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Né à Bordeaux en 1886 d’un père médecin, Jacques Rivière se lie d’amitié très tôt avec Henri Alain- Fournier, dont il épousera la sœur Isabelle en 1909, et entretiendra avec l’auteur du Grand Meaulnes une correspondance riche et variée jusqu’à la mort précoce de ce dernier. Il déménagera à Paris pour préparer son examen d’entrée à l’École normale supérieure, mais zéchouera à deux reprises, malgré un ardent intérêt pour les idées et une rigueur intellectuelle inaltérable. À travers une abondante correspondance, les deux amis partagent leurs enthousiasmes musicaux et littéraires, et cherchent à tout découvrir de leur siècle en pleine ébullition intellectuelle. Tous les deux poursuivent une quête d’absolu et d’intelligence qu’ils exercent par des lectures communes et des lettres qui « atteignent quelquefois l’ampleur de véritables traités sur les problèmes spirituels ou littéraires qui les

106 Ibid., p. 79-80.

préoccupent108. » Par un souci constant de faire dialoguer l’art, la littérature et la musique qui l’amène

à clarifier sa pensée, Rivière exerce son jugement critique qui le mènera, éventuellement, à fréquenter le cercle de la NRF jusqu’à en devenir le directeur en 1919. Si l’influence du symbolisme pèse encore beaucoup dans leur correspondance et dans la vie littéraire qui leur est contemporaine, Rivière et Alain-Fournier abordent tous les sujets intellectuels : « [e]n effet, la musique et la peinture offrent matière à échanges de vues souvent passionnés, quoique toujours pertinents. Debussy, Ravel, Franck chez les musiciens, chez les peintres Rouault, Matisse, Lhote, recueillant leur préférence109. » Bien

qu’ayant par la suite rejeté en bloc l’emprise que le symbolisme exerçait sur lui, il n’en demeure pas moins que c’est son contact qui a permis à Rivière d’aiguiser une sensibilité critique raisonnée qu’il ne cessera de chercher à optimiser, jusqu’à incarner le fameux « flair » de la NRF ; car malgré le fait que la postérité ait davantage retenu en Rivière la figure accompagnatrice d’Alain-Fournier, ses contributions ont permis le perfectionnement de l’acte critique comme moyen de dépister un nouvel état du monde dont l’art, une fois décodé, est révélateur. « Rivière et Fournier avaient compris jusqu’à quel point la recherche des peintres contemporains restait liée à celle des autres artisans de l’esprit. Les artistes sont en quelque sorte l’expression sensible de l’âme d’une époque et, tout en utilisant des disciplines et des matières autres, ils rejoignent les écrivains et les musiciens à ce carrefour où la pensée créatrice trouve son unité110. » Les théories esthétiques ainsi élaborées « sur le motif »

embrassent certaines œuvres plastiques, mais surtout musicales, et permettent à Rivière d’énoncer les bases d’une nouvelle littérature que nécessite le monde dès 1913. Philosophe de formation, c’est par l’écriture qu’il développera une approche critique qui se veut prospective du mouvement des idées et qui deviendra, au fil des années, une véritable fenêtre sur le réel. Non seulement il pressent l’impératif d’adopter des principes esthétiques représentatifs d’une nouvelle sensibilité, elle-même symptomatique des changements paradigmatiques amorcés dès le dernier quart du XIXe siècle, mais il

« salue la virginité renouvelée du monde111. »

Autour de 1911, l’équipe de la Nouvelle Revue française se modifie : Drouin et Ruyters quittent le navire, et les sommaires se dotent d’une collaboration de plus en plus fréquente de divers chroniqueurs payés (Albert Thibaudet, André Suarès, Valéry Larbaud et Félix Bertaux). Cependant, l’arrivée de Rivière en 1912 confirme et renforce à la fois la vocation du classicisme moderne adoptée

108 Paul Beaulieu, Jacques Rivière, Paris, Éditions du Vieux-Colombier (La Colombe), 1956, p. 30. 109 Ibid., p. 32.

110 Ibid., p. 34.

111 Alix Tubman-Mary, « Préface », dans Jacques Rivière, Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques

Rivière à la Nouvelle revue française, édition établie par Alain Rivière, Paris, Éditions Gallimard (Les Cahiers de la

par la revue dès sa fondation, et lui insuffle également une énergie revitalisée. Maaike Koffeman souligne ainsi ce tournant dans l’histoire de la NRF en insistant sur l’arrivée décisive de Jacques Rivière dans le groupuscule éditorial :

Parmi les nouveaux collaborateurs de La NRF, il y en a quelques-uns qui s’intègrent parfaitement au cercle des fondateurs et qui prennent le relais quand ceux-ci partent pour de nouvelles aventures. Jacques Rivière en est l’exemple le plus remarquable. Rivière, qui collabore à la revue depuis 1909 et qui y est très apprécié, pose sa candidature en 1911 au poste de secrétaire. Il se présente comme le candidat idéal : « ne voyez-vous pas qu’en un an je ferais de La NRF la première revue de France. Vous ne savez pas de quoi je suis capable, quand j’y ai du goût. – Et ma méthode ! » Pendant les trois années qui suivent, Rivière va former un tandem très efficace avec Copeau, qui est alors le directeur de la revue. L’arrivée de Jacques Rivière marque un tournant dans l’histoire de la revue : alors que sa gestion se professionnalise, son équipe s’élargit, son lectorat augmente et ses activités se diversifient112.

Représentant en lui-même les valeurs mises en pratique par la NRF, Rivière est « l’homme de l’intelligence analytique, du déploiement harmonieux et méthodique des causes, des sensations, des mobiles, du ressenti. Le projet littéraire est, de ce fait, au-dessus du bien et du mal113. » Cette

préoccupation du contrepoids que l’on retrouvait chez Gide et ses condisciples se manifeste aussi chez Rivière dans la quête critique panoptique qu’il mène, à mi-chemin entre la critique lyrique – qu’il dénonce en partie –, et la critique objective dont il tente le plus possible de se rapprocher ; car chez Rivière, la critique devient un instrument de connaissance, « “un projecteur [qui sert] à voir loin et profond, et vrai [et qui cherche] uniquement [à] comprendre ce qui se passe, d’expliquer les choses telles qu’elles sont.”114 », une prise de l’intelligence sur le réel, véritable objet fuyant en période de

changements épistémologiques.

Si l’apport littéraire de Rivière, contrairement aux autres membres fondateurs de la NRF, se distingue par la prééminence critique plutôt que romanesque ou poétique, c’est que sa pensée se précise dans la dialectique et « se meut à l’aise dans un univers peuplé de formes, de couleurs et de sons, et adopte tout naturellement un caractère sensuel115. » La polyvalence qui lui est chère, la

justesse d’expression et d’évocation, c’est par la plume qu’il les atteints, mais surtout par l’utilisation d’une métaphore simultanément analytique et poétique mise au point tout au long de son œuvre critique, regroupée par la suite sous l’humble intitulé d’Études ; car ces écrits s’apparentent fortement à des tâtonnements intellectuels où s’élabore, au jour le jour, une pensée en action. À l’instar du critique russe francisé Boris de Schlœzer, qui tiendra la critique musicale à la NRF dès 1921, les

112 Maaike Koffeman, « La naissance d’un mythe. La nouvelle revue française dans le champ littéraire de la

Belle Époque », art. cit., p. 24.

113 Alban Cerisier, Une histoire de la NRF, op. cit., p. 188. 114 Ibid., p. 231.

115 Alix Tubman-Mary, « Préface » dans Jacques Rivière, Études (1909-1924) : l’œuvre critique de Jacques

préceptes esthétiques de Rivière se développent, se précisent et se confirment au sein même de sa démarche critique, en une progression lente mais raisonnée, parfois contradictoire mais assurément réfléchie, vers une véritable poétique, à la fois littéraire, musicale et philosophique. Tirant parti de la confiance dont lui témoignent ses condisciples à la NRF, Rivière transforme sa critique en un laboratoire esthétique, dont la pratique sur le motif lui permet d’en évaluer la portée et les outils, et annonce de ce fait l’orientation que prendra l’espace critique – et discursif – à partir des années 1920. Refusant au fil des années le recours à l’image inexacte et gratuitement lyrique, l’apport de Rivière au sein de la NRF transformera le rapport du critique à l’œuvre dans ses fondements mêmes, et s’opposera de ce fait à une conception dilettante de l’exégèse. Contrairement à son prédécesseur André Suarès116, la position réclamée par Rivière porte le critique à embrasser la vie plutôt qu’à lui

substituer la poésie ou l’exaltation lyrique des sensibilités individuelles, travers auquel il se sait enclin et dont il s’interdira l’abandon ; ainsi, la critique d’art n’est plus ce refuge par lequel échapper au monde, mais bien sa confrontation, doublée d’une entreprise d’élucidation, où l’intelligence et la clairvoyance se greffent au langage pour accroître ses potentialités cognitives.

La nouveauté en art, c’est la puissance analytique de l’esprit alliée au plus juste usage de la langue comme science auxiliaire du dévoilement. L’éclat, le spectaculaire, la fulgurance des images appartiennent à un autre temps, celui du romantisme et du symbolisme, coupables d’avoir déporté la responsabilité du sens sur le pouvoir de suggestion des mots eux-mêmes, dessaisissant de son “autorité” un auteur considéré comme simple puissance d’intercession, qui ne sait pas ce qu’elle fait. Il n’est pas de littérature oraculaire ; l’art n’est pas le fait des mages117.