolution intellectuelle, de l’analyse du discours et de l’esthétique de la réception, qui serviront ici de socle méthodologique.

Situées en plein cœur de l’épistémè moderne18 (qui s’amorce avec le passage au XIXe siècle et

s’étale jusqu’aux années 1960), les années allant de 1913 à 1929 sont le foyer d'un mise en doute de la

14 Alban Cerisier, Une histoire de la NRF, Paris, Éditions Gallimard(NRF), 2009.

15 Valérie Dufour, Stravinski et ses exégètes, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles (Faculté de

philosophie et de lettres – Art), 2006.

16 Christine Esclapez, La Musique comme parole des corps, Paris, Éditions L’Harmattan (Sémiotique et

philosophie de la musique), 2007.

17 Les quartiers de l’OIRCM se trouvent actuellement à l’Université de Montréal.

18 L’épistémè est défini par Michel Foucault comme l'ensemble des connaissances à une époque donnée (cf.

Les Mots et les choses). L'épistémè classique, auquel nous faisons référence plus bas fera l'objet d'une

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représentation, qui prend la forme de crises de toutes sortes, et questionnent le pouvoir cognitif de l’homme : à la fois mise de l’avant et mise en cause pour son incomplétude, l’expérience humaine devient le seul moyen de connaissance encore valide dans cette ère où le divorce entre signifiant et signifié a été irrémédiablement prononcé. Nostalgiques d’une épistémè classique où régnait la transparence entre les mots et les choses, Rivière, Cocteau et Schlœzer cherchent, par le moyen de leur propre expérience, à retrouver une emprise sur le réel en proie à des mutations. Ils tentent de cristalliser, par le recours à l’écriture, une connaissance empirique du monde, car, comme le soutient Foucault, l’expérience singulière demeure le seul savoir possible dans l’épistémè moderne.

Cette rupture épistémologique est également objet de réflexion chez le philosophe des sciences Thomas S. Kuhn. En effet, récusant comme Foucault une histoire des sciences foncièrement positiviste et linéaire, Kuhn décrit l’histoire de la connaissance comme une évolution sporadique et par bonds. Dans son ouvrage majeur La Structure des révolutions scientifiques, il fait l’hypothèse que ces « bonds » surviennent quand un savoir connaît une crise si grande que les modèles établis ne parviennent plus à l’expliquer et qu’il faut, de ce fait, les réviser. On parle alors d’un changement de paradigme19. Ce phénomène, véritable commotion dans les sphères du savoir, est tel qu’il provoque

une révolution scientifique et entraîne aussi une crise épistémologique qui remet en question les modes d’appréhension de la réalité, du langage et du rapport au monde en les invalidant. Pour y remédier, il faut donc construire de nouveaux modèles cohérents qui englobent les nouvelles connaissances. À ce titre, la métaphore devient un intermédiaire heuristique entre le discours et le réel en permettant l’apparition de nouvelles perspectives. Judith Schlanger rappelle l’importance de l’invention métaphorique pour envisager le monde, car si le langage n’est plus apte à rendre compte du monde de manière exacte, il faudra lui substituer une image, une figure qui permettra, ultimement, de l'élucider. La métaphore permet de mieux voir ou de voir autrement l’objet inconnu par le recours au familier et devient donc un outil épistémologique en temps de crise ; c’est cette définition que nous chercherons à mettre à l’épreuve.

Notre travail suivra donc la réception de la musique de Stravinsky qui, par sa nouveauté inouïe, force d’abord l’invention de métaphores extérieures au champ musical. Puis à son tour, cette musique deviendra le lieu où penser la nouveauté.

Comme Foucault, qui accordait préséance au savoir empirique dans l’épistémè moderne, Hans Robert Jauss souhaite reporter l’attention sur l’expérience que le lecteur se fait d’abord de

19 Chez Kuhn, le paradigme désigne les normes de la connaissance à une époque ; il gouverne les conceptions

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l’œuvre. Nous empruntons ainsi son point de vue des théories de la réception pour mettre de l’avant l’importance de la nouveauté stravinskienne par rapport aux attentes de l’époque. À cet effet, nous aurons recours aux idées qu’il développe dans Pour une esthétique de la réception20, en particulier le

concept d’horizon d’attente qu’il définit d’ailleurs comme suit :

Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information ; par tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certain attente de la « suite », du « milieu » et de la « fin » du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie, selon des règles de jeu consacrées par la poétique explicite ou implicite des genres et des styles. À ce premier stade de l’expérience esthétique, le processus psychique d’accueil d’un texte ne se réduit nullement à la succession contingente de simples impressions subjectives ; c’est une perception guidée, qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et déclenché par des signaux que l’on peut découvrir, et même décrire en termes de linguistique textuelle21.

L’horizon d’attente serait un système de référence à partir duquel juger les œuvres nouvelles ; or il advient parfois que celles-ci échappent aux limites esthétiques recevables et ne cadrent plus avec l’horizon d’attente. Le rôle de la critique sera dès lors de déchiffrer et d'enseigner l’œuvre afin de montrer ce qui en elle appartient à l’horizon d’attente. Ce parcours inhérent à toute œuvre d’art, qui passe d’irrecevable à démodée, se fait selon Jauss en trois étapes qu’il résume comme suit :

Le rôle particulier qui revient, dans l’activité communicationnelle de la société, à l’expérience esthétique peut donc s’articuler en trois fonctions distinctes : préformation des comportements ou

transmission de la norme ; motivation ou création de la norme ; transformation ou rupture de la norme.

La théorie esthétique de notre temps, qu’elle soit d’inspiration bourgeoise ou (néo)-marxiste, mes propres travaux compris, a mis l’accent presque exclusivement sur la fonction de rupture, en raison de son intérêt prédominant pour le rôle émancipateur de l’art. Elle a considéré que la fonction sociale la plus éminente de l’expérience esthétique était de privilégier l’événement créateur de nouveauté par rapport à la répétition routinière de l’accompli, la négativité et l’écart par rapport à toute affirmation des valeurs établies et à toute signification devenue traditionnelle. Entre les pôles de rupture et de la

réalisation des normes, entre le renouvellement des horizons dans le sens du progrès et l’adaptation à

une idéologie régnante, cependant, l’art est intervenu dans la praxis sociale, tout au long des siècles qui ont précédé son accession à l’autonomie, en exerçant toute une gamme d’actions que l’on peut appeler communicationnelles, au sens restreint d’actions créatrices de normes22.

C’est cet itinéraire de la réception que nous nous employons ici à analyser. En ciblant trois moments dans la « lecture » de Stravinsky, nous montrerons ce que chacun des auteurs apporte de nouveau à la compréhension de cette musique, et de quelle manière leur contribution permet d'intégrer progressivement Le Sacre du printemps à l’horizon d’attente. Les étapes de cette assimilation esthétique constitueront le cœur de notre mémoire. La normalisation, que Jauss attribuait davantage au

20 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard (Tel), 1978. 21 Ibid., p. 55.

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passage du temps, serait donc consolidée par le travail critique, croyons-nous, et nous en ferons l’examen dans les pages qui suivent.

Car à vrai dire, entre 1913 et 1929, Le Sacre du printemps, d'abord situé hors des limites de l'horizon d'attente coïnciderait progressivement avec lui puis serait ultimement dépassé. Nous analyserons les étapes de ce phénomène : d’abord, la création de la nouvelle norme esthétique qu’avec Jacques Rivière, en 1913, nous chercherons à définir ; ensuite, la transmission de la norme à laquelle, en 1918, Jean Cocteau participera en énonçant des principes auxquels les artistes devront souscrire ; enfin, la rupture de la norme dont Boris de Schlœzer finira, en 1929, par rendre compte en reconnaissant non plus l’aspect révolutionnaire du Sacre du printemps, mais ce qui, en lui, appartient à la tradition.

(19)

Chapitre I

Rupture(s) paradigmatique(s) : la création de la modernité

La musique de Stravinski est l’enfant d’une époque qui l’a mis au monde pour se donner un sens.

Boris Asaf’ev

L

a période historique qui s’échelonne de 1910 à 1930, dont nous proposons ici l’examen, s’inscrit parmi les décennies les plus troubles, quoique parmi les plus riches en révolutions de toute sorte, de la modernité. Portant à la fois le poids des guerres franco-prussiennes, d’une hégémonie européenne en perte de vitesse et d’un conflit mondial imminent, et bénéficiant d’un essor technologique sans égal, le premier quart du XXe siècle sera contemporain de la mort du romantisme sous toutes ses déclinaisons

(impressionnisme, symbolisme, post-romantisme), tout en offrant un terrain propice à l’éclosion d’une foule de mouvements et formes d’art tout aussi variés que révolutionnaires. Fauvisme, futurisme, cubisme, dodécaphonisme, primitivisme, expressionnisme, Dada, surréalisme, néoclassicisme : les mouvances se succèdent et se côtoient, exerçant ainsi leur influence tous azimuts, dans toutes les disciplines artistiques des grands foyers culturels européens ; mais surtout, témoignant d’une importante crise de la représentation, elle-même symptomatique d’un monde en proie à de profondes mutations qui en ébranlent les fondements épistémologiques. Cette discontinuité épistémique, amorcée dès le dernier quart du XIXe siècle, coïncide avec les balises posées par le philosophe français

Michel Foucault, qui fixe le début de l’épistémè23 moderne avec la fin du XVIIIe siècle, les romans Justine et Juliette du Marquis de Sade et le doute kantien qui interroge la notion de représentation

comme moyen d’investigation du réel. Cette reconfiguration des savoirs qui advient avec le changement de siècle donne naissance à ce que Thomas S. Kuhn a identifié comme une crise de la science, où les modèles scientifiques et cognitifs – les paradigmes –, autrefois fonctionnels, ne peuvent plus expliquer le monde ; s’ensuit donc une crise où l’on se voit dans l’obligation de renouveler les outils conceptuels pour posséder à nouveau une certaine prise sur le réel. Les nombreuses découvertes et innovations sur le plan de la science et de la technologie, que nous examinerons plus loin dans ce chapitre, rendent caducs les repères autrefois solides et forcent la réélaboration de balises pour appréhender le monde. L’homme moderne, conscient de la linéarité du

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temps24 et, par le fait même, de sa propre finitude, se retrouve confronté à l’inadéquation

épistémologique entre le réel et ses diverses représentations, et entre ainsi dans l’ère du doute kantien, qui remet à son tour en cause les limites de droit des modèles en sanctionnant « le retrait du savoir et de la pensée hors de l’espace de la représentation25. »

1.1 FIN DE L’ÉPISTÉMÈ CLASSIQUE

Si l’épistémè classique s’avère l’ère de la clairvoyance et d’une totale transparence entre les mots et les choses, l’âge moderne se caractérise par une opacité que l’homme, en raison de sa finitude, n’est plus en mesure d’élucider ; par sa double posture cognitive (en ce sens qu’il devient à la fois objet et sujet de connaissance)26, il lui est désormais impossible de participer à l’Histoire au même titre que

l’homme classique. Ce dernier, par la maîtrise d’un savoir encyclopédique et nominaliste, se positionne en grand horloger, à la fois omniscient et organisateur de ce savoir : dans la pensée classique, les modèles sont calqués sur les choses ou, du moins, les représentent fidèlement : elles demeurent limpides et concevables par la seule entremise du langage. « Savoir, c’est parler comme il faut et comme le prescrit la démarche certaine de l’esprit ; parler, c’est savoir comme on peut et sur le modèle qu’imposent ceux dont on partage la naissance27. » À l’opposé, l’homme de l’épistémè

moderne est conscient de l’arbitraire des signes, de l’impossibilité fondamentale de saisir le monde et le représenter dans sa totalité par le seul truchement des mots. « La connaissance classique était profondément nominaliste. À partir du XIXe siècle, le langage se replie sur soi, acquiert son épaisseur

propre, déploie une histoire, des lois et une objectivité qui n’appartiennent qu’à lui28. » Au modèle

classique de la représentation succède donc l’expérience vécue ; si le langage n’a plus d’emprise sur le réel, qu’il ne peut plus, indépendamment de l’empirisme, donner à comprendre le monde, il reste à l’homme moderne l’expérience des choses. Foucault remarque à ce titre que le vécu devient, dans la réflexion moderne, l’endroit où les contenus empiriques sont donnés à l’expérience en guise de validation cognitive ; il devient « aussi la forme originaire qui les rend en général possibles et désigne leur enracinement premier ; [l’expérience] fait bien communiquer l’espace du corps avec le temps de la culture, les déterminations de la nature avec la pesanteur de l’histoire, à condition cependant que le

24 La modernité renouvelle la conception du temps et de l’histoire en opposant la linéarité temporelle à une

conception circulaire, voire immuable, du temps historique de l’ère classique et de ses prédécesseures.

25 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard (Tel), 2003, p. 255.

26 Foucault parle de l’homme comme d’un doublet empirico-transcendental (Les Mots et les choses, op. cit.,

p. 329.)

27 Michel Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 101. 28 Ibid., p. 309.

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corps et, à travers lui, la nature soient d’abord donnés dans l’expérience d’une spatialité irréductible, et que la nature porteuse d’histoire soit d’abord éprouvée dans l’immédiat des significations sédimentées29. » Si la conscience de l’expérience et son analyse se sont en effet instaurées dans le

discours cognitif moderne, c’est qu’elle cherche à contester radicalement le positivisme classique par la restauration d’une dimension qu’aurait oubliée le transcendantal et à

conjurer le discours naïf d’une vérité réduite à l’empirique, et le discours prophétique qui promet naïvement la venue à l’expérience d’un homme enfin. Il n’en reste pas moins que l’analyse du vécu est un discours de nature mixte : elle s’adresse à une couche spécifique mais ambiguë, assez concrète pour qu’on puisse, à partir de là, échapper à cette naïveté, la contester et lui quérir des fondements. Elle cherche à articuler l’objectivité possible d’une connaissance de la nature sur l’expérience originaire qui s’esquisse à travers le corps ; et articuler l’histoire possible d’une culture sur l’épaisseur sémantique qui à la fois se cache et se montre dans l’expérience vécue30.

L’homme se sait donc à la fois en proie aux lois de la nature, mais trop cloisonné dans sa propre expérience du réel pour les objectiver complètement afin de s’appréhender dans sa totalité. Ainsi s’ensuit une sédimentation dans la conception humaine : alors que la science normale « chosifie » de plus en plus l’homme (les théories de Lamarck et de Darwin sur l’évolutionnisme sont contemporaines à l’épistémè moderne) et que ce dernier se transforme, avec l’essor de plusieurs sciences émergeantes31, en objet d’études au même titre que les animaux ou les plantes, la conscience

de sa finitude le mène à développer un sens accru de l’expérience.

La culture moderne peut penser l’homme parce qu’elle pense le fini à partir de lui-même. On comprend dans ces conditions que la pensée classique et toutes celles qui l’ont précédée aient pu parler de l’esprit et du corps, de l’être humain, de sa place si limitée dans l’univers, de toutes les bornes qui mesurent sa connaissance ou sa liberté, mais qu’aucune d’entre elles, jamais, n’ait connu l’homme tel qu’il est donné au savoir moderne. L’ « humanisme » de la Renaissance, le « rationalisme » des classiques ont bien pu donner une place privilégiée aux humains dans l’ordre du monde, ils n’ont pu penser l’homme32.

Se résignant à ne connaître le réel que par le biais de son expérience propre, elle-même limitée, l’homme assiste à la naissance de son individualité et, même, en vient à la revendiquer. D’où la position marginale de l’artiste romantique qui cherche, par le moyen de sa subjectivité ou de sa sensitivité, à saisir le monde à bras-le-corps sans pouvoir toutefois y parvenir. Et en cela repose tout le drame de l’homme moderne : la nécessité de l’expérience et la conscience accrue de ses limites et de sa finitude – la sienne propre et celle de ses potentialités cognitives – dans un monde infini qui ne peut plus être compris dans sa totalité, et qu’aucun dieu ne peut assouvir ; car si Nietzsche a déclaré la mort

29 Ibid., p. 332.

30 Id.

31 La psychologie, la sociologie et l’anthropologie, entre autres, voient le jour au cours du XIXe siècle. 32 Michel Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 329.

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de Dieu en 1882 dans Le Gai savoir, le progrès technique ne cessera de contribuer à accentuer la solitude ontologique de l’homme.

Il reste donc le fragment, seule prise possible sur le réel, seule voie d’investigation où le langage et l’expérience peuvent cohabiter et expliquer, certes en partie, le monde. « […] à partir du

XIXe siècle le champ épistémologique se morcelle, ou plutôt il éclate dans des directions

différentes33. » Si le réel ne peut plus être appréhendé dans sa totalité et que, la condition humaine

étant foncièrement finie, l’homme se doit de renoncer non seulement à faire partie de l’Histoire mais aussi à la comprendre, il en résulte une restructuration complète des savoirs, et donc, une nouvelle archéologie de la connaissance. En effet, les champs de spécialisation qui se sont multipliés et ramifiés, dans une optique de fragmentation des objets d’étude, mènent à une meilleure possibilité d’élucidation ou, du moins d’appréhension, du réel. De nouvelles disciplines sédimentent le monde en touts distincts, plus facilement observables, donc plus aisément déchiffrables. Dans la foulée apparaissent non seulement les sciences humaines qui placent l’homme au centre de leurs préoccupations, mais également la linguistique (révélatrice d’une rupture définitive entre le signifiant et le signifié) et diverses branches des sciences naturelles qui mèneront tout droit à l’éclatement des paradigmes scientifiques. Car non seulement le doute épistémique moderne plonge l’homme dans une solitude et une cécité jusqu’alors inégalées, mais il participe de l’éclatement des modèles conceptuels expliquant autrefois le monde. Le XIXe siècle, précisément en sa seconde moitié, devient donc le terreau favorable

d’une crise de la science, où les paradigmes autrefois viables sont rendus caducs par un essor scientifique et technologique. Ces innovations, qui plongent la connaissance dans une crise de la représentation caractérisant pour ainsi dire l’épistémè moderne dans son ensemble, agrandissent le fossé qui se creuse entre l’âge classique et la modernité : l’inadéquation des modèles pour déchiffrer le réel ébranle non seulement la pensée cognitive, mais aussi, voire surtout, la compréhension physique de l’univers. En effet, la recrudescence scientifique du second XIXe siècle, survenant tous domaines

confondus, donne lieu à une nouvelle conception généralisée du monde, soit la révélation progressive, autant au niveau macrocosmique que microscopique, d’un univers entièrement constitué de fragments, eux-mêmes à leur tour divisibles. En ce sens semblables à celles de la révolution copernicienne des

XVIeet XVIIe siècles, ces importantes mutations dans le paysage scientifique, à la fois soudaines et

graduelles, enclenchent un changement paradigmatique qui parachèvera la mise en échec, déjà amorcée dans les sphères de la pensée pure avec Kant, d’une conception classique du monde, unitaire et immuable.

33 Ibid., p. 357.

(23)

La conjoncture scientifique s’échelonnant du milieu du XIXe siècle jusqu’à environ

l’entre-deux-guerres sera sillonnée de micro-révolutions, chacune donnant lieu à une redéfinition des paramètres épistémiques et à maintes avancées sur les plans cognitif et social comme esthétique. En effet, bien que le changement d’épistémè ait aboli la foi en la représentation absolue comme prise solide sur le réel, un besoin de modèles conceptuels subsiste et force la reformulation d’outils fonctionnels pour faire voir, sans toutefois représenter dans leur totalité, des fragments du monde. Le philosophe des sciences Thomas S. Kuhn note d’ailleurs que toute révolution scientifique débute « avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. Il y a ensuite une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie. Et l’épisode n’est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin que le phénomène anormal devienne le phénomène attendu34. » Par science normale, Kuhn entend la situation stable et productive d’un

ensemble de théories et d’axiomes fonctionnels parvenant à expliquer, totalement ou en partie, les phénomènes physiques ; il lui oppose la notion de science extraordinaire, en situation de crise, qui entre alors dans un processus d’innovations et débouche sur une rupture théorique donnant alors naissance à un nouveau paradigme qui sera, ou non, accepté parmi les membres de la communauté scientifique. Ainsi, contrairement à la vision de Gaston Bachelard sur l’histoire des sciences, Kuhn perçoit l’évolution scientifique et technique de façon circonvolutionnaire, par occurrences sporadiques, plutôt que linéairement et de manière continue, dans une évolution croissante vers le progrès et l’approximation toujours plus complète de la vérité. L’avancement de la connaissance reposerait donc selon Kuhn sur des choix plus ou moins arbitraires adoptés par la communauté de chercheurs d’une discipline et influence, par les outils qu’elle propose pour renouveler les modèles et les concepts, une vision du monde (une Weltanschauung) découlant de cette reconfiguration.

Une science, lorsqu’elle se fonde, ne se détache pas sur un fond d’erreur, elle découvre un mode de conceptualisation capable de créer l’unanimité, ce que Kuhn appelle un « paradigme ». Là où, auparavant, régnaient la discussion et la controverse entre différentes pratiques expérimentales, un individu propose une manière de « voir » les choses, de les présenter, qui permet d’expliquer la plupart des résultats jusque-là apparemment incompatibles […]35.

Une crise de la science survient donc lorsque les outils conceptuels ne fonctionnent plus et ne s’avèrent plus en mesure d’expliquer le réel ; lorsqu’un résultat ne concorde pas avec les lois qui l’avaient prédit ou qu’une découverte scientifique bouleverse et rend invalides les axiomes sur

34 Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion (Nouvelle bibliothèque

scientifique), 1972, p. 72.

35 Isabelle Stengers Mengers et Judith Schlanger, Les Concepts scientifiques. Invention et pouvoir, Paris,

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lesquels se basait une conception du monde. « La crise, pour Kuhn, éclate dans une discipline lorsque, pour une raison ou pour une autre, le paradigme devient en lui-même objet de réflexion et de discussion36. » Contraints d’assister à l’écroulement des paradigmes établis qui caractérise la crise de

la science, les penseurs n’ont d’autre choix que de forcer une réélaboration de modèles fonctionnels qui conduira à un changement irréversible de paradigme37 épistémologique.

Aussi longtemps que les outils fournis par un paradigme se montrent capables de résoudre les problèmes qu’il définit, la science se développe plus vite et pénètre plus profondément les faits en employant ces outils avec confiance. La raison en est claire. Il en est des sciences comme de l’industrie – le renouvellement des outils est un luxe qui doit être réservé aux circonstances qui l’exigent. La crise signifie qu’on se trouve devant l’obligation de renouveler les outils38.

Si Kuhn parle d’une crise de la science, c’est qu’il s’agit en effet d’un séisme généralisé et puissant qui ébranle directement les assises sur lesquelles reposent les bases du savoir et dont le spectre d’action s’étend dans toutes les sphères savantes. La perte de modèles conceptuels, désormais invalides, affecte directement la représentation, qui s’en trouve ainsi elle aussi en période de crise. Les éléments de la connaissance, autant théorique qu’effective, deviennent inexplicables à l’aune des nouvelles découvertes, et s’ensuit une période de profonds bouleversements, période intense, confuse et brève où se défont et se font les paliers stables de la connaissance, et à travers laquelle la recherche de nouveaux modèles occupe la communauté scientifique. C’est cette puissante crise épistémologique qui servira d’arrière-plan historique et contextuel au mémoire, et qui contribuera, dès lors, à transformer fortement l’esthétique, la représentation artistique et le rapport de l’artiste au monde.

1.2 LA MÉTAPHORE

À cette crise de la science correspond donc un éclatement de la représentation, menant directement à une crise de l’art. Sur un fond d’épistémè en transition, dans lequel le doute est maître-mot, la nostalgie d’un monde limpide occasionne l’élaboration de modèles heuristiques et l’émergence de nouveaux paradigmes kuhniens qui tentent d’expliquer le réel à nouveau. Si la représentation demeure infidèle à la réalité, elle peut toutefois en expliquer certaines parts, et c’est par l’entremise du langage,

36 Ibid., p. 15.

37 Le terme « paradigme » dans l’expression « paradigme épistémologique » relève de l’emploi usuel du mot

et diffère ainsi de l’usage qu’en fait Kuhn, pour qui le paradigme se définit ainsi : « Selon l’usage habituel, un paradigme est un modèle ou un schéma accepté, et cette signification particulière m’a permis de m’approprier ici ce terme, à défaut d’un meilleur. Mais on réalisera rapidement que le sens de modèle et de schéma n’est pas tout à fait le sens habituel de la définition de paradigme. […] Dans une science, au contraire, un paradigme est rarement susceptible d’être reproduit : comme une décision judiciaire admise dans le droit commun, c’est un concept destiné à être structuré et précisé dans des conditions nouvelles ou plus strictes. » (Thomas S. Kuhn, op. cit., p. 39.)

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lui-même partiellement inapte, investigateur de l’expérience, que l’esprit humain pourra s’approcher progressivement d’une emprise sur le réel, néanmoins jamais complète. D’où la préséance de la métaphore dans la modernité qui, par le pouvoir combiné de la conceptualisation et de l’évocation du langage, permet de faire voir le réel, autrement et surtout mieux, afin de progresser vers sa relative compréhension. Il en va ainsi de l’avancement asymptotique de la pensée cognitive, scientifique et esthétique dans l’épistémè moderne ; car l’évolution des sciences va de pair avec l’évolution de la pensée, et dans cette quête épistémologique incessante, tous les champs du savoir en sont nécessairement affectés, voire profondément modifiés. Se référant à Kuhn, la philosophe de la connaissance Judith Schlanger affirme qu’il faut aborder

cette question à travers une prise qui est catégoriellement apte à ne pas dissocier ces deux aspects [les savants et le savoir]. En effet, l’enjeu de la révolution est un nouveau paradigme, c’est-à-dire une mutation cognitive qui n’est pas seulement d’ordre théorique. Une matrice paradigmatique est un complexe sui generis de données notionnelles, de pré-acceptations, de pratiques, d’attitudes et de valeurs. Si elle demandait un accord uniquement conceptuel, le changement pourrait être serein. Mais dans le cas du paradigme, ni ce qui est en cause, ni ce qui est impliqué n’est purement conceptuel. C’est cette densité du paradigme qui explique la lourdeur des résistances, et la douleur de l’enfantement39.

Les révolutions scientifiques bouleversent la conception généralisée du monde en ébranlant la connaissance en son épicentre. Sonnés, à nouveau en quête d’équilibre, les penseurs se doivent d’élaborer de nouveaux modèles qui réexpliqueront le monde à la lumière du paradigme récent. « Sous ce rapport, l’invention du modèle devient le recours à un langage, langage inédit pour ce domaine mais pourtant pertinent s’il devient fécond40. » Ce langage inédit passe bien souvent par le

moyen de la métaphore, qui devient le truchement nouveau entre le langage, inexact, et le réel transformé. Bien que la foi en la représentation comme voie de connaissance du monde se soit tarie avec le passage à l’épistémè moderne, l’invention de modèles basés sur la métaphore et l’analogie permet, sur un rapport non de similitude mais de convenance41, de dégager une constellation

sémantique possible à partir d’un monde que l’on ne réussit plus à appréhender. Par l’entremise d’une image ou d’un tiers concept qui repose à la fois sur l’expérience et l’intellectualisation, il y a création du sens et conquête approximative du réel ; ainsi, quand les progrès scientifiques, technologiques, cognitifs et humains catapultent le concevable dans des sphères jusqu’alors ininterprétables, la

39 Judith Schlanger, « Mutations ou révolutions ? », dans Communications, vol. 25, n° 25 (1976), p. 145-146. 40 Judith Schlanger, « La pensée inventive », dans Les Concepts scientifiques, op. cit., p. 73.

41 « La convenance est sélective, et doublement sélective : elle retient certains traits d’un langage, et elle

dégage certains aspects d’une réalité. Il est normal qu’il n’y ait pas de correspondance complète et exacte entre les deux. La réussite de l’analogie ne consiste pas à développer systématiquement, trait à trait, le détail des correspondances. Et une correspondance imparfaite n’est pas nécessairement l’échec de l’analogie. […] La fonction de modèles analogiques n’est pas directement cognitive mais avant tout heuristique : elle est de donner à voir et donner à dire, d’étendre et d’enrichir l’espace traitable. » (Judith Schlanger, « La pensée inventive », dans Les Concepts scientifiques, op. cit., p. 74.)

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dimension heuristique de la métaphore acquiert un pouvoir vital pour le développement de la pensée en donnant à voir et à comprendre à nouveau.

1.3 CONTEXTUALISATION

Considérons donc cette crise épistémique sous un angle davantage contextuel. L’essor scientifique que connaissent les dernières années du XIXe siècle et la première décennie du XXe entraîne une rupture

irrémédiable dans les conceptions généralisées, causant ainsi un changement de paradigme épistémologique. Cette brisure dans l’histoire de la connaissance affecte du même coup les sensibilités, ce dont témoigne la création d’œuvres d’art novatrices – et souvent incomprises. Bien que découlant d’une crise au départ scientifique, la perte des assises épistémologiques mène d’une manière irrévocable à l’éclatement des conceptions autrefois viables et à la recherche de nouveaux modèles qui pourront à leur tour expliquer le monde dont les mutations récentes n’obéissent plus aux lois autrefois fixées ; et l’art, de par sa vocation à l’origine représentationnelle et emblématique d’un certain être-au-monde, devient le reflet universalisé d’une crise qui affecte à la fois la figuration et la fonction même de la création artistique. Cette crise de l’art, tributaire d’une crise plus généralisée, force le recours fréquent à la métaphore, qui devient ainsi l’outil heuristique par excellence pour appréhender le réel et transforme dès lors la critique42, creuset épistémologique où cohabitent le vécu foucaldien de

l’homme, l’approche paradigmatique de l’œuvre d’art et le pouvoir inventif et intellectuel de la pensée en action par le biais du langage. Car si le réel est désormais fragmenté en une multitude de cellules indépendamment observables, l’acte critique dote l’homme d’une dernière emprise cognitive par le moyen de son expérience. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la critique littéraire et artistique prend son envol dans le dernier tiers du XIXe siècle43 ; l’homme, dans un sursaut final de confiance en son

jugement, se met à investir le seul lieu encore privé de méthodes précisément scientifiques : la critique d’art. Par son statut particulier de truchement entre le réel et l’expérience subjective, l’acte critique se transforme en véritable fenêtre sur le monde, peu importe sa position sur le spectre de la subjectivité : en effet, évoluant entre des analyses impressionnistes à la Ferdinand Brunetière et des prétentions scientistes et objectives d’un Hyppolite Taine ou, plus tardivement, d’un Boris de Schlœzer, la critique met en place plusieurs outils d’analyse heuristiques qui viseront l’appréhension du réel et qui viendront, ultimement, à réformer la critique elle-même.

42 Nous parlons ici de critique d’art, prise dans son sens large : littéraire, artistique, musicale. Nous excluons

toutefois les « écoles critiques » qui se développent à cette même période.

43 On retrouve certes des traces de démarche critique dans la littérature de l’Ancien régime, mais il s’agit

surtout d’une critique descriptive – d’ekphrasis – qui cherche à aguiller l’œil vers le beau, en proposant de guider le goût du public sans souci de compréhension ou d’investigation cognitive.

(27)

Car les nombreuses avancées scientifiques et innovations techniques modifient grandement la configuration de la connaissance, mais affectent surtout directement les perceptions. En plus des récentes découvertes rendues publiques lors des Expositions universelles de Paris, célébrant l’âge de la modernité et de la vitesse (la « Fée électricité » et la Tour Eiffel en 1889, le cinéma et la Grande roue en 1900), de multiples progrès adviennent sur le plan du transport avec l’avènement de l’automobile et de l’aviation, et la valorisation de sports tels que la bicyclette et le tennis. Devant le sentiment d’un monde filant à une extrême vitesse, la nécessité d’être de son temps devient le credo des générations de l’avant-garde qui, s’opposant aux institutions centenaires et au conservatisme de leurs pères, éprouvent fortement la linéarité temporelle pour ainsi dire infinie de l’épistémè moderne. « Un monde de lenteur et de gravité disparaît avec le XIXe siècle ; un monde confiant en l’infaillibilité

des gérontes à barbes et à lunettes. Lui succède un monde de vitesse ; un monde de légèreté, de scepticisme ; un monde d’hommes relativement jeunes, imberbes, enclins au tutoiement, passionnés de sport44. » La révélation de la finitude de la condition humaine dote l’homme d’un sentiment

d’urgence, d’un besoin irrépressible de vivre ; et en cela, les découvertes scientifiques exacerbent son impression de petitesse, voire d’inanité cosmique. « It was indeed a time when intellectual excitement seemed to be generated more from the side of the “hard” science than from literature or the arts45. »

En effet, la mise au jour récente d’une nature de l’univers, que nous qualifierons ici de fragmentaire, se manifeste dans pratiquement toutes les sphères de la science, entre autres la conception d’un monde fait d’atomes, eux-mêmes sous-divisibles, qui, jointe au darwinisme depuis peu accepté par la communauté scientifique et intellectuelle, place l’homme sur un même pied que les objets qui l’environnent ; les théories atomiques de Dalton, réaffirmées en 1804, et celles de Thomson, révélant la présence de sous-particules dans les atomes (les électrons), ébranlent une conception du monde déjà perturbée. De plus, la nature corpusculaire de la lumière, telle que théorisée par Max Planck en 1900 (et plus tard reprise par Albert Einstein), corrobore ce fait.

A whole-view founded on stable substances, predictable attractions, and logical causality was being discarded and replaced by a relativistic universe ruled by Planckian and Einsteinian equations. […] [T]he enforced simultaneism generated by the focus on one single year [1913] draws more attention to the emergence of the new, especially when crucial years like 1913 seem to have precipitated the slow evolution of mentalities into a single moment of crisis46.

Il ne faudrait d’ailleurs pas omettre la découverte du subconscient par Pierre Janet en 1889 et la division tripartite du moi, développée par Sigmund Freud à partir de 1896, qui connaîtront un succès

44 Michel Faure, Du néoclassicisme musical en France dans le premier XXe siècle, Paris, Klincksieck (Collection d’esthétique), 1997, p. 68.

45 Jean-Michel Rabaté, 1913. The Cradle of Modernism, Malden (MA), Blackwell Publishing, 2007, p. 77. 46 Id.

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