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Si la musique de Debussy permet à Rivière d’élaborer son programme esthétique par la mise en pratique d’une pensée élaborée au jour le jour, ce sera Stravinsky qui permettra d’illustrer ses aspirations en devenant pour lui un véritable modèle, à la fois par une parfaite adéquation avec ses préférences esthétiques mais également en agissant comme l’étalon auprès duquel mesurer les œuvres et les conceptions à venir. Avouant rapidement son désintérêt pour la musique debussyste, il ira même jusqu’à écrire, un an seulement après la mort du compositeur français, qu’il souhaitait porter « l’attention de la revue sur les mouvements anti-impressionniste, anti-symboliste et anti-debussyste qui se précisent de plus en plus, et menacent de prendre la forme d’un courant nouveau158. » Rivière,

qui s’était enthousiasmé d’abord pour la forme debussyste, étrangère aux équilibres et construite sur la mouvance et non sur la périodicité de motifs, reconnaîtra l’appartenance symboliste de l’œuvre de Debussy dès 1913 et se dégage d’elle. Il lui préfèrera momentanément un retour à Bach, annonçant ainsi celui qui allait advenir dans l’entre-deux-guerres. « C’est l’exemple de Bach qui doit inspirer aujourd’hui nos musiciens ; il n’est pas question de l’imiter à la lettre ; mais il faut, à tout prix, que la musique retrouve la régularité et la propreté magnifiques des Passions et de la Messe en si159. » Mais

Bach ne sera pas l’exemple musical à suivre, car un mois à peine après la parution de son essai, Rivière assiste à une représentation du Sacre du printemps qui bouleversera complètement ses conceptions comme ses convictions. Le ballet de Stravinsky répondra, pour le critique, à la problématique qu’il soulève dans « Le roman d’aventure » concernant la musique moderne – et, par induction, la littérature –, en balayant une fois pour toutes les relents romantiques encore latents chez les impressionnistes et les symbolistes – donc, chez Debussy.

Le mal dont souffre la musique contemporaine et qui risque de la perdre, n’est-il pas qu’elle n’ose renoncer à cette continuité, à cette perpétuité harmonique, à cette fusion infinie des accords les uns dans les autres, dont, depuis Wagner, elle a pris l’habitude ? Oui, pour se retrouver un avenir, il faut qu’elle brise ces enchaînements et qu’elle retourne vers les formes fixes et définies qu’elle a connues jadis. – En musique, ce qu’il s’agit d’exprimer, les objets, ce sont les sentiments. Debussy, qui est le pendant des grands impressionnistes, les exprime en composition ; il fixe des aspects sentimentaux ; il prend un moment de l’âme avec toutes les puissances diverses et ennemies qui y vivent à l’état de confusion et de mutuelle ignorance et s’applique à leur laisser ce rayonnement dans tous les sens, cette ambiguïté qu’elles ont au naturel […] C’est pourquoi, tout en s’opposant à Wagner, il aboutit, comme lui, à l’effacement des contours et à la fluidité. Comme en réalité les émotions en nous sont presque toujours mélangées, engagées les unes dans les autres, il a pu atteindre, dans Pelléas, une vérité et une profondeur que ni les maîtres du symbolisme ni ceux de l’impressionnisme n’ont peut-être égalées. Pourtant, c’est autre chose qu’il nous faut maintenant […]160.

158 Jacques Rivière, cité dans Françoise Escal, « Le debussysme de Jacques Rivière », art. cit., p. 838.

159 Jacques Rivière, « Le roman d’aventure », dans Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques Rivière à la

Nouvelle revue française, op. cit., p. 332.

Dans son ouvrage majeur Pour une esthétique de la réception, Hans Robert Jauss affirme que lorsqu’une œuvre qui, lors de son accueil, se trouve en dehors de l’horizon d’attente du public qui la reçoit, parvient progressivement à imposer ou à s’imposer comme une nouvelle norme esthétique, ce même public éprouvera comme périmées les œuvres auxquelles il avait jusqu’alors attribué sa faveur et leur retirera celle-ci au profit d’une œuvre nouvelle. Cette œuvre nouvelle, pour Jacques Rivière, se révèle dans Le Sacre du printemps ; car si la musique de Debussy a longtemps coïncidé avec ses préférences esthétiques, ces dernières qui, à l’instar de ce navire que le critique mentionne dans l’incipit du « Roman d’aventure », ont lentement bougé et s’orientent désormais vers un nouvel horizon, n’accueillent plus de la même manière les flous atmosphériques debussystes. « Pourtant, écrira-t-il, c’est autre chose qu’il nous faut maintenant », un goût pour la pureté, un désir de clarté qui aiguillonne désormais les conceptions et qui pousse les artistes à chercher ailleurs matière à créer, matière à penser.

2.7 LA DÉCOUVERTE STRAVINSKY : LE CHOC DU SACRE DU PRINTEMPS

Ainsi arrive avec Stravinsky la nouveauté essentielle fournissant à Rivière la solution qu’il s’efforce de trouver pour mettre fin aux vestiges romantiques menaçant encore la modernité. Bien que son accueil de L’oiseau de feu, en 1910, et de Petrouchka en 1911 ait été très favorable, et qu’il ait affirmé à propos du compositeur qu’« il ne cherche pas comme d’autres à se compliquer davantage ; il ne veut pas être original à force de petits rapprochements, de hardiesses minuscules, de fragiles et instables équilibres harmoniques161 », sa réception du Sacre du printemps permet une rencontre décisive, et en

vient même à symboliser pour le critique la nouveauté, la modernité universelle autant au niveau de la musique que de la chorégraphie ; elle permet à Rivière, ultimement, d’assister enfin au renoncement

en acte, d’en comprendre la réalisation, et d’ouvrir la voie aux méthodes d’évincement de toutes ces

« richesses dont nous ne savons plus que faire162 ». Bien que russe, Stravinsky devient pour Rivière le

symbole de la modernité universelle. Contemporain d’une russophilie répandue dans les sphères intellectuelles et grandement alimentée par la NRF, Le Sacre du printemps provoque un choc esthétique dont le spectre d’action dépasse largement celui de la musique, et réaffirme l’admiration de Rivière pour le génie de Stravinsky, dont le caractère russe s’avère absent chez les français et est associé à la faculté de « donner le vertige de l’âme humaine ». Devenant pour Rivière un guide vers le progrès esthétique, Stravinsky marque la fin du romantisme, de l’impressionnisme et du symbolisme

161 Jacques Rivière, « Petrouchka, ballet d’Igor Stravinsky, Alexandre Fokine et Alexandre Benois », dans

Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques Rivière à la Nouvelle revue française, op. cit., p. 234.

– et, à travers eux, de l’hégémonie musicale allemande – avec un véritable chant-du-cygne, à la fois esthétique et civilisationnel.

L’accueil que réserve Rivière au Sacre du printemps est dithyrambique. À travers une interprétation biologique et sociologique du ballet, l’écrivain parvient à une compréhension lucide et imagée de l’œuvre, sans jamais se référer aux développements harmoniques bitonaux, aux contrastes rythmiques brusques, à l’instrumentation inusitée et autres procédés techniques utilisés par le compositeur. Néanmoins, le commentaire qu’il en retire témoigne non seulement de sa grande perspicacité en matière d’esthétique et de la clairvoyance en son temps, mais également d’une grande possession de ses moyens en matière d’exégèse ; car à travers ce texte, Rivière élabore ses propres outils critiques et perfectionne son usage de la métaphore jusqu’à l’utiliser pour comprendre à la fois l’œuvre à l’étude mais surtout le réel qu’elle met en cause. Cette chronique, parue à la NRF de novembre 1913, exprime la nouveauté inouïe de l’œuvre par la description « panique » du ballet et vise à en cueillir une signification extramusicale, voire cognitive. Pour ce faire, Rivière la décortique, et construit son analyse autour des trois segments ainsi dégagés : la musique ; la chorégraphie ; et finalement, une piste d’interprétation pour ainsi dire scientifique. À ce titre, la métaphore culinaire employée par Rivière lui permet, dans un premier temps, d’appréhender Le Sacre, qui réalise ses aspirations esthétiques en cristallisant le changement à la fois artistique et épistémologique auquel tous sont confrontés ; puis, l’œuvre désormais décodée, elle devient le modèle par lequel le critique tente d’expliquer à nouveau le réel qui lui échappe et dont Le Sacre du printemps est à la fois le fruit et la solution.

Le discernement de Jacques Rivière, dans son ensemble, ne se discute plus. Malgré quelques limites dans sa clairvoyance163, sa réception d’emblée favorable du Sacre du printemps témoigne de

ce flair, de cette sensibilité qui ont participé à sa renommée historique. Son successeur à la barre de la critique musicale à la NRF, Boris de Schlœzer, a d’ailleurs affirmé dans un hommage à son devancier : « “Il est trop facile en effet à l’heure actuelle d’admirer Stravinsky et même de comprendre ce que son art nous apportait de réellement neuf ; mais quand on se représente l’atmosphère esthétique de 1911, on reste émerveillé de l’intuition de Jacques Rivière, de sa sensibilité si fine, de son tact impeccable : il vit juste, il saisit l’objet directement là où les spécialistes hésitaient,

163 « [O]n peut lui reprocher a posteriori une certaine étroitesse de vue dans le domaine poétique : il a

découvert Apollinaire ou Max Jacob après la guerre, ignoré Reverdy, refusé Cendrars, espéré du surréalisme la promotion de talents individuels plus que l’affirmation d’une aventure collective. […] Par ailleurs, sa critique d’art s’arrête pour l’essentiel en 1913. Bien que toujours pertinente, elle reste au seuil d’une véritable reconnaissance des avant-gardes. » (Alix Tubman-Mary, « Préface », dans Jacques Rivière, Études (1909-

n’osaient se prononcer ou bien, aveuglés par leurs théories qui n’étaient que des préjugés, niaient avec arrogance.”164 » À travers le scandale de sa première, au milieu de la cacophonie des cris, des ovations

et des huées dont l’histoire se souvient trop bien, Le Sacre du printemps opéra l’effet d’une épiphanie esthétique chez le jeune Jacques Rivière, la concrétisation de l’œuvre à laquelle il rêvait et à laquelle aucun auteur, aucun peintre n’avait encore donné naissance. La réalisation du roman de l’avenir fut donc, contre toutes attentes, musicale, et s’imposa comme la maïeutique où (re)penser toutes les œuvres à venir, tous genres confondus. Son commentaire « Le Sacre du printemps », pendant musical « en acte » du roman d’aventure, se révèle donc la meilleure manifestation esthétique des mutations cognitives contemporaines, et témoigne d’un âge nouveau, appelant aux nouvelles sensibilités.

La grande nouveauté du Sacre du printemps, c’est le renoncement à la « sauce ». Voice une œuvre absolument pure. Aigre et dure, si vous voulez ; mais dont aucun jus ne ternit l’éclat, dont aucune cuisine n’arrange ni ne salit les contours. Ce n’est pas une « œuvre d’art », avec tous les petits tripotages habituels. Rien d’estompé, rien de diminué par les ombres ; point de voiles ni d’adoucissements poétiques ; aucune trace d’atmosphère. L’œuvre est entière et brute, les morceaux en restent tout crus ; ils nous sont livrés sans rien qui en prépare la digestion ; tout ici est franc, intact, limpide et grossier.

Le Sacre du printemps est le premier chef-d’œuvre que nous puissions opposer à ceux de l’impressionnisme165.

Par le « renoncement à la sauce », Rivière implique un rejet de l’atmosphère, celle développée depuis le romantisme et trouvant son aboutissement chez Wagner : « cette continuité magique orchestrale qui envoûte l’auditeur et le tient sous le charme166 », la pédale orchestrale ainsi nommée par Boris de

Schlœzer, l’effet à tout prix, l’éclat qui résonne… Pour évoquer son opposé, Rivière utilise l’épithète « mat » qui décrit la musique de Stravinsky qui, contrairement à celles de Wagner et de Debussy, ne retentit pas, ne vibre pas, ne rayonne pas : est mat ce qui ne se mêle à rien d’autre, ce qui demeure limpide ; chaque voix instrumentale parle pour elle-même, aucune continuité orchestrale n’est soulevée ni ne ressemble à la progression sans fin de la musique de Wagner. Stravinsky, préférant une instrumentation plus « sèche », affirmait d’ailleurs que sa musique était « uniquement faite d’os », et qu’il fallait la jouer « secco, non vibrato, senza espressione167 ». Devinant cette sécheresse inhérente à

l’instrumentation, Rivière reconnaît en Le Sacre du printemps l’antithèse tant attendue aux mouvements romantiques, symbolistes « and the embalmed offerings of the Debussystes168. » La

164 Boris de Schlœzer, cité dans Thomas Patrick Gordon, « Stravinsky and the New Classicism: a Critical

History, 1911-1928 », thèse de doctorat dactylographiée, Toronto, University of Toronto, 1983, f. 80.

165 Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps », dans Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques Rivière à

la Nouvelle revue française, op. cit., p. 351-352.

166 Marcel Raymond, Études sur Jacques Rivière, op. cit., p. 134. 167 Id.

musique, « dépouillée de toute vibration, [ayant] perdu cette auréole dont nous avons pris l’habitude de voir la musique d’orchestre environnée169 », brille par sa volonté d’expression directe, textuelle :

La symphonie de Debussy, c’est un foyer où s’échappent de tremblants rayons ; il y a un noyau et tout autour un frémissement vaporeux, le flottement de mille incertaines harmoniques ; nous sommes au milieu de la fuite des sons ; ils nous quittent et se dissipent dans tous les sens, formant autour de nous une buée délicate, sans cesse en train de s’évanouir. – Un telle musique ne peut rien exprimer que par allusion ; elle n’atteint pas les choses ; elle les indique seulement ; elle nous envoie vaguement vers elles ; elle les émeut sans les saisir170.

L’équilibre qu’il admirait autrefois chez Debussy s’apparente désormais à la fatigue symboliste à laquelle ne correspond plus la génération actuelle, le monde embué, l’atmosphère de fin de journée ; les préférences esthétiques de Rivière et de ses contemporains s’étant lentement déplacées, c’est désormais à Stravinsky, avec sa brutalité, avec sa « matité », de leur montrer la voie et de les arracher, enfin, à l’impressionnisme.

Sans violence, sans ingratitude, mais très nettement, Stravinsky se dégage du debussysme. Il a compris que ce halo délicieux, au milieu duquel la musique de son maître apparaît toujours noyée, chez un disciple risquait de ne plus être que de la sauce. Il enlève délibérément à sa symphonie toute indécision, tout tremblement. […] Dès le début, pour qui prêtait bien l’oreille et savait entendre les différences, la musique de Stravinsky rendait un son mat et défini qui lui appartenait en propre. Dans ses feux

d’artifice, dans ses bouquets, il y avait quelque chose de fixe, de fermé, d’entièrement déterminé. Ses

plus éblouissants passages n’avaient même pas l’humidité du scintillement. […] Mais où cette brièveté et cette contraction des sons deviennent surtout frappantes, c’est dans Le Sacre du printemps : dès les premières mesures on les ressent ; aucun rayonnement, aucune fuite ; la mélodie chemine étroitement ; elle se développe, elle dure sans la moindre effusion, nous sommes saisis d’un étouffement tout puissant ; les sons meurent sans avoir débordé l’espace qu’ils emplissaient en naissant ; rien ne s’échappe, rien ne s’envole […] Jamais on n’entendit musique aussi magnifiquement bornée171.

D’abord par la forme, Le Sacre du printemps acquiert aux yeux de Rivière la valeur d’exemple, et recoupe, voire éclaire sous un nouveau jour les critères établis dans son essai sur le roman d’aventure. Cette étude formelle, qui envisage chaque composante de la structure de l’œuvre, permet de jeter les bases d’une esthétique transartistique, dont plusieurs éléments pourraient être repris dans le domaine littéraire. D’abord le « renoncement à la sauce », dont il vient d’être question ; ensuite, cette objectivité frappante qui se traduit par une matité orchestrale, par sa textualité, que Rivière entend comme une musique sans allusion, ni transposition, et qui renvoie d’emblée à la sphère de l’écriture tout en témoignant d’une compréhension réelle de l’art stravinskien. Sans jamais faire référence à la technique compositionnelle et aux théories musicales employées par Stravinsky, Rivière parvient à identifier le critère essentiel qui définira sa musique pour les deux décennies à venir : l’objectivité qui,

169 Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps », dans Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques Rivière à

la Nouvelle revue française, op. cit., p. 352.

170 Ibid., p. 352-353.

171 Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps », dans Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques Rivière à

sans être explicitement nommée, se traduit dans le texte par la notion de « dévotion à l’objet ». « [Stravinsky] had eliminated all ‘vibration, indécision, tremblement’. The music was, as it were, naked, and offered a new sound: ‘un son mat et défini’, which Rivière believed was apparent to the discerning ear from the very first bars – although he naturally made no technical reference to the bassoon, for example, playing in its (then) rarely-used upper register172. » Aucune allusion à la reprise

de l’ouverture du cor ou de la flûte chez Wagner ou Debussy, aucune mise en contexte musicologique, mais l’intelligence de la sensibilité dans le choix des qualificatifs. En effet, la musique, comme les aspirations du discours rivièrien, est franche et directe : elle saisit la chose à dire, uniquement, sans la désigner ou l’évoquer, sans y faire timidement allusion, et la dit.

Plus d’écho, parce que plus rien ne doit être exprimé par simple allusion. Dans le sujet qu’il se propose, il veut qu’il n’y ait aucun détail qui soit atteint par la seule diffusion des ondes sonores, qui soit seulement touché par les franges de l’orchestre. Il s’interdit d’utiliser l’ébranlement. Il ne veut pas compter sur ce que la symphonie entraîne en passant, par une adhérence fortuite et momentanée. Mais il se tourne vers chaque chose et la dit ; il va partout ; il parle partout où il faut, et de la façon la plus exacte, la plus étroite, la plus textuelle. […] Il ne laisse rien en dehors ; au contraire il revient sur les choses : il les trouve, il les saisit, il les ramène. Son mouvement n’est point d’appeler, ni de faire un signe vers les régions extérieures, mais de prendre, et de tenir, et de fixer. Par là Stravinsky opère en musique, avec un éclat et une perfection inégalables, la même révolution qui est en train de s’accomplir, plus humblement et plus péniblement, en littérature : il passe du chanté au parlé, de l’invocation au discours, de la poésie au récit173.

Par ce passage au récit, Rivière accueille Stravinsky comme l’emblème de la modernité, et Le Sacre comme la réalisation musicale de ce qu’il attend du roman d’aventure. Il fait donc entrer le compositeur dans le débat qui se poursuit en lui-même et entend sa démarche compositionnelle comme l’exemple à suivre pour orienter sa démarche critique. « Au contraire, [ces acrobaties] ne sont possibles que parce que leur auteur n’est pas préoccupé avant tout du métier. Il ne voit que ce qu’il doit dire ; il s’y met tout entier, il s’y perd, il s’y oublie ; et c’est de ce dévouement à la chose que naît sa puissance irrésistible et comme enchanteresse174 ». S’appropriant donc la figure de Stravinsky pour

illustrer ses préoccupations esthétiques, il parvient à mieux comprendre l’œuvre par l’entremise de son art à lui, la littérature, et cette acuité renforcée modifie les fondements mêmes de son approche critique. En effet, l’exemple du compositeur valide ses intuitions, et offre désormais un terrain où penser à nouveau le roman moderne – et à travers lui, plus généralement l’art de son temps.

Enflammé par le ballet, Rivière écrira un premier article à son propos en août dans lequel il affirmera que Le Sacre « marque une date, non pas seulement dans l’histoire de la danse et de la

172 David Bancroft, « Stravinsky and the ‘NRF’ (1910-1920) », Music and Letters, vol. 53, n°3 (juillet 1972),

p. 278.

173 Jacques Rivière, « Le Sacre du printemps », dans Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques Rivière à

la Nouvelle revue française, op. cit., p. 354.