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Entre construction et destruction de soi : la négociation du sens des pratiques dites "à risque" chez les jeunes

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Gabriel Wagner, 2019

Entre construction et destruction de soi : La négociation

du sens des pratiques dites "à risque" chez les jeunes

Mémoire

Gabriel Wagner

Maîtrise en service social - avec mémoire

Maître en service social (M. Serv. soc.)

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Entre construction et destruction de soi :

La négociation du sens des pratiques dites « à risque » chez les jeunes

Mémoire

Gabriel Wagner

Sous la direction de :

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Résumé

Cette enquête de terrain d’inspiration ethnographique s’intéresse à la négociation du sens des conduites dites « à risque » chez les jeunes. Regroupant un large spectre de pratiques disparates (plus ou moins physiques ou symboliques), ces « conduites » inquiètent, en ce qu’elles semblent souvent autodestructrices ou insensées, voire même pathologiques. Or, le terme « conduite à risque », qui relève du vocabulaire de la santé publique, est une « construction experte » qui occulte la perception que les jeunes ont eux-mêmes du ou des risques encourus. S’intéresser aux significations que portent les jeunes sur leurs pratiques se révèle alors nécessaire afin de saisir ce qui se joue, parfois de manière déguisée, derrière ces mises à risque de soi. Afin de répondre à la question comment les jeunes négocient-ils

le sens qu’ils accordent à la prise de risque plus ou moins délibérée dans leur vie?, une

enquête de terrain a été réalisée grâce à un partenariat avec un organisme communautaire jeunesse en travail de rue. C’est par une présence de 75 heures au sein d’une unité mobile d’intervention déployée par les travailleurs de rue de l’organisme que l’univers de sens des jeunes a été approché; de même, six entretiens semi-structurés ont permis de tisser la toile de significations accordée aux pratiques « à risque » par les jeunes, le tout sous-tendu par l’écriture d’un journal de recherche auto-analytique. L’angle théorique de l’interactionnisme symbolique, croisé à une perspective d’interprétation herméneutique, a guidé l’ensemble du processus de recherche, de la problématisation à la discussion des résultats. Au final, le développement de connaissances entourant cette question a permis de saisir, par une lecture paradoxale et nuancée de ces pratiques, la significativité de la prise de risque dans le processus de construction d’un sens à l’existence de plusieurs jeunes, processus traversé par une dynamique incessante de construction et de destruction de soi.

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Table des matières

Résumé ... iii

Genre et citations ... vi

Remerciements ... viii

Introduction ... 1

1. Problématique de recherche : de la quantification des « conduites à risque » à la compréhension du sens de la prise de risque chez les jeunes ... 4

1.1. Objet de recherche : risque et jeunes populations ... 4

1.2. Comportements et conduites « à risque » : un bref regard statistique ... 6

1.3. Quête de sens et stigmatisation ... 8

1.4. Une jeunesse dans un entre-deux ... 11

1.5. Le travail de rue, porte d’entrée sur l’univers des jeunes dits « à risque » ... 13

2. Cadre théorique : une perspective interactionniste symbolique ... 16

2.1. La « labelling theory » d’Howard S. Becker ... 18

2.2. Le concept de « négociation » ... 20

3. Question et objectifs de recherche... 23

4. Méthodologie : une recherche d’inspiration ethnographique ... 25

4.1. L’approche qualitative ... 25

4.2. Une perspective de recherche interprétative ... 25

4.3. Une posture de proximité ... 26

4.4. Corpus empirique et univers de travail... 28

4.5. Outils de collecte de données ... 30

4.5.1. L’observation participante ... 31

4.5.2. L’entretien individuel semi-structuré ... 34

4.5.3. Le journal de recherche ... 36

4.6. Modalités de recrutement ... 38

4.7. Catégories conceptualisantes et travail d’écriture : une perspective d’analyse herméneutique ... 40

4.8. Considérations éthiques ... 44

5. Présentation et analyse des résultats : la multiplicité du sens de la prise de risque chez les jeunes... 47

5.1. Portrait de l’univers de travail ... 49

5.1.1. Le territoire de Charlesbourg ... 49

5.1.2. Les jeunes rencontrés dans le cadre des séances d’observation participante ... 50

5.1.3. Les jeunes rencontrés dans le cadre des entretiens individuels ... 53

5.1.4. Confrontation à la réalité du « terrain » : l’émergence d’un sentiment d’incertitude ... 53 5.2. Entre intentionnalité, corporéité, finalité, valeur et imaginaire : le sens de la prise de risque 56

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v

5.2.1. Un premier essai de définition du risque et de la prise de risque ... 57

5.2.2. La prise de risque, intentionnellement choisie/évitée? ... 60

5.2.3. La corporéité de l’expérience du risque ... 66

5.2.4. Finalité et valeur de la prise de risque ... 70

5.2.4.1. Finalité de la prise de risque ... 71

5.2.4.2. Valeur et moralité de la prise de risque ... 78

5.2.5. L’imaginaire du risque ... 83

5.3. L’importance des relations interpersonnelles dans le processus de négociation du risque 88 5.3.1. Relations amicales et amoureuses des jeunes : un bref portrait ... 89

5.3.2. L’influence des pairs : entre attraction et répulsion ... 94

5.3.3. Parents, intervenants et professeurs : l’importance des adultes significatifs ... 101

5.3.4. À l’abri des regards : se « risquer » seul ... 109

5.4. Jeunes et société : au cœur d’un contexte négocié ... 112

5.5. Adéquation des pratiques d’intervention aux besoins des jeunes ... 118

6. La prise de risque : entre construction et destruction de soi ... 126

6.1. Entre disparition et apparition de soi : le sens de l’expérience « concrète » de la prise de risque des jeunes ... 128

6.2. L’ambivalence du contact avec l’Autre : l’influence d’autrui sur le sens de la prise de risque des jeunes ... 133

6.3. Des incertitudes de soi : le sens de la prise de risque dans le passage à la vie adulte des jeunes 139 6.4. Pour un accompagnement « à travers » le risque : bâtir la rencontre ... 145

Conclusion... 149

Bibliographie ... ix

ANNEXES ... xviii

Annexe A : Cadre général d’observation participante ... xix

Annexe B : Guide d’entretien semi-structuré ... xx

Annexe C : Synopsis des informations pour le consentement verbal dans le cadre de l’observation participante ... xxiii

Annexe D : Feuillet d’information et de recrutement ... xxv

Annexe E : Formulaire de consentement écrit pour la participation à un entretien semi-structuré ... xxvi

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Genre et citations

En vue de refléter la diversité et l’unicité des personnes concernées, cela tout en évitant d’alourdir le texte, les règles d’écriture suivantes ont été déterminées :

 Lorsque le genre est indiqué à l’intérieur d’une citation tirée d’un verbatim, le genre est maintenu tel qu’énoncé dans l’extrait et écrit au complet;

 Lorsque, moi-même, je réfère à des participantes ou participants à la recherche, par exemple lors de l’introduction d’une citation, leur genre est conservé;

 Pour le reste, le masculin est employé de manière générique afin de ne pas alourdir le texte d’une féminisation systématique, même si les personnes représentées incluent autant des femmes que des hommes.

Bien conscient que de telles règles ne représentent pas une réelle solution aux problèmes que pose la langue française, j’espère qu’elles sauront néanmoins participer, lors de votre lecture, à rendre plus « visibles » les personnes s’identifiant au genre féminin, et sans lesquelles la réalisation de cette recherche aurait été impossible.

Également, en ce qui concerne les citations tirées des verbatims d’entretiens et de mes notes d’observation participante, j’ai choisi de ne pas identifier les jeunes à partir d’un chiffre ou d’un nom fictif. Considérant l’objet de recherche et les objectifs y étant rattachés, il ne m’apparaît pas nécessaire de pouvoir identifier la personne de laquelle sont tirées les paroles. De même, ayant côtoyé certains des jeunes sur une période de plusieurs mois, l’idée de les « renommer » par un nom fictif me rend inconfortable. Finalement, afin d’éviter toute confusion entre ma voix et celle des jeunes, j’ai décidé de laisser chacune des citations (courtes ou longues) entre guillemets français, nonobstant le nombre de lignes utilisées.

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À mon grand-père, Guy Wagner, qui m’a transmis sa curiosité pour les Arts, les Lettres, les livres, les mots…

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Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier les jeunes qui ont bien voulu m’accueillir et me laisser « habiter » un espace qui est leur, soit celui du motorisé d’intervention La Bohème. Votre collaboration, votre confiance et surtout votre ouverture ont constitué les socles sans lesquels la réalisation de ce projet aurait été impossible. C’est avec une grande admiration – et surtout beaucoup de reconnaissance – pour chacune de vos expériences de vieque j’ai su trouver la motivation pour mener à terme cette recherche.

De même, je souhaite remercier toute la fabuleuse équipe de R.A.P. Jeunesse des Laurentides. Vous avez su, chacun.e à votre manière, alimenter mes nombreuses réflexions, en plus de m’accompagner lors des moments d’incertitudes rencontrés sur le terrain. Comme vous pourrez le lire, les jeunes rencontré.e.s n’avaient qu’éloges à vous faire; merci pour votre accueil, mais surtout, merci pour votre pratique, vous êtes indispensables à l’édification d’une société plus juste.

Un sincère merci, également, à ma mère, Josée, et à mon père, Éric. Merci pour votre soutien et votre amour inconditionnel de ma naissance à ce jour. Merci d’avoir cru en moi, mais surtout, d’avoir été là : c’est le plus riche des cadeaux que vous pouviez me faire. Finalement, je tiens à présenter mes plus sincères remerciements à Annie Fontaine, ma directrice de recherche. Ton acuité intellectuelle, ta sensibilité, de même que ta grande passion pour l’enseignement et la recherche auront laissé une marque certaine dans mon parcours académique, mais aussi personnel. Sans ta confiance, ton ouverture et ton support je n’aurais jamais pu compléter la rédaction de ce mémoire. Merci pour l’inspiration.

C’est grâce à vous tou.te.s, à notre rencontre, si je peux aujourd’hui tourner la dernière page de cette longue aventure…

Un univers sans rencontre, un univers sans autre me laisserait seul avec moi-même, sans surprise, sans émotion, toujours le même, jusqu’à la routine qui engourdit la vie avant la mort. La rencontre […] me décentre et m’invite à exister, pour vivre un peu, avant la mort… Ce qui m’excite et m’effraie… Comme la vie… Si passionnante… et difficile.

- Boris Cyrulnik, L’imperceptible sensation de l’autre

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Introduction

Du risque d’échouer à l’école à celui d’être rejeté par autrui, en passant par le risque de subir les dégâts d’un cataclysme écologique, de voir son intégrité physique ou psychologique atteinte, voire même d’y laisser sa vie : les sociétés occidentales contemporaines sont caractérisées par cette ampleur que prend le risque dans pratiquement toutes les sphères qui les composent.

D’un côté valorisée comme objet de réussite personnelle et sociale, comme c’est le cas pour ces « nouveaux aventuriers » (Le Breton, 2000) grimpant ou dévalant à toute allure un mont escarpé, voire même exposée à outrance au cinéma ou sur les panneaux publicitaires, la prise de risque « atteste une vie "vibrante ", nerveuse, vécue "crescendo" et "à fond les manettes" » (Baudry, 1991 : 62), reflet d’une société de performance qui encourage à aller jusqu’au bout de soi-même. De l’autre côté, lorsque des jeunes ou adolescents mobilisent un risque (« réel » ou symbolique) dans le but de bouleverser leur routine familiale, de gagner en autonomie, en reconnaissance ou, plus globalement, de ritualiser leur passage à l’âge adulte, la société adulte s’en inquiète, ce qui se traduit en une quantification et une prise en charge institutionnelle de ces « conduites à risque » adolescentes (Le Breton, 2000, 2007, 2013, 2014; Jeffrey, 2004, 2005a).

Ainsi, dans une logique de « santé publique », médecins et psychiatres participent activement à définir les normes de comportement dans tous les aspects de l’existence (Larose-Hébert, 2013) et, en contrepoint, émettent des « étiquettes » (au sens d’Howard S. Becker, 1985) fixant « l’individuation des désordres sociaux », pour reprendre les termes de Baudry (1991 : 198). Occultant, sous cette perspective, la quête de sens inhérente aux prises de risque adolescentes (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; MacDonald, 2013), de nombreux intervenants, et plus largement la société, participent de manière directe ou indirecte au renforcement des souffrances adolescentes souvent présentes en amont de leurs « conduites à risque ». Néanmoins, dans un univers qui semble accorder peu d’intérêt à comprendre ce qui anime la quête de reconnaissance des jeunes, certains intervenants de proximité, tels les travailleurs de rue qui accompagnent les personnes au quotidien (Cheval, 2001; Fontaine, 2013; Fontaine & Wagner, 2017), se révèlent être des acteurs forts

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pertinents dans une logique de « prévention qui prenne acte de la légitimité des comportements […] tout en donnant d’autres solutions » (Le Breton, 2013 : 65).

Porté par une vision critique des conceptions « expertes » du risque (Peretti-Watel, 2002) qui tendent à alimenter la « fiction d’un groupe à part » (Baudry, 1991 : 181), le présent projet de recherche s’appuie sur la nécessité de développer une posture relativiste de ces mêmes conduites (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014). Dans cette visée, cette recherche s’intéresse au sens que les jeunes attribuent à leurs prises de risque plus ou moins délibérées, par-delà les étiquettes nosographiques et épidémiologiques qui prédominent actuellement lorsqu’il est question de cet objet d’étude (Baudry, 1991). Cette posture « relativiste » ne signifie toutefois pas d’affirmer que, parmi les différentes tentatives de saisie du sens de la prise de risque, tous les points de vue se valent, loin de là (Ameigeiras, 2009). Néanmoins, elle présuppose la relativité du sens de tout discours par rapport aux époques, aux traditions et aux contextes sociaux dont il est issu. Il s’agit ainsi d’intégrer, et même de promouvoir, la poursuite de la grande conversation entre humains, chaque personne étant incessamment engagée dans un horizon de sens relatif à soi-même et aux autres (Grondin, 2008; Ricœur, 1986).

Réalisée en partenariat avec un organisme jeunesse en travail de rue ayant développé une relation privilégiée avec des jeunes issus de différents milieux socio-économiques, la présente recherche s’est intéressée aux processus de négociation du sens, donc des multiples registres de signification, de leurs prises de risque. Plutôt que d’être balisée en fonction des pathologies généralement associées aux « conduites à risque », cette analyse ancrée dans une perspective socio-anthropologique s’est orientée vers un effort compréhensif de la quête de sens que les jeunes poursuivent à travers cette mise à risque de leur existence, et parfois même de celle d’autrui (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; Lachance, 2012; Le Breton, 2000, 2013).

Seront présentés, au cours des pages qui suivent, la problématique de recherche suivie du cadre théorique interactionniste choisi (Le Breton, 2004). La question de recherche telle que circonscrite dans le cadre du présent mémoire de maîtrise sera ensuite formulée. Afin d’ouvrir sur les perspectives de réponses possibles à cette question, une présentation de la méthodologie d’inspiration ethnographique (Beaud & Weber, 2010; Cefaï, 2003)

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développée sera faite, cette dernière étant imbriquée à même un processus d’analyse herméneutique (Grondin, 2008) fondé sur une écriture itérative (Cefaï, 2014; Paillé & Mucchielli, 2013). Les données recueillies sur le terrain seront ensuite présentées et analysées, pour finalement être plus concrètement « discutées » à la lumière de concepts théoriques développés dans les écrits scientifiques consultés. Les dernières lignes agiront à titre d’ouverture sur les perspectives infinies de recherche qu’il reste à faire sur les riches thématiques de la jeunesse et de son passage souvent « risqué » vers la vie adulte.

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1. Problématique de recherche : de la quantification des « conduites à

risque » à la compréhension du sens de la prise de risque chez les

jeunes

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1.1. Objet de recherche : risque et jeunes populations

La notion de risque est aujourd’hui au cœur de nombreuses recherches en sciences humaines et sociales qui adoptent soit 1) un focus sur les risques collectifs (technologiques, environnementaux, etc.), soit 2) sur les « conduites à risque » individuelles. Dans cette seconde perspective, les individus ne sont non pas confrontés à « des ennemis redoutables et invisibles […] créés par des savants imprudents » (Peretti-Watel, 2002 : 17), mais plutôt à eux-mêmes, dans une recherche de sensations fortes et une mise en jeu du corps pouvant parfois sembler autodestructrices et paradoxales aux yeux des autres (Ibid.; Lachance, 2012, 2016; Le Breton, 2005a, 2007, 2014), voire même pathologiques, interpellant alors le secteur médical psychiatrique (Adès & Lejoyeux, 2004; Le Breton, 2010a; Michel, Purper-Ouakil & Mouren-Simeoni, 2006; Votadoro, 2016). Bien que la première perspective de recherche s’avère éclairante pour contextualiser le développement d’une nouvelle conception du danger marquée par une prolifération des risques et appuyée sur des arguments chiffrés2, c’est davantage dans la seconde, soit celle s’intéressant à un rapport au risque moins subi, et donc plus délibéré, que s’insère la présente recherche.

Plusieurs auteurs (Jeffrey, 2004; Lachance, 2016; Le Breton, 2000, 2003, 2005, 2014; Peretti-Watel, 2002, 2010b) l’affirment : bon nombre de jeunes d’aujourd’hui se font

1 Le chapitre qui suit fut développé de manière itérative (lecture, réflexion, écriture) au fil des quelques

centaines d’articles, essais et ouvrages de référence consultés au cours des dernières années. La problématique s’étant construite à travers un dialogue et des aller-retours continus entre les réflexions et ces diverses lectures, l’emboîtement de diverses « tonalités » d’écriture rompt la scission souvent faite entre « recension des écrits » et « problématique de recherche », les deux étant ici construites simultanément. Bien qu’elle ne soit pas formulée selon les standards d’une recension systématique des écrits, l’intégration des références aux textes consultés au sein de la problématisation de l’objet d’étude m’aura paru plus adéquate et valide pour établir l’état des connaissances sur lequel appuyer ma recherche et ainsi dessiner la toile de fond des lignes d’analyses privilégiées (anthropologiques, sociologiques, philosophiques, etc.) pour l’étudier (Olivier, Bédard & Ferron, 2005).

2 La théorie de la « société du risque », développée par Beck (1992) et reprise par Giddens (1991, 1994) dans

une perspective de « culture du risque », est très évocatrice à ce sujet puisqu’elle présente la mutation des sociétés industrielles vers des sociétés du risque, celles-ci étant la conséquence d’une modernité dans laquelle les risques sont le produit du développement industriel et échappent au contrôle des institutions. Ce contexte, marqué par l’appréhension d’un danger imminent, aurait ainsi mené au développement d’une nouvelle façon d’appréhender le monde; un monde désormais pétri d’incertitudes quant à l’avènement d’un danger qui pourrait avoir de nombreuses conséquences individuelles et collectives (Le Breton, 2010; Murard, Chauvel, Ramaux, Bonneuil & Lantz, 2002; Peretti-Watel, 2010a).

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remarquer par des comportements ou conduites s’apparentant à des épreuves corporelles ou morales « dont le trait commun consiste dans l’exposition de soi à une probabilité non négligeable de se blesser ou de mourir, de léser son avenir personnel ou de mettre sa santé en péril » (Le Breton, 2005a : 18). Et bien que ces conduites existent depuis longtemps3, elles attirent de plus en plus l’attention des acteurs de santé publique, car elles semblent se multiplier et attiser, par le fait même, la peur d’une frange grandissante de la population (Lachance, 2016). Un autre constat interroge, soit le fait que, bien qu’une majorité de jeunes s’intègre sans soucis à nos sociétés, ces comportements dits « à risque » se présentent de plus en plus chez des jeunes en apparence bien intégrés, mais peinant néanmoins à donner sens à leur vie ou à se projeter sous une forme propice dans le futur (Le Breton, 2005a).

Or, cette prolifération des risques ne signifie pas nécessairement que nos sociétés soient aujourd’hui plus dangereuses qu’avant, mais révèle plutôt un nouveau rapport au danger, et donc au monde, aux autres et à nous-mêmes (Peretti-Watel, 2010a). En effet, Soulé et Corneloup (1998) soulignent que la vie dans nos sociétés actuelles est sans doute plus confortable qu’elle ne le fut à une autre époque : « On ne part plus à la guerre, la violence est peu ou prou domestiquée, la précocité du travail et la pénibilité de la tâche tendent à diminuer, la médecine progresse régulièrement… » (p.3). C’est donc le rapport au risque de la jeunesse qui semble avoir changé, c’est-à-dire qu’il est désormais moins subi et plus délibéré (Ibid.; Peretti-Watel, 2010a), mais également plus visible aux yeux de tous, par le biais, notamment, de l’investissement massif d’Internet par les adolescents à partir des années 2000 (Lachance, 2016).

On assiste alors à une réponse de différents acteurs et « experts » de la santé publique, et plus largement de la société adulte, qui, bien que leur intervention soit légitime, définissent, catégorisent et médicalisent de nombreuses pratiques disparates dites « à risque », « les réduisant à des pathologies chroniques et compulsives qui n’auraient aucune signification sociale et culturelle » (Peretti-Watel, 2010a : 115). Dans cette perspective, le corps se

3 Bien qu’une perspective socio-historique ne soit pas au cœur de la présente recherche, plusieurs auteurs

rapportent des cas de comportements aujourd’hui qualifiés d’« à risque » dès l’Antiquité, dont notamment les cas répertoriés d’« anorexie mystique » (Maître, 1999) et d’automutilation chez les Juifs (Fortier, 2007) au Moyen Âge. Certains mythes antiques, dont celui d’Œdipe, dénotent également la présence d’un imaginaire collectif de la douleur auto-infligée comme moyen d’apaiser sa souffrance (Fortier, 2007).

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retrouve défini comme « "corps à risque" – risques multiples, infinitésimaux mais aussi maximaux » (Baudry, 1991 : 46). Or, en enfouissant ces risques « dans » le corps, comme s’ils n’étaient que les preuves d’une nature « morbide » (Ibid.), on oublie peut-être de prendre en compte la valeur « fondatrice » (Maffesoli, 2009), voire la démonstration de l’urgence paradoxale de vivre, que peuvent avoir les prises de risque à l’adolescence (Baudry, 1991; Le Breton, 2000, 2013, 2014).

En ce sens, la présente recherche s’intéresse à la prise de risque plutôt qu’aux « conduites à risque », ce second vocable constituant, à mes yeux, une « construction experte » (Peretti-Watel, 2002) en décalage avec le vécu de chaque jeune, et plus largement avec le sens qu’ils accordent à leurs comportements.

Il s’agit ainsi de donner à ces prises de risque, à ces mises en danger de soi-même, un arrière-plan anthropologique, tout en les contextualisant dans l’époque contemporaine, époque marquée par un brouillage et une perte significative des repères qui balisaient jadis les passages de la vie (Cheval, 2001; Colombo, 2010, 2015; Goguel d’Allondans, 2010; Jeffrey, 2004, 2005a; Le Breton, 2000, 2013, 2014; Parazelli, 2002). Comme le souligne Lachance (2016), « remettre en question ces comportements […] implique d’examiner en profondeur un univers témoignant du mal-être adolescent et, une fois de plus, du rôle plus ou moins efficace des adultes dans l’accompagnement des ados » (p. 43).

C’est dans cette perspective que la présente étude ne s’intéresse pas uniquement (et spécifiquement) aux comportements « à risque » des jeunes, mais plus largement à la négociation (entre eux et avec d’autres acteurs) du sens que prennent pour eux ces mises à risque.

1.2. Comportements et conduites « à risque » : un bref regard statistique

Violence envers les autres ou envers soi-même, consommation de substances psychotropes, dépendance au jeu ou comportements sexuels risqués, la jeunesse est surreprésentée dans pratiquement toutes les données épidémiologiques traitant des « conduites à risque » chez l’ensemble de la population canadienne ou québécoise.

En effet, selon les données fournies par l’Institut de la statistique du Québec, les jeunes seraient plus « susceptibles que toutes les personnes des groupes d’âge supérieurs de

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cumuler deux ou trois comportements à risque » (Nanhou & Audet, 2012 : 7), dont l’usage de drogues telles que le tabac ou le cannabis (Traoré & Dubé, 2015). En cohérence avec ces données, une autre étude révèle que les jeunes de 18 à 24 ans seraient plus susceptibles d’être consommateurs réguliers de cannabis que le reste de la population, et que ceux dont la consommation aurait commencé à l’adolescence seraient plus à risque de développer un syndrome de dépendance, en plus de présenter un « risque plus élevé de faire l’expérience d’états psychotiques et de présenter certains troubles mentaux » (Baraldi, Joubert & Bordeleau, 2016 : 1). Les comportements sexuels augmentant le risque de transmission d’ITSS (infections transmissibles sexuellement et par le sang) seraient également particulièrement observés chez les adolescents et les jeunes adultes (Joubert & Du Mays, 2014), tout comme « la consommation excessive d’alcool plus fréquente […] chez les jeunes de 15-24 ans (31%) comparativement aux autres groupes d’âge » de la population (Nanhou & Audet, 2012 : 4).

Au niveau national, les constats statistiques sont les mêmes, comme le révèlent particulièrement deux Rapports sur l’état de la santé publique au Canada produits par l’Agence de la santé publique du Canada, soit celui portant sur les jeunes et les jeunes adultes (2011) ainsi que celui énonçant la situation canadienne en matière de maladies infectieuses (2013). Selon le premier rapport (Agence de la santé publique du Canada, 2011), dont deux sous-sections sont entièrement dédiées aux « comportements à risque », et où ce même vocable semble déteindre sur pratiquement l’ensemble des analyses, la plupart des adolescents et des jeunes adultes d’aujourd’hui pourraient s’attendre à vivre longtemps et à mener une vie saine et dynamique, bien que leur santé « reste toutefois compromise par des problèmes inquiétants qui persistent ou qui commencent à se manifester » (p.130). Parmi ces « problèmes inquiétants », on dénote notamment les troubles de l’alimentation des adolescentes (dont la prévalence est six fois supérieure à celle de tout autre groupe), « la violence dans les relations amoureuses [qui est] plus fréquente chez les jeunes de 15 à 24 ans » (Ibid. : 2), ainsi que « le suicide, les blessures, l’intimidation, les comportements sexuels à risque, le poids santé ainsi que la consommation et l’abus de substances nocives » (Ibid. : 5). De plus, bien qu’il existe « toute une gamme de programmes d’éducation à la santé sexuelle qui ciblent les jeunes et les jeunes adultes » (Agence de la santé publique du

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Canada, 2013 : 78), ces derniers présentent toujours les plus hauts taux d’ITSS déclarées (Ibid.). Au final, un autre Rapport, soit celui de 2014, souligne qu’

« il est troublant que les jeunes d’aujourd’hui […] montrent des signes de mauvaise santé et même, dans certains cas, sont davantage à risque que les générations précédentes. Ces tendances indiquent que la santé publique a encore beaucoup de travail à faire pour prévenir les maladies et promouvoir la santé et le bien-être tout au long du cycle de vie » (Agence de la santé publique du Canada, 2014 : 48).

Au regard de ce bref portrait épidémiologique, un constat semble difficile à écarter : risque et jeunesse semblent aller de pair… et c’est peu dire! Or, le terme « conduite à risque », qui relève du vocabulaire de la santé publique, est une notion statistique faisant peu de cas de la perception du risque ou de la notion même de risque pour les jeunes dont « parlent » ces études. Il s’avère ainsi intéressant de repenser ce terme dont l’usage semble « en décalage avec l’expérience de chacun de ces adolescents, en ce que pour [eux] la question n’est pas là, mais plutôt de sortir de la souffrance qu’il[s] éprouve[nt] » (Le Breton, 2007 : 12). En somme, bien que cette abondance de chiffres ait l’avantage de mettre en évidence certaines tendances de comportements adoptés par les jeunes – ce qui peut être utile, par exemple, pour la mise sur pied de campagnes de sensibilisation –, elle ne doit pas occulter que ces mêmes comportements sont en fait les manifestations d’enjeux plus profonds. Ainsi, comme le souligne Colombo (2010), « le problème n’est pas tant de mettre à jour ces nouvelles formes de souffrance juvéniles que de réduire leurs pratiques à leur seul aspect de dangerosité » (p.159). Derrière les comportements de chaque jeune se cachent bien plus que de simples rapports de causalité du « risque »; et derrière chaque jeune se cache infiniment plus qu’un seul ensemble de caractéristiques épidémiologiques. Chacun d’eux est singulier et à même de livrer l’interprétation la plus valable qui soit du sens de ses actions, que ces dernières soient définies comme « risquées » ou non par autrui.

1.3. Quête de sens et stigmatisation

Aborder le thème de la jeunesse lors d’une discussion avec des membres de son entourage mène bien souvent à une foule d’échanges teintés d’inquiétudes, mais également, dans certains cas, d’un préjugé négatif selon lequel les jeunes se caractérisent par leur inconscience (voire même leur insouciance) face à leur sexualité « débridée », leur consommation « excessive » de drogues, leurs comportements « délinquants », etc. Or,

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cette inquiétude à l’égard de la jeunesse, que certains auteurs considèrent comme une forme récurrente d’acharnement ou de mépris de la société adulte à son égard (Lachance, 2016; Peretti-Watel, 2002, 2010b), stigmatise particulièrement les jeunes dont les comportements sont qualifiés « à risque », et ainsi les écarte singulièrement du lien social et de la reconnaissance qu’ils tentent par ailleurs d’acquérir (Colombo, 2010; Jeffrey, 2004, 2005a). En effet, comme le souligne Lachance (2016) : « Si des adultes ont parfois peine à se reconnaître dans la jeunesse contemporaine, des adolescents vivent difficilement avec des représentations négatives, souvent ambivalentes, de certains adultes à leur égard » (p.68).

À l’image du « stigmate4 » de Goffman (1975), la notion de « conduites à risque » telle

qu’objectivée dans le champ de la psychologie et de la psychiatrie est souvent présentée comme le signe d’une infériorité morale (au sens d’Howard S. Becker, 1985). En effet, bien que rarement apparentée à « une monstruosité du corps » ou à un « stigmate tribal », la « tare de caractère » (par exemple s’adonner à des passions irrépressibles ou « anti-naturelles »), constitue une forme de stigmate faisant directement écho à la situation de jeunes étiquetés « à risque » (Peretti-Watel, 2010a). Issu de représentations souvent construites sur la base de stéréotypes, un tel stigmate peut avoir des répercussions importantes sur un ensemble de jeunes qui « aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires [mais qui] possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et [ainsi] nous détourner de lui » (Goffman, 1975 : 15). Cette « étiquette » (Becker, 1985), qui colle à la peau de nombreux jeunes, renforce les souffrances en amont de leurs « conduites à risque », soit des souffrances perpétuées par une conjonction complexe entre une structure familiale parfois instable, des histoires de vie singulières, mais aussi une société qui a bien du mal à les comprendre (Le Breton, 2005a).

Ceci est d’autant plus vrai que les sociétés occidentales, dont fait partie la société québécoise, sont désormais marquées par un nouveau contexte socioculturel qualifié « d’hypermodernité » (Lachance, 2016). À l’image de la « sociologie du risque » de Luhmann (1993) où la prétention de prendre des risques pour éviter des dangers relevait le

4 « Le stigmate est l'attribut qui rend l'individu différent de la catégorie dans laquelle on voudrait le classer. Il

y a donc stigmate lorsqu'il existe un désaccord entre l'identité sociale réelle d'un individu, ce qu'il est, et l'identité sociale virtuelle d'un individu, ce qu'il devrait être » (Goffman, 1975 : 12).

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paradoxe de certaines décisions des grands dirigeants, l’individu hypermoderne est quant à lui désormais constamment plongé dans un vacillement paradoxal entre liberté et incertitude (quant à ses choix), entre effacement et surexposition face au monde qui l’entoure (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014). Alors que d’un côté on évalue, chiffre, réprimande et tente de prévenir au maximum les risques dans un large spectre de la vie humaine, d’un autre on le médiatise, on le diffuse et on le définit socialement, par exemple chez les « nouveaux aventuriers », comme une forme de réussite, de dépassement et d’accomplissement de soi (Adès & Lejoyeux, 2004; Baudry, 1991; Le Breton, 2000). Or, dans cette vision paradoxale du risque, qui s’ancre à bien des égards dans une vision épidémiologique des comportements adolescents selon laquelle il est justifié de lutter contre les « conduites à risque », il peut être intéressant de repenser la prise de risques à l’adolescence comme « matériau » pour se construire une identité propre, gagner en autonomie, faire valoir (ou se prouver à soi-même) sa valeur personnelle, et donc « passer à la vie adulte » (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; Jeffrey, 2004, 2005a; Lachance, 2012; Le Breton, 2005a, 2007, 2013, 2014). Une telle perspective apporte un éclairage alternatif en rompant avec les probabilités statistiques qui ne prennent jamais assez en compte les histoires personnelles et singulières de chacun, leur unicité et la signification qu’ils accordent à leurs conduites.

À cet égard, tenir compte du point de vue des jeunes eux-mêmes et développer des réponses nuancées aux questions des sciences sociales traitant de la jeunesse se révèle être d’une pertinence majeure (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; Le Breton, 2005a). De plus, questionner et repenser la prise de risques à l’adolescence non pas comme le signe de l’effondrement radical de sens pour un individu, mais plutôt comme une forme paradoxale de résilience s’insérant dans une trajectoire de quête de sens douloureuse avec soi-même et les autres (Le Breton, 2013, 2014) peut nous renseigner sur l’état des sociétés actuelles, au-delà des « étiquettes » affublées aux jeunes : « À travers leurs comportements et leurs questionnements, leurs passions et leurs craintes, les ados et les jeunes sont des baromètres sociaux, indiquant des tendances, soulevant les enjeux de demain » (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014 : 151).

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Au final, comme le souligne Lachance (2016), cette stigmatisation, voire cette « adophobie » ambiante qui marque de nombreux jeunes adoptant des pratiques dites « à risque », semble être issue non pas d’intentions malveillantes, mais plutôt d’un manque de dialogue, d’une incompréhension mutuelle et d’une peur ambivalente de la société adulte à l’égard de la jeunesse, peur animée à la fois par un sentiment de menace, mais également d’un désir de protection envers plusieurs d’entre eux.

1.4. Une jeunesse dans un entre-deux

Alors que jusque dans les années 1970 et 1980 l’âge adulte se traduisait par « l’insertion dans un emploi stable, l’autonomie financière et l’engagement dans une vie familiale » (Le Breton, 2010b : 470), il semble qu’aujourd’hui cette entrée dans la vie adulte ne se définisse plus par aucun marqueur social unanime. L’adolescence, qui fut longtemps circonscrite aux 14-18 ans, est aujourd’hui de plus en plus difficile à baliser, son début et sa fin étant désormais caractérisés par un allongement (des études, de l’engagement dans une vie durable de couple, etc.) et un brouillage (notamment en raison de l’éclatement des rites de passage antérieurement institués ou partagés) significatifs (Goguel d’Allondans, 2002; Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; Le Breton, 2010b).

En effet, alors que certains jeunes voient encore leur passage à la vie adulte être structuré par le biais de rites de passage bien établis par leurs proches ou la société adulte, un nombre de plus en plus important trouve plutôt dans la réalisation d’un projet significatif (réalisation de soi en tant que parent, travailleur, patron, etc.) l’accès à un statut qui symbolise l’arrivée à l’âge adulte. Cependant, pour que cela soit possible, les jeunes doivent être en mesure de se projeter dans l’avenir d’une manière qui fasse sens à leurs yeux, ce qui est difficile pour ceux qui ne « bénéficient plus de l’efficacité symbolique du rite de passage et n’arrivent pas à s’inscrire dans un projet » (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014 : 44). Ces derniers, confrontés à une quête (plus ou moins consciente) de réponses à la question du devenir adulte, trouvent alors parfois dans l’expérimentation une manière de tester leurs limites et celles des autres. Ces expérimentations qui, par définition, sont des prises de risque plus ou moins « réelles » ou « symboliques » (Baudry, 1991; Le Breton, 2013) participent à cette découverte de soi, dans un tâtonnement parfois épineux vers la vie adulte (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014).

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Parler de l’« adolescence » plutôt que de la « jeunesse » revient donc à parler d’un « luxe » des sociétés modernes, soit la présence d’un temps de formation supplémentaire accordé aux enfants qui en font partie (Ibid.). En ce sens, il s’avère primordial de réfléchir ce « temps » de la vie qu’est l’adolescence comme étant un concept socio-culturellement construit, c’est-à-dire qu’il « dépend de la manière dont un collectif perçoit le jeune lors de sa maturation sexuelle et de son entrée progressive dans les responsabilités inhérentes aux adultes de son groupe » (Le Breton, 2010b : 467).

La période de l’adolescence varie donc significativement selon les contextes (dont le degré de « modernité » des sociétés), ce qui a mené à l’apparition de néologismes tels que « préadolescent », « adulescent » ou « post-adolescent » : reflet d’un désir de pallier certaines incertitudes entourant cette période de la vie (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; Marcelli, 2010). Or, bien que la notion d’« adolescence » ainsi que les tentatives de (re)définition de celle-ci revêtent une certaine pertinence dans la compréhension de ce phénomène, leur portée est limitée. Derrière ces classifications, « seuls existent des jeunes à travers la singularité de leur histoire à l’intérieur d’une condition sociale et culturelle, un sexe et une constellation affective » (Le Breton, 2010b : 467).

Dans le présent projet, afin d’éviter de tomber dans le piège de la généralisation, tout en « créant un objet de recherche fertile en découvertes » (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014 : 51), les termes adolescence et jeunesse seront tous deux employés en référence aux individus d’environ 14 à 20 ans qui sont « en train de grandir » : pris dans un temps d’« entre-deux » propre aux sociétés occidentales actuelles. Les jeunes, ou adolescents, regroupent ainsi ceux qui, se trouvant à mi-chemin entre l’enfant (qu’ils ne sont plus) et l’adulte (qu’ils ne sont pas encore), vivent une période d’incertitude identitaire, de quête existentielle et de recherche d’un sens à leur vie que certains traverseront plus facilement que d’autres (Ibid.; Jeffrey, 2004, 2005a; Le Breton, 2013, 2014).

Finalement, conscient du fait que de traiter de l’adolescence ou de la jeunesse au sens large présuppose l’idée qu’il existe une culture commune à cet ensemble d’individus – ce qui est bien entendu faux –, la méthodologie choisie permettra de relever des subtilités et de considérer un nombre important de particularités propres à chaque « sous-culture » jeune, et même à chaque jeune dans toute leur singularité (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014).

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1.5. Le travail de rue, porte d’entrée sur l’univers des jeunes dits « à risque »

Le développement d’un hyperindividualisme et le désengagement de l’État-providence ont fait éclater les réseaux d’appartenance et de solidarité traditionnels qui assuraient jadis le balisement des passages de la vie et aiguillaient les individus dans leur quête identitaire et leur recherche de sens, ces derniers étant aujourd’hui renvoyés à eux-mêmes dans cet accomplissement. En résulte une fragilisation des liens sociaux et symboliques, ce qui induit le développement de problèmes identitaires dont l’issue se trouve, pour plusieurs, dans diverses formes de conduites dites « à risque » (Cheval, 2001; Jeffrey, 2004, 2005a; Le Breton, 2005a, 2007, 2014). Or, « la dimension existentielle de ces phénomènes échappe aux institutions et aux services sociaux, particulièrement à ceux qui sont dominés par une logique privilégiant l’objectivation et la normalisation des individus » (Cheval, 2001 : 366). En effet, pour plusieurs des jeunes en errance dont Pouteyo (2016) nous raconte l’histoire, leur quête identitaire se morcelle lorsqu’ils se retrouvent confrontés à des intervenants qui appliquent « une vision totalisante [et un] découpage de l’espace et du temps de l’individu en un quatrain avant tout fonctionnel : diagnostic, objectifs, moyens, évaluation » (p.XX). Le même constat nous est raconté par Kérimel de Kerveno (2018) qui, par une pratique de plus de 40 années auprès de populations en grande difficulté, questionne la posture « pseudo technique » de l’intervention sociale qui mène bien des intervenants à omettre la singularité de chaque vécu. En approchant les jeunes pour « ce qu’ils sont », et non pas pour « qui ils sont », la (vraie) rencontre s’avèrerait impossible; ce faisant, adultes et intervenants seraient placés dans une posture a priori bien peu adéquate pour accompagner les jeunes (donc se situer auprès d’eux et avec eux) à travers leurs parcours singuliers de reconnaissance.

Néanmoins, dans ce contexte plutôt aride, les travailleurs de rue5, dont les interventions constituent « toute une palette de couleurs, donc teintée[s] par la subjectivité des sujets qui

5 Bien que de nombreuses appellations existent pour désigner les intervenants qui se rendent directement dans

les lieux publics afin se rapprocher des populations (en plus ou moins grande difficulté) là où elles se trouvent – et ainsi mieux intervenir sur leurs situations de vie –, le terme ici utilisé renvoie à une branche spécifique du travail social. Définie en Belgique et dans d’autres pays comme du « travail social de rue », cette pratique est moins directement identifiée au travail social au Québec, entre autres en raison de la règlementation entourant la profession et ses actes réservés. Néanmoins, bien que son appartenance à la discipline ne soit pas toujours explicite, le travail de rue est reconnu par divers auteurs comme étant l’une des formes du travail social contemporain (Baillergeau, 2017); les principes sur lesquels se fonde cette pratique au Québec s’inscrivent

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l’exercent [et] des jeunes à qui ils s’adressent » (Cheval, 2001 : 368), se révèlent être des acteurs pertinents afin de répondre aux besoins de ces jeunes méfiants à l’égard des intervenants et des institutions plus formels (Fontaine, 2010). Suivant cette idée, Peretti-Watel (2010b) souligne que, dans le contexte social décrit plus haut, « la stigmatisation peut susciter un "durcissement identitaire" chez les jeunes qu’elle cible, ou encore les dissuader de s’adresser aux professionnels de santé » (p.82). En contrepartie, les travailleurs de rue, par leur mouvement d’« aller vers » les jeunes qui n’ont plus le goût ou la force de demander de l’aide (Cefaï & Gardella, 2011), mais aussi par leur attitude de respect du rythme et de non-jugement à leur égard, en arrivent à occuper une place hautement significative dans le quotidien de plusieurs (Baillergeau, 2016; Cheval, 2001; Fontaine 2010, 2013; Fontaine & Wagner, 2017; Parazelli, 2002).

S’opposant à un discours dominant et à une vision péjorative et stéréotypée de la jeunesse telle qu’analysée et critiquée par divers auteurs (Lachance, 2016; MacDonald, 2013; Peretti-Watel, 2002, 2010b), ces intervenants décrivent plutôt « les jeunes comme des sujets et des acteurs en constante évolution, qui réfléchissent, qui désirent et sont capables de faire des choix, même si ces choix s’apparentent parfois à la survie » (Cheval, 2001 : 372) et peuvent, en ce sens, choquer, questionner, inquiéter, etc. Les travailleurs de rue tâchent ainsi de ne pas alimenter une vision pathologique des comportements « à risque » adoptés par les jeunes qu’ils côtoient dans la rue, mais s’intéressent plutôt « au sens de débrouille et d’opportunisme qu’ils déploient » (Fontaine, 2011a : 20). Ce faisant, ils refusent de concevoir les jeunes qu’ils accompagnent comme étant « de strictes victimes de leur situation ou, à l’inverse, comme de purs délinquants » (Ibid. : 20).

Au final, chaque travailleur de rue, par sa présence quotidienne auprès des jeunes, contribue à combler le besoin d’avoir à ses côtés un « compagnon de route, un miroir, un homme ou une femme de confiance avec qui construire du sens » (Le Breton, 2014 : 35); un rôle plus qu’essentiel à cette période de la vie où les repères stables manquent et où tout semble « relativisable » (Quentel, 2011 : 38). En ce sens, ces intervenants de proximité que sont les

pleinement dans les valeurs identifiées au domaine du travail social. Enfin, la prise en compte de la dimension « sociale » du travail de rue est importante puisqu’elle participe à faire reconnaître la légitimité et la valeur de cette pratique « singulière » et située à l’interstice de l’accompagnement individuel, de l’accompagnement de groupe et de l’action communautaire (de Boevé & Giraldi, 2010).

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travailleurs de rue représentent une porte d’entrée pertinente pour accéder au sens que les jeunes accordent à leurs pratiques, qu’elles soient « risquées » ou non.

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2. Cadre théorique : une perspective interactionniste symbolique

Considérant l’objet d’étude que représente la négociation du sens des prises de risque plus ou moins délibérées des jeunes dans un contexte d’hypermodernité caractérisé par l’hyperchoix et l’hyperréflexivité des individus (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014), interroger le rapport constamment (re)construit et (re)négocié qu’ils entretiennent avec le monde qui les entoure (et dont ils font partie) s’avère incontournable pour mieux comprendre les significations de leurs comportements. En effet, dans ce monde où les repères et les valeurs semblent éclatés et où chaque acteur dispose d’une liberté de penser et de faire jusqu’alors jamais atteinte (Parazelli, 2002), penser le monde comme n’étant pas une réalité en soi, mais plutôt comme « le produit de la permanente activité de pensée des individus » (Le Breton, 2004 : 33), semble essentiel pour saisir, mais surtout reconnaître aux acteurs, la marge de liberté et la créativité dont ils disposent afin de ne jamais être tout à fait démunis devant le monde. Dans cette perspective, les « conduites à risque » des jeunes générations ne peuvent être perçues comme un fait incontestable ou une propriété du comportement induit par la transgression d’une norme implicite ou explicite, mais plutôt comme une construction issue de « l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte » (Becker, 1985: 38).

Atout considérable pour l’étude du sens des prises de risque chez les jeunes, cette appréhension interactionniste6 du monde trouve ses bases dans « la tradition de Chicago »7

et postule que : 1) les êtres humains se comportent à l’égard des choses selon les significations qu’ils accordent à celles-ci; 2) que les significations sont la résultante des interactions sociales; et 3) que les significations se modifient et se construisent au travers des processus d’interprétation mis en œuvre dans les situations réelles (Blumer, 1969).

Composé d’auteurs conjuguant de nombreuses différences, mais surtout un ensemble de principes communs (Becker, 1985), le courant interactionniste symbolique trouve ses racines à une époque de « crise » de la sociologie américaine et de lassitude face aux enquêtes par questionnaires et aux traitements statistiques indifférents aux acteurs et à leur

6 Bien que l’on puisse identifier différents types d’interactionnisme (Morrissette, 2011), j’utiliserai de façon

indistincte les termes « interactionnisme » et « interactionnisme symbolique » dans le cadre du présent projet de recherche.

7 Ce terme renvoie à « l’ensemble des travaux produits dans le contexte du Département de sociologie de

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singularité (Poupart, 2009, 2011). L’émergence de l’interactionnisme, principalement au sein de la seconde École de Chicago8, marque une rupture importante avec la tradition

sociologique dont le fonctionnalisme de Parsons ou de Merton incarnait alors la version officielle et conservatrice (Le Breton, 2004). En effet, plutôt que de chercher derrière les phénomènes les structures (structuralisme) ou fonctions (fonctionnalisme) censées les fonder et les déterminer, le point de vue interactionniste traduit le « souci d’identifier les processus à l’œuvre dans une société en train de se faire, il s’intéresse moins à l’institué qu’à l’instituant » (Ibid. : 6). Becker souligne en ce sens, dans son marquant ouvrage

Outsiders (1985), qu’il s’intéresse « moins aux caractéristiques personnelles et sociales des

déviants qu’au processus au terme duquel ils sont considérés comme étrangers au groupe, ainsi qu’à leurs réactions à ce jugement » (p.33).

Dans cette perspective, le sens (des prises de risque plus ou moins délibérées) n’est pas une nature inhérente aux choses, mais traduit plutôt l’interprétation de l’individu et engage son comportement (Le Breton, 2004), ce qui se trouve à être en opposition avec une appréhension normative et déterminante (donc stigmatisante par le fait même) des comportements qui dévient de la « norme » (Peretti-Watel, 2002, 2010b). Par exemple, la métaphore médicale, tout comme la conception statistique, en situant la source « problématique » de la déviance à l’intérieur de l’individu, « empêche de voir le jugement lui-même comme une composante décisive du phénomène » (Becker, 1985 : 30).

Ainsi, alors que plusieurs pratiques associées aux cultures jeunes marquent l’imaginaire collectif par leur intensité ou leur caractère « transgressif » (nous pouvons penser tant aux pratiques sportives qualifiées d’« extrêmes » qu’aux pratiques telles que le tatouage, le « calage d’alcool » ou les relations sexuelles dites « risquées »), le regard interactionniste ne condamne pas, mais tente plutôt de mieux comprendre ce qui se joue entre les acteurs dans la détermination mutuelle de ces comportements ou pratiques (Le Breton, 2004). De ce fait, la déviance n’apparaît pas comme « une nature répondant à la seule transgression d’une loi » (Ibid. : 7); elle est plutôt l’objet d’une construction sociale en constante (re)négociation entre une multitude d’individus en interaction les uns avec les autres

8 La seconde École de Chicago, faisant suite à la première dont le moment fort fut les années 1918-1935, fait

référence aux travaux d’inspiration interactionniste réalisés tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Département de sociologie de l’Université de Chicago au cours des années 40, 50 et 60 (Poupart, 2011).

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(Poupart, 2011). Cette façon de repenser ce qui, a priori, semble trop souvent revêtir un caractère « déviant » ou « transgressif » sera ci-dessous précisée grâce à l’apport de deux concepts majeurs de la sociologie interactionniste, soit celui d’« étiquetage » (Becker, 1985) et celui de « négociation » (Le Breton, 2004; Strauss, 1992; etc.).

2.1. La « labelling theory » d’Howard S. Becker

Bien que Becker (1985) qualifie « d’assez malheureuse » (p.201) l’expression de « théorie de l’étiquetage » (traduction de « labelling theory ») – notamment car il n’a jamais considéré que ses exposés « méritaient d’être dénommés "théories" » (Ibid. : 202) –, son usage est répandu dans la littérature scientifique, et elle m’apparaît plus précise que l’expression de « théories interactionnistes de la déviance » (Ibid : 205) proposée par ce même auteur pour la remplacer. J’utiliserai ainsi l’expression première tout au long de ce projet de recherche pour désigner la perspective (donc l’ensemble de raisonnements) qui attire l’attention sur le rôle des institutions et des groupes dans la production et le traitement de la déviance.

Selon cette « théorie », la déviance n’est pas perçue comme une caractéristique inhérente aux comportements ou aux personnes, mais plutôt comme le résultat d’un processus d’étiquetage par certains groupes de la société :

« Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un "transgresseur" » (Becker, 1985 : 32-33).

Plus précisément, parmi ces groupes sociaux qui participent au processus d’étiquetage, Becker (1985) souligne le rôle central que jouent les « entrepreneurs de morale », soit ceux qui créent les normes ainsi que ceux qui les font appliquer. Les normes sont ainsi perçues comme étant le produit de l’initiative de certains individus pour qui les lois ou les mœurs « ne l[eur] donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le[s] choque profondément » (Ibid. : 171). L’issue de ces initiatives, que Becker (1985) nomme « croisades morales » (p.176), peut être la création d’un nouvel ensemble de lois, et donc l’établissement « d’un nouveau dispositif d’institutions et d’agents chargés de [les] faire

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appliquer » (Ibid. : 179). D’ailleurs, ce phénomène n’est pas sans rappeler, au regard de la présente problématique de recherche, le rôle central que semblent jouer différents acteurs de la santé publique (notamment les psychiatres et autres intervenants psychosociaux), voire plus largement la société adulte, dans la définition des comportements adolescents dits « à risque » (Lachance, 2016; Peretti-Watel, 2010b).

Au final, la perspective proposée par Becker (1985) soulève la pertinence d’adopter une lecture relativiste, mais également critique des comportements et des groupes couramment qualifiés de « déviants », puisque le jugement lui-même est vu comme une composante définitive du phénomène : « le déviant est [en fait] celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette » (Ibid. : 33).

Cette tâche « d’étiquetage », généralement accomplie par des professionnels spécialisés, participe alors à la création de « catégories spécifiques de déviants, d’étrangers à la collectivité » (Ibid. : 187), ce qui, dans le cas de plusieurs jeunes pour qui la transgression par le risque constitue une façon d’être au monde (Baudry, 1991; Le Breton, 2013, 2014), participe à accentuer leur stigmatisation et à les retirer du lien social qu’ils tentent d’intégrer (Cheval, 2001; Colombo, 2010, 2015), voire même contribue au processus d’engagement de certains dans ce que Becker (1985) nomme « carrières déviantes » (p.48). Cette dernière notion, qui est directement inspirée des travaux d’Everett Hugues – principalement de son ouvrage Men and Their Work (1958) – permet d’attirer l’attention sur la progression, voire même la persévérance de certaines personnes à inscrire leur vie au cœur d’un parcours de « déviance » : d’un parcours de vécu possiblement « à risque ». Tandis que certaines vont rapidement s’éclipser d’un tel parcours, d’autres, en fonction d’un enchainement complexe d’événements et de relations aux autres (insatisfaction, rejet, manque, etc.), se verront immergées dans un univers de sens bien éloigné de cette même possibilité de « s’en sortir », et, parfois même, de seulement vouloir « s’en sortir ». Ici, comme dans toute logique interactionniste, cette possibilité d’adhérer et de justifier son engagement dans une « carrière déviante » est vue comme étant issue des interactions directes et indirectes entre la personne « déviante » et d’autres personnes; la prise en considération de la dimension sociale (et donc intersubjective) de la signification est alors

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inséparable de la possibilité de comprendre tout jeune qui, par diverses mises à risque, voit son rapport au monde, mais également à soi-même, être incessamment (re)transformé.

2.2. Le concept de « négociation »

Dans bon nombre d’ouvrages, le concept de « négociation » n’est que grossièrement élaboré, et fonctionne, en ce sens, comme une prémisse inanalysée. Or, un usage sans discernement de ce mot ne peut nous renseigner sur ce qu’il est censé désigner; en résulte alors un amoindrissement de la richesse et de la fertilité de son usage dans le cadre d’une recherche en sciences humaines ou sociales. Il s’avère ainsi incontournable d’établir certaines balises qui puissent guider l’opérationnalisation et l’utilisation de ce concept, ceci en vue d’en exploiter le plein potentiel d’interprétation et de compréhension de la réalité.

Comme le souligne Thuderoz (2009), de nombreux auteurs, lettrés ou profanes, semblent surpris de découvrir « du négocié là où ils ne pensaient découvrir que de l’imposé ou du délibéré » (p.107). Or, il semble que le terme de « négociation » ne doive pas être appréhendé comme un point d’arrivée des rapports humains, mais bien plutôt comme un point de départ, « à savoir qu’il existe de multiples négociations dans le monde social, de sorte que […] l’ordre social [tout entier] est un "ordre négocié" » (Ibid. : 107). L’acte « négociatoire » s’applique ainsi aux rapports sociaux fondamentaux qui, par une « tension entre le dicible et le transmissible » (Borzeix, 1987 : 99), s’établissent, se réalisent, se transforment, s’inventent, s’analysent, etc.

En ce sens, la négociation n’apparaît pas comme une « activité sociale d'échanges visant à résoudre un litige ou à assurer une transaction économique » (Allain, 2004 : 25) : elle est une modalité de base de la vie sociale par laquelle les acteurs s’ajusteraient réciproquement de manière à pouvoir mener à bien leurs actions respectives ou collectives. La négociation peut donc être comprise comme « un fait générique des relations et des arrangements humains » (Strauss, 1992 : 245) s’actualisant par l’interaction (directe ou indirecte) d’individus dotés d'une capacité interprétative et se finalisant, fondamentalement, dans l'action et l’orientation de leurs comportements. Parler de négociation revient donc à reconnaître une grande part de liberté – en opposition à la contrainte – dans l’agir des acteurs sociaux, les situations sociales et les identités étant vues comme construites interactivement, et, de celles-ci émergeant, de manière dynamique (non figée), les

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perspectives et aspirations de ces mêmes acteurs (Ibid.). En ce sens, bien que l’issue de toute interaction soit imprévisible, l’analyse interactionniste propose d’étudier le bassin de références au sein duquel les acteurs puisent des indications sur les « lignes d’actions communes » (Le Breton, 2004 : 60) desquelles s’inspirer pour s’ajuster à chacune des situations qui les concernent et dans lesquelles ils sont appelés à agir. Il s’agit ainsi de s’intéresser au « bricolage permanent » (Borzeix, 1987 : 101) d’individus qui, sous le mode de l’échange, de la résolution, de la régulation, etc., sont engagés dans un ensemble d’interactions génératrices de sens (Thuderoz, 2000).

À ce sujet, le numéro 57-1991 de la revue Connexions livre de nombreuses réflexions éclairantes sur les dimensions d’interaction qu’implique toute négociation du sens, et donc toute élaboration et transmission intersubjectives de significations. Edmond et Picard (1991) écrivent, dans leur article portant sur la production de sens en situation de groupe :

« L’interaction est un processus où s’élaborent et se transmettent des significations. S’élaborent, parce que, pour une part du moins, ces significations ne sont pas préalables à la communication; elles ne sont pas envoyées par un émetteur à un récepteur, mais se construisent progressivement à travers le processus lui-même. Elles résultent de la confrontation et de la négociation de perspectives différentes, perspectives qui engagent la personne entière des "interactants". C’est dire qu’elles ne sont pas seulement d’ordre cognitif mais aussi d’ordre social, affectif, émotionnel » (p.119).

Ici encore, l’on voit bien que la négociation n’est pas le point d’arrivée des interactions dont elle est constituée (et qu’elle constitue), mais reflète plutôt l’entièreté du processus d’interaction lui-même. Or, bien que toute négociation implique une interaction, il n’est pas exigé que les « interactants » soient en présence physique immédiate les uns des autres pour que l’on puisse parler d’« interaction ». Dans cette perspective, « tout message, même monologal, produit par un locuteur unique [ou non] est une interaction » (Trognon, 1991 : 12); et, au cœur de cette interaction, la négociation est toujours déjà présente.

En exposant sa typologie structurée autour de trois « situations cardinales » possibles de négociation – 1) avec soi-même; 2) avec d’autres soi; 3) avec un autrui généralisé –, Thuderoz (2009) explique bien cette possibilité « intime » de négociation avec soi-même. Reformulant les propos de Mead (1963), il exprime l’idée selon laquelle l’intimité n’est jamais personnelle, mais bien sociale :

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« Le soi naît dans l’expérience sociale; il implique toujours l’expérience d’un autre. Nous possédons en nous-mêmes l’attitude d’autrui envers nous et nous nous efforçons de répondre à ses attentes » (Thuderoz, 2009 : 116).

Ce faisant, chaque individu, placé face à soi-même comme un Autre, serait entraîné au cœur d’un processus incessant de négociation intime. Il semblerait ainsi qu’il faille, au quotidien

« décider de nos cours d’action face aux attentes des autrui et d’un autrui généralisé (qui nous contraint, même si nous nous appuyons sur lui pour agir et vivre libres dans la cité), les rendre appropriés aux contextes, et les rendre durables (c’est-à-dire : conserver un soi constant), tout en réduisant les coûts d’interaction » (Ibid. : 116).

En ce sens, comme le soulignait déjà Strauss dans son ouvrage de sociologie interactionniste La trame de la négociation (1992), tout l'intérêt théorique du concept de « négociation » passe par la nécessité d’en analyser les processus en relation avec leur contexte plus large. Ainsi, dans le présent projet de recherche, la richesse de ce concept se situe dans le fait que l’analyse porte sur le processus d’ajustement, voire de confrontation (donc de négociation) entre les normes dominantes – qui sont notamment attribuables aux définitions construites par les « experts » de la santé publique – et les normes et critères plus personnels ou existentiels à partir desquels les jeunes construisent le sens qu’ils donnent à la prise de risque dans leur vie.

Au final, pour en revenir à l’analyse interactionniste de la déviance, cette dernière ne fournit jamais une explication étiologique de ce qui est considéré comme déviant par une société ou un ensemble d’individus. Elle suggère plutôt que le langage de la causalité (tel qu’il est généralement utilisé pour parler des « conduites à risque ») « est tout à fait inadapté pour décrire ce qui apparaît comme un ensemble de processus aux déterminations complexes et enchevêtrées » (Becker, 1985 : 14). Ainsi, considérer le caractère construit, et donc négocié des prises de risque, mais surtout du vocable « conduites à risque », s’avère fondamental pour l’étude de mon objet de recherche : un objet aux multiples facettes et dont les registres de significations semblent infinis, en constant renouvellement.

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