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Confrontation à la réalité du « terrain » : l’émergence d’un sentiment d’incertitude

5.1. Portrait de l’univers de travail

5.1.4. Confrontation à la réalité du « terrain » : l’émergence d’un sentiment d’incertitude

Il m’apparaît incontournable de mentionner une émotion qui s’est vue prendre énormément de place dans mon journal de recherche. Dès ma première sortie au sein de La Bohème, j’ai vécu un fort sentiment d’étonnement, parfois anxiogène, parfois stimulant, par rapport au

17 Bien qu’une analyse du sens de la prise de risque en fonction du genre des personnes aurait été pertinente et

en continuité avec les interprétations proposées par plusieurs auteurs (Goguel d’Allondans & Lachance, 2014; Le Breton, 2013; MacDonald & Roebuck, 2018; Peretti-Watel, 2010a; etc.), cet angle spécifique d’analyse a été laissé de côté dans la présente recherche. En plus du nombre trop restreint d’entretiens réalisés, la structure de la grille d’entretien était trop éloignée des thèmes permettant de relever toute la complexité/spécificité (notamment en ce que le « genre » est, en soi, une construction sociale à part entière) de cette thématique. Ainsi, afin de ne pas proposer une analyse trop peu étayée, voire même « invalide », des rouages pouvant lier « genre » et « risque », cet angle d’analyse fut écarté.

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« profil » général des jeunes rencontrés. Ce sentiment de surprise, qui s’est éventuellement transformé en une certaine incompréhension, m’a amené, au mois d’avril 2018, à animer une discussion avec l’équipe de R.A.P. Jeunesse des Laurentides sur ce sujet. Les pistes de réflexion qui ont émergé de cette rencontre ont été, je le crois, pertinentes tant pour moi que pour les travailleurs de rue qui ont, comme à chaque fois, reçu très positivement mon désir de porter la réflexion à un autre niveau.

En fait, mon sentiment d’incertitude est né, dès ma première sortie dans La Bohème, du décalage entre l’idée que j’avais des jeunes fréquentant cet espace et ce que j’ai pu y observer. Contrairement aux réalités « difficiles » qui sont souvent plus explicites et visibles sur d’autres territoires de la ville de Québec (notamment au centre-ville), les jeunes rencontrés dans La Bohème semblaient vivre des situations de vie « objectivement » peu risquées. Ici, bien sûr, je pèse mes mots, tout comme j’ai eu à nuancer mes premières impressions sur le terrain.

Lors de la discussion que j’ai pu avoir avec les travailleurs de rue de R.A.P. Jeunesse des Laurentides, il leur a semblé assez exact de dire que les jeunes qu’ils rejoignent par le biais de La Bohème ne sont pas en situation imminente ou « alarmante » de désaffiliation sociale. L’équipe a également mentionné que les jeunes rencontrés par l’entremise du motorisé sont, globalement, dans des dynamiques de vie différentes de ceux rejoints à même la rue; La Bohème se déplace dans la rue, mais elle n’est pas la rue. Elle est, en ce sens, un lieu davantage « structuré » qui correspond aux besoins de plusieurs jeunes (ceux dont la vie repose encore sur quelques bases solides et structurantes), mais pas tous. Un autre aspect à prendre en compte dans la situation des jeunes côtoyés au sein de l’Unité mobile d’intervention concerne l’influence potentielle ou avérée des travailleurs de rue dans leur parcours et sur leurs conditions de vie. En effet, comme les travailleurs de rue jouent un rôle de filet de sûreté dans la vie de plusieurs jeunes, on peut imaginer que certains des jeunes rencontrés auraient pu être davantage à risque de se retrouver dans une situation de désaffiliation sociale bien plus « alarmante » s’ils n’avaient pu compter sur la présence de tels intervenants dans leur milieu de vie.

À ce propos, il m’a d’ailleurs semblé que les jeunes rencontrés au sein de La Bohème se trouvaient au cœur de dynamiques de vie moins « précaires » ou « instables » que d’autres,

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et ce, principalement en raison de leur stabilité résidentielle plutôt assurée pour quelques années encore (jusqu’au départ de leur résidence familiale). Ces jeunes connaissent ainsi des conditions de vie objectives qui paraissent, à première vue, moins précaires que chez plusieurs autres jeunes que j’ai pu rencontrer, par exemple, dans les quartiers centraux de Québec où des dynamiques de vie – ou plutôt de survie – dans la rue sont manifestes. Il est également possible de croire que les types de drogues consommés, de même que la place (structurante ou récréative) qu’occupe la consommation dans le quotidien des jeunes ne sont globalement pas les mêmes au centre-ville et à Charlesbourg, ni entre des jeunes de 14 ou 15 ans et d’autres qui en auraient 23 ou 24.

C’est en ce sens que le bassin de jeunes rencontrés dans le cadre de ma recherche m’est apparu assez différent de ceux des autres études québécoises traitant des pratiques ou conduites dites « à risque » chez les jeunes, dont celles de Denis Jeffrey (2004), Michel Parazelli (2002), Sue-Ann MacDonald (2013) ou, encore, Anamaria Colombo (2015).

Or, à la lumière de ces réflexions, et avec le recul que j’ai aujourd’hui développé d’avec mon expérience sur le « terrain », les résultats obtenus font de plus en plus de sens pour moi. À chaque nouveau pas entrepris dans l’analyse des données, une trame de fond cohérente m’est apparue entre les différents degrés de discours et les observations directes réalisées. En effet, et comme j’ai finalement pu le comprendre, bien que les expériences directes du « risque » varient significativement entre chaque jeune – notamment sur la base de leur âge et de leur milieu d’appartenance –, le sens profond qu’ils accordent à ces expériences, de même que les processus inhérents à sa négociation, sont similaires.

De plus, aucun jeune n’a paru être étonné lorsque j’ai abordé, pour la première fois avec lui, la question de la prise de risque. Ce faible étonnement n’est toutefois pas synonyme d’indifférence de leur part, bien au contraire. Plusieurs se sont montrés extrêmement intéressés par ce sujet qui, pour différentes raisons, a su les interpeller; certains ont même évoqué l’attrait que représentait pour eux l’idée même d’être au cœur d’une recherche universitaire, quel qu’en soit l’objet. Par exemple, alors que j’en étais à ma quatrième sortie avec La Bohème, l’un des jeunes présents s’était exclamé avec surprise, dès son entrée : « Hey, t’es encore là? Me semble que ça doit commencer à achever là ton projet sur le risque! ». De même, alors que je l’avais questionné pour la première fois par rapport à son

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intérêt de participer à la recherche, il m’avait dit : « Si on vient ici, c’est qu’on aime ça parler. Si on n’avait pas envie de parler, j’crois pas qu’on serait ici! ».

Ainsi, au fil des sorties, la Bohème est devenue pour moi, mais aussi pour certains jeunes avec lesquels j’ai eu la chance de m’entretenir de manière hebdomadaire, un lieu ouvert de discussions sur différents aspects de l’existence, dont le risque (relationnel, amoureux, physique, symbolique, etc.) fait partie intégrante.

Je me souviens, par exemple, lors de ma cinquième sortie sur le terrain, de l’un des jeunes qui, dans ce qui paraissait être un coup de tête, avait lancé un crayon sur l’une des travailleuses de rue pour, ensuite, directement se tourner vers moi et s’écrier : « Prise de risque! ». Cette situation, qui peut sembler banale, m’avait fait vivre un sentiment d’accomplissement lié au fait de m’être bien immiscé (moi et mon projet de recherche) dans leur univers. J’avais également senti qu’il était « normal » pour ce jeune de parler de la prise de risque, et même qu’il se sentait, d’une certaine manière, impliqué dans la démarche de recherche.

Au final, l’une des principales difficultés auxquelles j’aurai été confronté réside dans le fait de rendre signifiantes, à l’écrit, des situations que j’ai concrètement vécues. Plusieurs expériences, bien que débordantes de sens, sont, en raison de leur subtilité, difficilement tangibles (et donc difficiles à rapporter). Elles se situent bien souvent dans le registre du non verbal et du non-dit, en plus d’être teintées par l’ambivalence créée par le fait même d’« être » et de pouvoir « dire » et « transmettre » son vécu à un Autre qui n’est pas soi.

5.2. Entre intentionnalité, corporéité, finalité, valeur et imaginaire : le sens de la prise de risque

Avant d’entamer la description et l’analyse plus fine des processus de négociation sous- jacents au sens que prend la prise de risque chez les jeunes rencontrés, il importe justement de préciser ce qu’est pour eux le « risque » : un concept qu’ils semblent peu isoler (ou objectiver), le rapportant constamment à l’action plus concrète de « prendre un risque ». Je fus d’ailleurs étonné par la perspective fortement interactionniste que plusieurs d’entre eux adoptèrent pour évoquer leur vision et leur compréhension du risque. Bien qu’ils ne nommèrent jamais ces perspectives théoriques – le contraire m’aurait beaucoup étonné! –,

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l’importance qu’ils accordent à l’intersubjectivité et à une compréhension relativisée de la prise de risque apparait en filigrane de leurs propos, de leur vision du monde. Néanmoins, comme j’avais développé dès les débuts de mon projet une compréhension théorique, voire fantasmagorique, de la prise de risque chez les jeunes rejoints par les travailleurs de rue, la confrontation avec le « terrain », bien que « rassurante » sur plusieurs aspects (puisque cohérente avec mon cadre théorique), ne fut pas exempte d’incertitudes.

À la suite de multiples réflexions et séances de relecture de mon journal de recherche, je fus immergé dans maintes incertitudes entourant le fait de rapporter les propos des jeunes de manière fidèle et cohérente à leur réalité. Alors plongé dans une (re)négociation constante avec moi-même (sur le terrain et hors du terrain), j’ai dû, à un certain moment, assumer la rupture par laquelle commence toute prise de risque en recherche; je dus franchir le seuil de l’accumulation de données brutes (au plus proche de la réalité singulière de chaque jeune) pour entreprendre le processus de présentation et d’analyse des données en mode écriture (Paillé & Mucchielli, 2013). Ayant ainsi plongé toute ma personne au cœur d’un long processus d’autoréflexion, je me sens aujourd’hui beaucoup plus « dégagé » par rapport aux « enjeux » de mon influence de chercheur sur la signification des données. Les actes de compréhension, d’explication et d’interprétation ne signifient plus, pour moi, de se trouver en face d’une objectivation qu’il faudrait décoder. Ils nous ouvrent à nous-mêmes en tant qu’ « être-pris, être-habité par le sens » (Grondin, 2008 : 76).

Les « textes » qui suivent sont ainsi bien ceux des jeunes; ils leur « appartiennent » en quelque sorte, mais tous ont été organisés en fonction des dispositions qui me sont apparues être les plus signifiantes pour moi (incessamment engagé dans un horizon de sens partagé avec les jeunes rencontrés). Chacun saura y trouver, je l’espère, matière à faire du sens.