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La réflexion qui s’amorce avec sa réception du Sacre du printemps suscitera chez Cocteau de profonds changements auxquels il réfèrera, dès Le Potomak, comme à sa « mue », autant sur les plans esthétique que poétique ; non seulement il s’engagera dans la rédaction de plusieurs ouvrages qui témoigneront de sa trajectoire esthétique (Le Potomak, Le Coq et l’Arlequin, Le Rappel à l’ordre) mais sa poésie elle-même, dans le traitement de sa rythmique et sa stylistique, se modifie en intégrant, nous semble-t-il, certains traits des rythmes disloqués et de l’expérimentation instrumentale de l’œuvre stravinskienne. En effet, si Cocteau composait encore en 1912 des vers dont l’apport symboliste et fin-de-siècle demeure flagrant231, la bifurcation que prennent ses écrits quelques mois

plus tard sous-tend une modification radicale de ses préférences esthétiques, où il laisse désormais

229 Thomas Patrick Gordon, « Stravinsky and the New Classicism : a Critical History, 1911-1928 », op. cit., f. 116. 230 La première édition du Potomak date de 1919, mais sa rédaction s’est terminée bien auparavant, en 1914.

Il annonce dans une lettre à sa mère que Gide, qui avait lu quelques extraits en décembre 1913, parlait d’accueillir des extraits dans La NRF et il était même question de publication aux éditions de la N.R.F. La guerre met fin au projet, et Cocteau le relance en 1917 après la création de son ballet Parade. L’ouvrage est finalement publié au Mercure de France, légèrement remanié.

231 « Le célèbre parfum sort de la noble rose

Et se déroule autour

Et tourne dans le soir où le jardin repose Après les jeux du jour. »

(Jean Cocteau, « Le célèbre parfum sort de la noble rose », dans La Danse de Sophocle, Paris, Mercure de France, 1912, p. 192.)

place à une plus grande liberté d’expérimentation, un sens du classicisme de plus en plus aiguisé ainsi qu’un dévouement à ses propres préférences sans tenir compte des goûts du public (« Ce que le public te reproche, cultive-le : c’est toi232. »)

On entendait le choc sourd des talons contre la terre une promenade de mammouth

une cour de ferme un camp.

Parfois, une romance naïve arrivait du fond des âges233.

L’apparente dislocation de ces vers tirés du Potomak illustre déjà l’aspect composite de l’ouvrage, dont le tiers des pages est consacré à des dessins de Cocteau en une sorte de fable graphique représentant sa métamorphose. Difficilement classable dans des cases génériques par son hybridité formelle, ce petit livre « prononce un divorce aux torts réciproques entre Cocteau et la société234. »

L’esprit de renoncement irrigue cet ouvrage et donne le ton à la production ultérieure de Cocteau ; envisagé comme la préface de son œuvre complète, qu’il porte déjà en lui235, Le Potomak annonce

une renaissance esthétique. « La troupe russe m’apprit à mépriser tout ce qu’elle remuait en l’air. Ce phénix enseigne qu’il faut se brûler vif pour renaître ; ces jeux du cirque rejoignent les catacombes236. » Ce livre disparate, constitué de nouvelles, de poésie, d’aphorismes et d’illustrations,

retrace la progression de son auteur entre deux mondes, de celui des salons à celui de l’avant-garde musicale. À ce titre, la musique de Wagner est fréquemment tournée en dérision et opposée d’office à celle des Ballets russes, « grandes fêtes [pouvant] perdre un jeune homme [mais] qui servit [sa] mue237. » Trois exemples notoires laissent paraître l’anti-wagnérisme en germe chez Cocteau, qui

prendra son véritable essor, patriotisme oblige, dans Le Coq et l’Arlequin : d’abord, le récit des Eugènes, composé de dessins initialement tracés pour amuser le neveu de Jacques-Émile Blanche. Ce court roman graphique, inséré au centre du Potomak, relate le parcours du couple Mortimer en lune de miel, que dévorent les mystérieux Eugènes238 en les envoûtant avec la musique de Parsifal ; le moyen

est toutefois mal choisi, puisque les Mortimer, régurgités, se reconstituent et reprennent leurs activités

232 Jean Cocteau, Le Potomak, Paris, Passage du Marais, 2000, p. 59. 233 Ibid., p. 54.

234 Serge Linares, « Préface », dans Jean Cocteau, Le Potomak, op. cit., p. 14. 235 Jean Cocteau, Le Potomak, op. cit., p. 213.

236 Ibid., p. 32. 237 Id.

238 Le choix onomastique serait peut-être en l’honneur du prénom du grand-père maternel de Cocteau ou celui de sa

normales comme si rien ne s’était passé ; les Eugènes sont « terribles [mais] indispensables » car ils « exécutent les mues239. »

Le désordre assumé du Potomak, dont les parties graphiques n’arborent aucun lien narratif avec celles discursives, rend la progression difficile à comprendre ; si Cocteau envisageait d’abord de dresser le récit de sa mue, le projet s’avère beaucoup plus malaisé qu’il ne le pensait : « Ici, tout de suite je voudrais vous faire entendre que ce livre ne traite pas des Eugènes, mais que les Eugènes le saturent240. » Un fil existe pourtant, encadrant les différentes parties au premier abord irréconciliables :

les conversations épistolaires de l’auteur avec deux amis, Persicaire et Argémone. C’est à travers ces correspondances que les Eugènes viennent à naître241, mais aussi qu’une réception critique fictive,

mais favorable se retrouve mise en scène dans une lettre de Persicaire, où apparaît d’ailleurs la deuxième figure wagnérienne : il s’agit de Pygamon, figure du poète parnassien, que la postérité attribuera à Catulle Mendès, et que Cocteau dépeint sardoniquement dans la lettre de Persicaire. Accueillant l’Album des Eugènes, et en comprenant la mue à la fois esthétique et existentielle en jeu, Persicaire lui raconte sa propre évolution artistique qui l’a conduit de Catulle Mendès à Rimbaud (et qui rappelle celle qui conduit Cocteau de Wagner à Stravinsky, à qui est d’ailleurs dédicacé Le

Potomak.) Mettant en lumière l’erreur de préférer l’enchanteur de Bayreuth au compositeur russe,

Cocteau fait ironiquement mourir Pygamon le wagnérien d’une déjection de rossignol tombée dans son omelette242. Enfin, un troisième volet du Potomak se consacre au portrait d’un monstre éponyme,

logé dans un aquarium Place de la Madeleine, que le narrateur visite avec son amie Argémone, et qui se nourrit uniquement d’huile d’olive, de gants, de fautes d’orthographe et de partitions. Toutefois, il digère mal Parsifal, au contraire d’un programme des Ballets russes qui l’endort paisiblement :

Le Potomak ne se trouvait pas mal à l’aise d’un bouillonnement de notes qui se pressent comme des globules vers la surface du Rhin. Il savourait ces borborygmes de cathédrale et d’aquarium.

– Il y a longtemps que la boîte [à musique] marche ?

– Deux jours, répondit Alfred. Il ne la digère pas. Parsifal commence. Je viens d’entendre Siegfried. […]

– Je crois, insinuai-je, qu’il aurait tout à perdre à suivre un régime pareil. […]

239 Jean Cocteau, Le Potomak, op. cit., p. 210. 240 Ibid., p. 235.

241 « Le premier chapitre rapporte une conversation avec Persicaire un soir de promenade, transcrit un petit

échange de billets entre eux, raconte le surgissement du premier Eugène, puis des autres. L’Album des

Eugènes suit. » (Fonds Cocteau de l’Université de Montpellier, « Le Potomak : Architecture secrète » dans Jean Cocteau, unique et multiple [en ligne], http://cocteau.biu-montpellier.fr/index.php?id=13 [Texte consulté

le 12 juillet 2014.]

242 Il est bon de préciser que Cocteau rédige Le Potomak pendant que Stravinsky travaille à son ballet Le

Je revis seul le Potomak. Le doux monstre s’était nonchalamment abandonné si près de la paroi que son flanc gauche et les trois quarts de sa figure reposaient contre. […]

Le gardien leva la tête :

– Il digère, dit-il, il digère un programme des Ballets Russes. Ah ! ce monsieur de New York nous gâte243.

Car composé en réaction vive au Sacre du printemps et placé sous l’égide de Stravinsky, Le Potomak se révèle être « non seulement le récit multiple d’une métamorphose et sa preuve, comme la dépouille d’un animal qui a mué ; mais aussi il dit la métamorphose à travers un travail prosodique, une rupture de rythme, qui s’exerce à tous les niveaux244 ». Présente bien au-delà des références aux compositeurs

telles qu’explicitées ci-dessus, la musique parcourt Le Potomak comme un bruit de fond, mais aussi comme un véhicule de poésie. Le langage se confond avec la musique, épousant son rythme, éprouvant leurs frontières communes. En effet, l’aspect sonore acquiert une importance particulière, que ce soit dans le silence nécessaire à toute création (« le tumulte de silence »), dans la présence d’instruments de musique (« une chambre sans piano ressemble à une personne muette, infirme. Une chambre avec un piano, voire silencieux, ressemble à une personne qui se tait245. »), dans l’extrait de

partition dans l’Album des Eugènes, dans le crépitement des étoiles provoqué par la consommation de cocaïne (« Et ce bruit de l’herbe au crépuscule, quand on croit que les étoiles bavardent246. »), et,

surtout, dans les ondulations de la respiration du Potomak, la source par excellence d’inspiration musicale dans ce petit livre.

Or, au-delà de l’importance de la thématique de la musique, Le Potomak reflète avant tout la mue de Cocteau qu’il place sous la tutelle de Stravinsky ; car contrairement au Coq et l’Arlequin qui se voudra une prise de position catégorique sur des questions esthétiques, et qui mènera par ailleurs à l’abandon de la figure de Stravinsky en tant que modèle, l’ouvrage présent cristallise une métamorphose en évoquant chez le poète le secret d’une nouvelle architecture – notion qui deviendra bientôt cruciale chez Cocteau.

Mue.

Dialogue de la mue. Étui en soie des chrysalides. Moiteur du cocon.

Solidarité des cellules.

Persicaire, dans ce livre un soprano se brise, un animal sort de sa peau, quelqu’un meurt et quelqu’un s’éveille.

[…]

243 Jean Cocteau, Le Potomak, op. cit., p. 192.

244 Hélène de Jacquelot, « À l’écoute du Potomak », art. cit., p. 36. 245 Jean Cocteau, Le Potomak, op. cit., p. 161.

Les Eugènes, Persicaire, leur profil et leur nom, leur drôle de nom, c’était sans doute, – ô bel ordre du monde – pour qu’ils ne m’effrayassent pas outre mesure. Maintenant seulement je les interprète, et, me débarrassant d’eux, je les distingue.

[…]

Ils exécutent les mues247.

La dédicace et le postambule qui encadrent l’opuscule, adressés tous deux à Stravinsky, témoignent de l’importance accordée à la musique de ce dernier en tant que modèle esthétique, et contribuent de ce fait à la métamorphose de Cocteau. Le Potomak se clôt d’ailleurs ainsi : « Igor, je comptais t’offrir un livre et je t’offre ma vieille peau. / De la pénombre, de la vieille peau, des nuages (derrière lesquels, sans doute, l’Alpe terrible apparaît) / Des paragraphes boiteux. / Des paragraphes bêtes. / Des paragraphes contradictoires248. » Cette mue, pourtant, porte en elle l’éloignement de son maître au

profit d’une esthétique plus dépouillée qu’il retrouvera quelques années plus tard chez Satie ; car malgré la reconnaissance de l’ascendant du compositeur russe dans la genèse du Potomak et la leçon de renoncement acquise à son contact, la « vieille peau » qui demeure, en conclusion de parcours, s’avère à la fois le résultat de la mue provoquée par Stravinsky, mais contient somme toute l’admiration stravinskienne qu’il laisse derrière. Le Sacre du printemps, outil charnière par lequel Cocteau parvient à muer esthétiquement, appartient désormais au passé, comme sa vieille peau, et la guerre aura finalement raison de son parti pris pour la musique de Stravinsky, nous le verrons dans Le

Coq et l’Arlequin. Néanmoins, la non-linéarité du récit du Potomak ainsi que son apparente hybridité

suggèrent que Cocteau, quoi que l’on ait pu en dire, possédait une plus grande compréhension des principes de base du Sacre, et la manière dont ces deux fondements participeront à l’élaboration de sa « nouvelle syntaxe » annonce déjà les aphorismes sans développement du Coq et l’Arlequin ; cette fois, seulement, il aura rejeté Le Sacre du printemps au profit de l’œuvre de Satie, en attribuant au ballet le défaut d’être une œuvre fauve qui, à l’instar de Wagner et Debussy, « est encore une musique à écouter la figure dans les mains249. » À cet égard, percevant que Le Sacre du printemps commençait

déjà à ne plus l’étonner – et donc, que son Potomak allait subir éventuellement le même sort –, Cocteau entreprit d’écrire David, un ballet cubiste inspiré de scènes de la Bible qui, au lieu d’être une réponse « panique » à l’œuvre de Stravinsky, serait le fruit d’une collaboration avec lui.

247 Ibid., p. 209-210.

248 Ibid., p. 213.