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5.3. L’importance des relations interpersonnelles dans le processus de négociation du risque

5.3.4. À l’abri des regards : se « risquer » seul

Au fil des pages précédentes, il a été question de diverses situations lors desquelles adultes et pairs participaient de plain-pied à la négociation du sens de la prise de risque des jeunes rencontrés. Comme l’ont laissé entendre plusieurs d’entre eux, le regard, la parole, donc la présence d’autrui (qu’elle soit immédiate ou non), jouent un rôle significatif dans l’orientation du sens de leurs actions. La possibilité d’être entouré avant, pendant et après toute expérience risquée ne peut toutefois pas être saisie sans une prise en compte de la possibilité inverse, c’est-à-dire d’un repli sur soi-même, hors de la présence (du moins

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immédiate et directe) d’autrui. Mais pour quelles raisons certains jeunes en viendraient-ils à se saisir de ce « choix » de la solitude dans une situation qui implique une prise de risque? À partir de quelles idées, et comment un tel repli sur soi se construirait-il dans leur imaginaire? Encore une fois, les deux pôles opposés que constituent « solitude » et « présence » ne peuvent être saisis qu’en considérant le rapport dynamique qui les unit. En d’autres termes, les prises de risque solitaires des jeunes se négocieraient à partir de la possibilité, toujours là, d’être avec d’autres.

J’aimerais premièrement rappeler les propos de cette jeune qui avait parlé de l’influence des amis sur la transformation de ses expériences « risquées », les faisant passer d’un état de détresse intimement vécu à un autre d’amusement partagé. Elle avait souligné : « Quand j’suis toute seule, les risques que je prends peuvent être fatals ». Lors de l’entretien, il m’avait semblé assez clair que ces « risques fatals » auxquels elle faisait allusion – et qui faisaient principalement référence à des pratiques d’automutilation – étaient perçus, par celle-ci, comme devant être évités. Ainsi, être avec d’autres empêcherait les dérives associées à son senti d’être « tordue à l’intérieur ». Cela ne veut toutefois pas dire que la prise de risque à plusieurs serait exempte de tout « danger ». Néanmoins, elle pourrait permettre de contenir le sentiment de souffrance intime à un niveau plus supportable, puisque partagé. Tel n’est cependant pas le point de vue de chaque jeune rencontré.

Tandis que la plupart se disent plus enclins à prendre des risques à plusieurs, une jeune explique se sentir plus confiante lorsqu’elle est seule, et ce, justement pour éviter le plus possible la pression de ses pairs sur elle. Ce faisant, elle tenterait de s’éloigner au minimum du sens profond, donc de la raison d’être, de ses prises de risque :

« Je prends plus de risques quand je suis seule, je trouve. Parce que quand t'es seul, y’a personne qui va pouvoir te dire : "Fais ça!". Tsé, tu fais ce que tu veux. Parce que quand t’es plusieurs tu peux te faire influencer, pis faire des trucs que… que tu veux pas vraiment faire dans le fond. […] J’aime pas ça être influencée, parce que… ben tu n’es plus toi dans le fond là! »

Or, cette influence des pairs ne serait pas uniquement orientée vers le fait de faire une action non souhaitée. Les pairs pourraient aussi, par leur présence, empêcher le dénouement tragique de certaines entreprises risquées. Considérant les nombreuses discussions que j’ai eues avec cette jeune, il est fort probable que ses propos s’inscrivent non pas dans une

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valorisation de l’automutilation ou du suicide, mais bien dans la peur d’être jugée lors de moments intimes d’expression d’un trop-plein de souffrance :

« Tu peux te mutiler si tu veux quand t’es tout seul, y’a personne qui va genre : "Non, fait pas ça, tu peux mourir!". Tsé, tu peux juste pas manger, tu peux euh… te suicider aussi. Tu peux faire plein de trucs vraiment ben… dramatiques j’pourrais dire, mais que tu veux vraiment faire dans l’fond. »

Ainsi, prendre des risques seul permettrait d’avoir le plein contrôle sur ses gestes, et ce, tant par rapport au fait d’en poser un que de ne pas en poser un. Je reviendrai, un peu plus loin, sur ces derniers propos, puisqu’ils m’interpellent particulièrement.

Pour un autre jeune, sa propension à prendre davantage de risques en solitaire s’appuie sur l’idée qu’une telle pratique lui assure de ne pas causer de tort à autrui. Ainsi, s’il prend un risque, il embrasse la totale responsabilité de ses gestes. Ce faisant, il tente de s’assurer que personne d’autre ne soit impliqué dans les possibles dérives de son risque :

« [Je prends plus de risque] tout seul. […] Vu que… un risque que je prends avec des amis, ben là je parle qui pourrait avoir des effets néfastes, ça s’appliquerait pas juste à moi vu que ça pourrait s’appliquer à ceux-là autour.

Pis c’est pas à moi de décider si ils veulent courir le risque ou pas. »

Je lui avais alors demandé un exemple précis dans lequel une telle négociation s’opérerait. Spontanément, il s’était exprimé :

« Le seul exemple qui me vient en tête c’est un exemple que même moi tout seul je ferais pas, mais… l’alcool au volant. Ceux-là qui prennent de l’alcool au volant pis qui conduisent : Okay, y prennent le risque pour d’autres aussi vu qu’ils peuvent blesser un piéton, mais… Admettons qu’il n’y a personne sur les rues, pis que ça pourrait juste faire mal à eux, ben okay, ils mettent juste leur vie en danger, mais quand tu mets… quand y font monter d’autre monde, y mettent d’autre monde en danger, pis moi je veux pas ça. Mais bon… je ferais jamais aucun des deux. »

Cette idée selon laquelle certains risques pourraient n’affecter que soi, tandis que d’autres pourraient avoir un impact sur les gens autour de soi, s’inscrit de toutes parts dans la trame de négociation du sens de la prise de risque des jeunes rencontrés :

« Je crois aussi que y’a toujours la notion de prendre un risque qui, ultimement, pourrait n’affecter que toi; et prendre un risque qui pourrait ultimement affecter des personnes autour de toi. Fait que ça, c’est important de faire la distinction entre ces deux choses-là. [Par exemple] euh justement le risque de partir seul en voyage. Ou le risque de conduire à 200 km/h en étant complètement chaud. »

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Ce début de réflexion m’avait amené à lui partager un questionnement (que j’ai encore, d’ailleurs), à savoir s’il n’y aurait pas toujours une possibilité d’impact sur les autres, et ce, peu importe la nature du rapport entre soi-même et autrui dans la prise de risque. Ce même jeune s’était prononcé en disant, d’un ton incertain :

« C’est sûr que y’a jamais de risque qui… C’est vrai que ça pourrait toujours avoir un impact sur les autres, peu importe. Mais j’suis pas sûr… »

Cette incertitude, que moi et les jeunes avons rencontrée de toutes parts dans les discussions que nous avons eues, nous renvoie à toute la complexité des processus de négociation du sens de la prise de risque.

Au final, comme certains jeunes vont préférer prendre des risques seuls afin de ne pas être influencés ou de ne pas affecter les autres, plusieurs de leurs pratiques vont être cachées, vécues dans leur intimité. Ce faisant, il devient difficile, pour toute personne extérieure, de bien interpréter et comprendre ces comportements. Ainsi, dans une perspective qui m’est chère – à moi comme à bien des intervenants –, une telle solitude de l’expérience risquée m’apparaît comme une difficulté supplémentaire à surmonter par toute personne soucieuse du bien-être des jeunes; c’est que tout accompagnement ne peut se faire qu’à partir du tissage d’un lien, entreprise impossible sans l’avènement d’une rencontre : une sortie de la solitude. Et c’est là où m’apparaît la nécessité des intervenants de proximité, personnes capables de tisser un lien de confiance si fort avec les jeunes qu’il leur devient possible de les accompagner – directement ou par la bande, peut-être – à travers ces diverses épreuves vécues de manière intime.

Or, cette possibilité d’une rencontre et d’un rapprochement entre intervenant et jeune – qui doit rester cohérente avec le besoin, pour plusieurs, d’avoir un temps d’arrêt à l’abri des regards –, se déploie dans un contexte de société particulier; il importe maintenant de mieux le comprendre.