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Les données présentées jusqu’à maintenant ont émergé, et font sens, à l’intérieur d’un contexte social particulier. En effet, les multiples registres de sens des pratiques à risque des jeunes sont le reflet, du moins en partie, de la société au sein de laquelle ils ont à négocier, au quotidien, leur place auprès des autres. C’est en ce sens que toute négociation,

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qu’elle n’implique que soi-même ou plusieurs personnes, doit être comprise comme s’insérant dans un contexte qui, en plus de façonner le sens de l’action de chaque être humain, est lui aussi façonné par ces mêmes actions, toutes porteuses de sens. L’image qu’ont les jeunes de la société – de même que de leur place au sein de celle-ci – est alors extrêmement parlante pour comprendre comment s’opère la négociation du sens de leurs actions, et ici, plus particulièrement, de leurs prises de risque.

Vers la fin des entretiens réalisés, je demandais aux jeunes de me décrire les images qu’ils attribuent à la société au sein de laquelle ils vivent. Pour les jeunes rencontrés, la société se trouve à être le reflet de tous ceux qui la composent, chaque individu étant singulier, mais placé aux côtés d’autres personnes :

« C’est difficile à dire vu que tout le monde qui comp-… Moi c’est le monde qui compose la société que je vois. Je vois pas la ville. Je vois comme l’attroupement de monde, pis y’a personne de pareil. La société est composée de tout plein de monde différent, jamais pareil, mais ensemble. »

Comme l’exprime une jeune, le fait d’être « ensemble » amènerait cet amalgame d’individus à porter un désir, toujours latent, de socialisation et de rencontre de l’Autre :

« La société c’est beaucoup… se sociabiliser les uns les autres, tsé, bien s’entendre avec les autres. »

Loin d’être anodin, être entouré par d’autres rendrait possible l’événement de la rencontre, parfois rassurant, parfois déroutant, mais toujours signifiant. Comme me l’ont communiqué tant de jeunes rencontrés dans La Bohème, les événements impliquant la présence d’autrui ont une influence majeure sur les trajectoires de vie de chaque personne. Par ce jeu de miroirs qu’implique toute rencontre, les jeunes verraient leur perception de la réalité se transformer, et, ce faisant, le regard qu’ils portent sur eux-mêmes se transformerait. Or, ce reflet ne renverrait pas toujours aux jeunes une image « véritable » d’eux-mêmes; bien souvent, la distorsion de l’image leur étant renvoyée serait péjorative. Le jugement défavorable qu’ils perçoivent, notamment de la part des adultes, aurait comme répercussion une diminution de la liberté accordée aux jeunes :

« J’ai tout le temps l’impression d’avoir du jugement, tout le temps, pis que… que tes parents décident à ta place mettons, que tu vas faire ci, ça. Je trouve qu’on n’a pas assez de liberté en tant qu’enfants. »

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Ce sentiment d’être jugé est en effet omniprésent dans le discours des jeunes lorsqu’ils parlent du regard que les adultes portent sur leurs prises de risque, qu’elles soient « ordinaires » ou « extraordinaires » :

« Ben… ils me trouvent sans-génie là, pis ils disent que j’ai d’autres choses à faire au lieu de prendre des risques inutiles. […] Y’a comme un jugement rapide. On se fait souvent prendre pour… des casse-cous, des pas de tête, pis des sans-génie là. J’ai pas mal tout résumé en trois mots là. »

Mais ce sentiment ne se restreindrait pas seulement aux situations impliquant des prises de risque manifestes. Les jeunes rencontreraient de tels jugements de toutes parts dans leur quotidien, et ce, peu importe leur mode de vie :

« Ben en fait, je me sens tout le temps jugée là. J’veux dire… en général. […] Je me sens souvent jugée là. »

Le sentiment de n’avoir aucune valeur personnelle pourrait alors surgir de cette impression de jugements répétés. Un jeune rencontré dans La Bohème m’avait expliqué, en ses termes, que l’ampleur des jugements présents dans la société écraserait une part de la singularité de chaque être humain. Ce faisant, elle créerait un frein à l’accomplissement de ce désir de rencontre de l’Autre, mais également de soi-même. L’intériorisation de ce sentiment de dépréciation personnelle et de repli sur soi est exprimée, par un jeune, à partir d’une analogie puissante :

« On dirait que les jeunes, de nos jours, y sont juste là pour être beaux pis ils servent de bibelot. Tsé, ça reste enfermé dans leurs chambres, ça sort juste pour aller manger pis pour aller pisser. […] Fait que… à part être beaux, jolis, bibelots là… y servent à rien. Même moi je trouve que je sers à rien dans la société. »

Un tel sentiment récurrent d’être jugé, jusqu’à parfois en oublier sa propre valeur, amènerait les jeunes à se questionner sur les écarts de pouvoir qui règnent entre eux et les adultes de la société. Ainsi, plusieurs jeunes rencontrés réfléchissent leur autonomie à partir d’exemples qui mettent en lumière combien leur capacité de réflexion n’est pas moindre que celle de bien des adultes :

« Je sais que l’alcool pis la cigarette c’est bien que ce soit réglementé, mais y’a des jeunes de 15 ans qui savent mieux boire qu’un gars de 26 ans là. Le gars de 26 ans, tsé, il va prendre une vingtaine de bières, il va être saoul mort pis il va faire un coma éthylique; tandis que le gars de 15 ans il va en prendre deux ou trois pis il va être correct là. »

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Ce désir de reconnaissance et de liberté est également énoncé par une autre jeune pour qui la notion de « choix » est extrêmement importante. Bien plus qu’une opportunité pour faire ou dire tout ce qui leur passerait par l’esprit, avoir la possibilité de choisir amènerait les jeunes à plus rapidement assumer les conséquences de leurs actions, qu’il s’agisse d’actions entourant la prise de risque ou de tout autre choix d’existence :

« On n’a pas cette chance là de dire ce qu’on a à dire je trouve. […] On devrait avoir un plus gros droit là. Tsé, mettons que tu prends de l’alcool, tu devrais avoir le droit de prendre de l’alcool, c’est ton choix, c’est pas le choix de tes parents. […] Tu devrais avoir le droit d’aller t’en acheter, parce que c’est ton choix pis tu vas vivre avec les conséquences. Pis on devrait apprendre ça le plus tôt possible. »

Or, malgré les défis d’une négociation parfois difficile des rapports entre autonomie, liberté et reconnaissance de leur place au sein de la société, plusieurs jeunes en arriveraient néanmoins à se détacher des jugements qui les font se sentir insuffisants. En effet, en plus de la confrontation directe avec diverses figures d’autorité (ce qui a été présenté plus tôt à lasous-section 5.2.4.1), les jeunes en arriveraient à faire valoir leur autonomie et à gagner en liberté par une disposition de détachement vis-à-vis du regard d’autrui porté sur eux. Ce faisant, ils progresseraient plus aisément dans le chemin du devenir qui semble être le leur :

« Je prends souvent le risque de me faire regarder croche. Certains ça va les déranger, mais moi je m'en fous. Dites ce que vous voulez de moi, mais moi je reste moi, pis c’est pas vous qui allez décider j’suis qui, vu que vous savez pas plus comment la vie marche. Fait que je fais mes expérimentations, pis c’est ça. »;

« Mais en général, t’apprends un peu à te dissocier de ça là. […] Pis tsé, je sais ben que j’suis pas aucunement habillé comme quelqu’un d’autre. […] Mais c’est ça, à un moment donné tu te dissocies un peu de ça, pis… tu fais avec là. Je vois pas l’intérêt de résigner pis de prétendre être quelqu’un que j’suis pas. […] Le besoin fondamental de l’Homme c’est d’être qui il est,

tsé. »

Il me semble extrêmement intéressant de souligner que, dans le discours de ces deux jeunes, se dissocier des jugements émis à leur égard signifie à la fois demeurer et devenir soi-même. Par leurs gestes et paroles, les jeunes expriment l’importance fondamentale qu’a pour eux le fait d’entretenir un rapport authentique avec soi-même; pour certains des jeunes rencontrés, être soi-même impliquerait, du moins à cette étape de leur vie, de « nécessaires » prises de risque.

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Néanmoins, dans ce panorama sociétal teinté de nombreux jugements envers les jeunes et leurs modes de vie, il semble que ce ne sont pas toutes les formes de risque qui obtiendraient le même traitement. Tandis que certaines provoqueraient, chez leur instigateur, un sentiment de culpabilité et de jugement (par la voie d’autrui), d’autres seraient acceptées parce que définies comme « acceptables » par certaines instances de la société. C’est en ce sens qu’un jeune parle de la « marchandisation » du risque qui trouverait ses fondements à même les structures de la société :

« Je crois que cette structure-là, donc une certaine élite politique qui gère les affaires du monde... […] Je crois justement qu’ils ont compris, d’une certaine façon, comment exploiter chaque facette des humains. […] Donc chaque pulsion, chaque désir humain, chaque… ont été compris, étudiés pour être contrôlés. […] Pis justement ils ont compris que l’humain avait tendance, quand il est soumis à une force oppressive, quand il est soumis à une structure ou un cadre précis dans lequel il doit se contenter pis faire semblant d’être heureux, ben il va avoir tendance à essayer de briser le cadre

pis de pousser les bornes. Pis y’ont compris que ça venait, que c’était

enraciné dans cette pulsion du risque, et donc cette pulsion du risque là peut être comprise [et] étudiée pour, ultimement, être contrôlée. »

Ainsi, certaines formes de risques, dont plusieurs drogues, seraient dites « illicites » et « illégales », voire même « immorales », tandis que d’autres seraient tolérées ou même vendues à profusion. Les paroles de ce jeune semblent porter, en trame de fond, le rapport paradoxal (valorisation/stigmatisation) qu’entretiennent les sociétés hypermodernes avec le concept même de risque :

« Le risque est là, mais on va te le vendre dans des doses préemballées pis précalculées pour que ce soit juste euh… Comme les machines de jeux [d’argent], c’est un bon exemple de comment on manufacture la pulsion du risque. Le terme manufacturer est vraiment important là-dedans, parce qu’on s’en va t’offrir une conception du risque qui est modelée un peu là, comme acceptable. »

En réaffirmant le besoin qu’a chaque personne de s’expérimenter – sans en avoir nécessairement conscience –, ce même jeune poursuit son idée :

« Ça fait partie du risque justement de s’expérimenter… Mais c’est pour ça qu’on manufacture le risque pis qu’on l’emballe dans des petits sacs de plastique prêts à consommer pis précalculés pour qu’il y ait une satisfaction temporaire de cette pulsion du risque, mais que la personne a encore… le désir est juste titillé à la fin. Il va toujours aller pour en consommer plus, pis il devient un peu… addict à cette satisfaction temporaire là. Comme n’importe quelle forme de drogue finalement. »

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Alors que des jeunes, plus tôt, évoquaient leur besoin criant d’être reconnus au sein de la société, il semblerait néanmoins que leur place serait plus grande que celle de leurs parents lorsqu’ils avaient le même âge. Il en serait ainsi en raison du système économique qui, dans une recherche de profits effrénée, inciterait les jeunes à « participer » à l’économie. Par leur intégration au marché du travail, les jeunes occuperaient donc une place grandissante dans la société :

« [La place des jeunes dans la société] est de plus en plus grande. Vu qu’avant y’avait les jeunes pis ils voulaient des choses, fait que y’avaient un certain pouvoir d’achat, mais qui passait par leurs parents. Mais maintenant on travaille! Fait que même jeune – vu qu’à 16 ans ou 14 ans t’es encore jeune là – pis que tu sais pas encore comment ça marche, mais on te donne de l’argent pis la possibilité de faire plein de choses. Pis souvent on va l’utiliser de la mauvaise façon… comme Four Loko. […] C’est une bière fruitée énergisante, fait qu’elle était clairement adressée aux jeunes. Pis finalement elle était même pas bonne parce qu’il y avait un alcool dedans qui rendait dépendant. Mais on vise les jeunes en essayant de leur donner des dépendances ou de quoi qui est pas bon pour eux, fait que... […] J’pense que c’est rendu qu’on essaie de les attirer vers ça. »

Ici encore, quelques jeunes estiment qu’ils seraient entraînés dans un processus de « marchandisation du risque » qui ne ferait que peu de cas de leur santé et de leur intégrité. D’ailleurs, une telle marchandisation du risque adressée aux jeunes serait peut-être à saisir à la lumière du changement du rapport entretenu entre les individus et le risque. Alors que les générations passées entretenaient un rapport au risque qui relevait principalement de la contrainte (obligé par les emplois difficiles), les jeunes d’aujourd’hui se lanceraient plus librement vers le risque :

« Dans la société, c’est sûr que je pense qu’on prend plus de risques non obligatoires qu’avant [...] dans l’ancien temps. Vu qu’avant, oui, on prenait beaucoup de risques en allant travailler dans les mines genre avec le charbon dans les poumons pis toute, mais c’était un risque qu’on était obligé vu que c’était la seule job. Maintenant je pense que y’a du monde qui, juste parce qu’ils savent que c’est risqué, le ferait là. Comme la drogue, y prennent ça juste pour l’fun... Tandis que y’ont pas besoin de prendre ce risque là. Mais… c’est pas vraiment une vue de la société, mais… le monde y prennent des risques sans raison, juste parce qu’ils ont envie. »

À la lumière de ces réflexions, on peut se demander si une telle saisie du risque est entièrement intentionnelle puisqu’elle semble s’inscrire dans une société qui inciterait les

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jeunes à consommer certains types de risque en même temps que, paradoxalement, elle les condamnerait de les adopter.

Au final, le sentiment d’être jugé, imbriqué dans une impression générale de ne pas vraiment avoir sa place au sein de la société et d’avoir à constamment lutter pour la gagner, se traduirait même dans des contextes d’intervention. Dans leurs démarches souvent sinueuses de recherche d’une aide qui puisse faciliter leur adolescence et leur passage vers la vie adulte, plusieurs jeunes seraient confrontés à des intervenants aux interventions ambigües, tiraillées entre répression et désir de compréhension. En effet, par l’emploi de gestes et de paroles teintés d’un préjugé négatif à leur égard, certains intervenants alimenteraient, chez plusieurs jeunes, le sentiment d’être incompris, de ne pas avoir de valeur ni de place au sein de la société.