• Aucun résultat trouvé

5.1. Portrait de l’univers de travail

5.2.5. L’imaginaire du risque

Inscrite dans un corps – véhicule d’intentionnalité –, la prise de risque ne saurait se manifester qu’à partir de sa « valeur », soit le sens intime et moral qui en oriente les finalités, et vice versa. Or, ce processus itératif et incessant de négociation s’appuie sur un

84

imaginaire du risque qui, à l’image d’un cercle, alimente à son tour l’entièreté de l’expérience du risque. Ainsi, interroger les (re)productions d’images générées par l’expérience globale de la prise de risque chez les jeunes permet de progresser dans la compréhension des multiples registres de signification inscrits au cœur du processus de négociation de cet objet de recherche.

Que ce soit sur la base de métaphores symboliques ou d’expériences concrètes, il a semblé aisé pour les jeunes de réfléchir aux images – qu’elles soient des « photographies » d’expériences vécues ou de « libres » créations de leur esprit – évoquées par l’idée du risque. Les différentes représentations mentales du risque par les jeunes peuvent être regroupées en trois grandes catégories, soit des imaginaires du risque fondés sur : 1) les symboles ou pictogrammes d’une société hypersécuritaire (caractère davantage construit); 2) des images d’expériences précises et marquantes issues du vécu de chacun (caractère plus intime et expérientiel); 3) le symbole « fondamental » du Vide comme métaphore de l’inconnu, du vertige, de la perte de contrôle, du déséquilibre, etc. (caractère davantage intuitif).

À titre de première image leur venant en tête lorsqu’ils pensent au « risque », deux jeunes évoquent différents pictogrammes de signalisation de santé et de sécurité, dont une « pancarte jaune de risque : glissant » et :

« L’insigne de tête de mort. […] Tsé sur les produits chimiques qui disent qu’ils peuvent causer la mort. C’est ça qui me vient en tête. […] Vu que c’est dangereux. Vu que souvent quand on parle de risque; genre prendre l’avion on dit que c’est risqué vu que tu peux t’écraser, fait que c’est de risque de mort souvent qu’on parle [quand on parle de risque]. Mais je sais que c’est quand même pas tout le temps aussi grave que ça là... »

Pour une autre jeune, c’est plus directement l’image d’une pratique néfaste pour la santé, mais aussi la dimension d’incertitude inhérente aux relations amoureuses qui sont évoquées comme constituant les premières images lui venant en tête lorsqu’elle pense au risque :

« - L’amour pis la cigarette.

- Okay, et comment ça la cigarette?

- Parce que c’est vraiment quelque chose, pas d’important là… mais genre de marquant. Mettons que tu fumes, c’est vraiment grave que t’ailles des maladies pis toute là. Pis tsé, c’est important d’en parler. Parce que je pense que c’est un des choix les plus graves que tu peux faire quasiment là. […]

85

Ben je me dis qu’à chaque fois qu’il prend une cigarette, ben il s’enlève du

temps de sa vie.

- Et l’amour de l’autre côté, pourquoi?

- Parce que ça peut être un bon choix pis un mauvais choix. Ça peut donner des avantages pis des inconvénients. »

Les discours présentés ci-haut, qui s’appuient globalement sur l’image de « dangerosité » (représentée par la possibilité de se blesser ou de mourir) de certaines pratiques « à risque » laissent entrevoir l’importance que ces jeunes accordent à la prévention des conséquences possibles de ces mêmes pratiques. Ainsi, les campagnes de sensibilisation adressées aux jeunes par rapport à certains de leurs comportements se sont révélées être un sujet qui les interpellait particulièrement. Ayant bien souvent une opinion sur les visuels et, plus globalement, sur les modes de diffusion de ces campagnes, les jeunes réfléchissent leur rapport au risque non pas seulement à partir de leurs expériences personnelles, mais aussi à partir des messages de santé publique véhiculés dans un objectif de prévention de ces mêmes expériences.

Un jeune, qui appuyait de manière explicite sa négociation de la « valeur » du risque en référant à des messages issus de campagnes de sensibilisation, s’exprime sur la pertinence et la portée plus ou moins grandes des images inscrites dans un tel objectif de prévention :

« Ça dépend. Y’en a [des campagnes de prévention] qui sont mieux faites que d’autres. Genre… les nouvelles à propos de la cigarette. Ça dit rien, ça fait juste mettre une image; comme celle-là que j'ai vue, c’est un fusil qui a des cigarettes dedans. Ça met l’image que la cigarette peut tuer, mais ça dit pas : "prends-en pas" ou "prends-en". Ça fait juste te mettre au courant que ça peut te tuer. Ou, comme celle-là que j’avais vue, que c’était une cigarette, mais que la fumée allait brûler une corde qui retenait une épée au-dessus de sa tête ou quelque chose de même. Ça te dit qu’il y a du risque, mais ça te dit pas : "fais-le" ou "fais-le pas". »

L’imaginaire construit sur la base d’un discours « sécuritaire » de la prise de risque renverrait alors à une négociation opérée entre un vécu personnel et un éventail de possibilités « risquées » présentées sous forme de slogans et d’images. Toutefois, en raison de leur caractère stéréotypé, ces possibles dangers paraîtraient bien souvent éloignés du vécu réel des jeunes. Ainsi, par leur décalage d’avec les expériences concrètes de plusieurs jeunes, ces messages de prévention ne sauraient être l’unique matériau constitutif de l’imaginaire du risque des jeunes.

86

La remémoration d’expériences « risquées », vécues à un moment ou à un autre de leur vie, constituerait alors un autre ancrage au déploiement de l’imaginaire de plusieurs jeunes. À partir de ces expériences concrètes vécues par soi-même ou par un Autre (grâce auquel le « risque » deviendrait l’objet d’une observation directe ou d’une discussion), un imaginaire « expérientiel » de la prise de risque prendrait forme. Fondé sur l’action des jeunes, un tel imaginaire aurait un caractère plutôt spécifique et reflèterait l’intimité du rapport entretenu entre les jeunes et la prise de risque. Bien que diverses, ces expériences seraient significatives en ce qu’elles auraient toutes, à leur manière, imprégné la mémoire des jeunes.

Ainsi, alors que je questionnais une jeune sur la première image lui venant en tête lorsqu’elle pense au risque, celle-ci avait évoqué, sans hésitation, son expérience –ayant pris la forme d’une activité à la fois structurée et particulièrement « risquée » – de vélo de descente :

« - Du downhill.

- Ah ouin! En ski ou en vélo?

- En vélo! Parce que c’est l’affaire que j’ai faite qui avait le plus de risque là! »

Comme elle le laisse entendre, ce sont les expériences revêtant la plus haute intensité qui se situeraient à l’avant-plan de son imaginaire « expérientiel » du risque. D’ailleurs, plus tard dans l’entretien, cette même jeune s’était exprimée sur le haut niveau de peur ressenti lors de cette activité. C’est la « peur de mourir » en entrant en collision avec un arbre qui, bien que je l’aie interprétée dans un sens autre que littéral, avait rendu cette expérience si « risquée » et marquante.

Alors que je l’avais questionné sur sa conception du risque, un autre jeune avait lui aussi déployé sa réflexion à partir d’une expérience personnelle qu’il avait vécue comme significative en raison de l’intensité du « risque » impliqué :

« Le risque c’est... Ben moi, la première chose que j’ai pensée c’est… quand j’étais avec mon demi-frère pis qu’on est montés sur le toit de [l’école secondaire] pis qu’on s’est jetés en bas. Ça, c’était pas mal le gros risque parce que les pompiers pis les policiers étaient là. Fait que… j’ai fini avec une entorse à la cheville parce que je me suis mal réceptionné; partir à la course de [l’école secondaire] jusqu’ici c’est un effort physique de malade! »

87

Et, concernant la première image lui étant venue en tête, il avait dit :

« Sauter : moi qui saute en bas de [l’école secondaire]. Juste l’image ça me fait penser au moment, le risque que j’avais, l’adrénaline pis toute. »

Ici, comme dans certains autres propos entourant l’expérience de « downhill », c’est une référence aux émotions du moment (adrénaline, peur, euphorie, etc.) qui constitue l’avant- plan de l’imaginaire du risque. D’ailleurs, dans la phrase ci-haut, la tournure « le risque que

j’avais » laisse raisonner la proximité du rapport entre le jeune et l’expérience du risque; le

risque semble intimement éprouvé, comme incorporé à même l’existence du jeune.

Mais de telles expériences ne seraient jamais suffisantes pour brosser un portrait général – bien que jamais terminé – de l’imaginaire du risque des jeunes. En plus d’expériences directes ou de pictogrammes façonnés pour répondre à des objectifs de sécurité précis, l’imaginaire des jeunes se déploierait à partir d’images mobilisant des symboliques qui ne vont pas de soi, gardant plutôt un sens caché, toujours à découvrir.

C’est ce qu’évoque, du moins pour moi, une image construite moins à partir d’une idée d’avertissement que d’une représentation plus « sensorielle » et métaphorique du risque. En plus d’être assez détaillée, l’image proposée par un jeune ouvre à plusieurs concepts qui semblent être centraux dans l’expérience et la définition du risque de plusieurs :

« J’aime bien l’image, si tu recherches à avoir une représentation physique un peu de ce que ce serait le risque… le sentiment du vertige mettons. Quelqu’un qui serait vraiment proche d’une falaise quelconque. Pis c’est ça, ce sentiment de vulnérabilité là, quand je dis de reconnecter avec sa mortalité, c’est que quand t’es couché sur le bord d’une falaise, d’un balcon ou peu importe, t’es vraiment sur la ligne séparatrice de la vie et de la mort,

pis cette vulnérabilité-là, en fait, elle est contrôlée genre. Est contrôlée par

toi-même. »

L’imaginaire du vertige et de l’inconnu – voire du Vide dans lequel l’on peut à tout moment plonger – est évoqué par une autre jeune, mais cette fois-ci à partir d’un exemple plus tangible :

« Sauter en parachute! Ouin, c’est vraiment la première image que j’ai eue. »

De tels propos évoquant le fait de « se jeter en bas d’un avion. […] Ou… de faire du

bungee là! » se retrouvent, à un moment ou à un autre, dans chacun des entretiens réalisés.

88

(littérale ou métaphorique) d’un saut dans le Vide, le rapport étroit entre les concepts d’incertitude, d’intentionnalité et de contrôle dans la prise de risque.

Alors qu’il est de plus en plus convenu que de telles activités sont sécuritaires et ne comportent que très peu de risques « réels » pour ceux qui les pratiquent, l’image ou la figure du Vide qu’actualisent ces pratiques interpelle toujours autant; elle permet de rendre compte de la part d’inconnu, et peut-être même d’abandon, qu’implique toute prise de risque. De même, l’inconnu qu’évoque le Vide est ouverture, au sens qu’il est possibilité de transformation d’une vie qui peut paraître trop souvent figée, comme cristallisée par un manque d’espace. Finalement, puisqu’illustrée à l’aide de l’image d’un saut en parachute ou en « bungee », la figure du Vide nous ramène aux questions de l’intentionnalité et des dynamiques « plaisir/peur », « contrôle/perte de contrôle », qui se situent au cœur de la prise de risque des jeunes. La prise de risque est alors, peut-être, cet événement au seuil duquel l’on puisse commencer à se remplir, à devenir.

Ces divers imaginaires du risque doivent toutefois être compris comme étant en « dialogue » les uns avec les autres, c’est-à-dire que chacun des imaginaires présentés ci- haut ne s’actualise pas que par et pour lui-même. C’est une dynamique de négociation qui, mobilisant les significations des différents « types » d’imaginaires, permet au sens de la prise de risque d’émerger. Il faudrait en ce sens parler non pas de l’imaginaire de la prise de risque au singulier, mais bien de la rencontre des imaginaires, revêtant chacun des particularités propres au vécu de chaque jeune. D’ailleurs, la section qui suit à propos de l’importance des relations interpersonnelles dans la négociation du sens du risque présente de nombreux exemples qui auraient bien pu se retrouver ici puisqu’ils ont, selon différentes intensités, marqué le parcours de vie des jeunes, et donc leurs imaginaires.

5.3. L’importance des relations interpersonnelles dans le processus de