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Catégories conceptualisantes et travail d’écriture : une perspective d’analyse

4. Méthodologie : une recherche d’inspiration ethnographique

4.7. Catégories conceptualisantes et travail d’écriture : une perspective d’analyse

Face à des données d’enquête de terrain aux formes diverses (notes d’observations, verbatims, réflexions intimes, etc.), c’est un croisement entre la technique d’analyse en mode écriture et celle à l’aide de catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2013) qui a été retenu. Ces techniques, qui sont intervenues comme deux leviers d’un même travail de réflexion de type herméneutique, m’ont permis d’avancer dans l’interprétation et la compréhension du jeu de miroir (ce que j’ai pu observer et entendre lors de différentes scènes impliquant paroles et gestes, et ce que j’ai ressenti au contact de celles-ci) auquel j’ai participé tout au long de ma recherche (Ibid., Ameigeiras, 2009; Grondin, 2008).

La méthode d’analyse à l’aide de catégories conceptualisantes, telle que décrite par Paillé et Mucchielli (2013), m’a permis, globalement, d’accéder « au sens des expériences, des interactions ou des logiques des événements ou des vécus » (p.147), et ce, à l’aide de l’outil très efficace et flexible que représente « la catégorie ». Cette dernière peut être définie comme : « une production textuelle se présentant sous la forme d’une brève expression permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche » (Ibid.). On voit ainsi que les catégories dépassent les simples annotations ou condensations textuelles : « [elles] donnent à voir la forme d’une expérience, le motif d’une interaction » (Ibid. : 150).

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En ce sens, bien que l’annotation descriptive, le recours à des rubriques dénominatives plus ou moins évocatrices ou le surlignage d’extraits fassent partie du processus itératif d’analyse, je ne me suis pas arrêté à cette étape; j’ai continué à progresser vers la création de catégories riches qui nommaient directement les phénomènes (ex. : la prise de risque comme saut à l’« horizontal » dans le Vide; la naissance d’un sentiment de responsabilité envers autrui dans l’expérience du risque; « passer à l’acte » pour transformer sa trajectoire de vie; etc.). Il n’y a donc pas eu, lors du processus d’analyse, de décalage entre l’annotation du corpus et la conceptualisation des données. Ainsi, en cohérence avec mon intention de développer une analyse qui dépasse la stricte synthèse du contenu du matériau analysé – pour plutôt tenter d’interpréter le sens de la prise de risque des jeunes –, l’utilisation de catégories s’est avérée être l’outil idéal pour aller « bien au-delà de la désignation de contenu [et ainsi] incarner l’attribution même de la signification » (Paillé & Mucchielli, 2013 : 316). D’ailleurs, travailler à partir de catégories conceptualisantes s’est avéré conséquent avec la présentation du sens donné par les jeunes à leurs comportements, puisque les « étiquettes14 » ne m’ont jamais semblé faire partie de la façon dont ils raisonnent, au quotidien, leurs pratiques individuelles et collectives.

Or, après avoir formulé plusieurs grandes catégories en marge de mes données brutes, j’ai assez rapidement buté sur la difficulté de déployer l’horizon de sens plus spécifique de celles-ci, en plus de trouver ardu le travail d’organisation des unes par rapport aux autres, et ce, dans un tout qui soit cohérent avec la question de recherche posée. C’est alors que, dans une disposition des plus instinctives qui soit, je me suis mis à « écrire » mes données de recherche, à les « raconter » telle qu’elles m’apparaissaient, cela sur la base de mon expérience (de terrain). Comme l’écrit si bien Cefaï (2014) :

« Écrire, c’est conserver, accumuler, réfléchir, mettre à distance, examiner et ordonner, dans un double mouvement de ressaisie et de projection d’un sens dans ce qui se circonscrit progressivement comme un corpus de données. Écrire, c’est revenir sur ce qui a déjà été fait à l’épreuve de ce qui apparaît comme la suite de l’enquête et c’est aller de l’avant tout en rouvrant des pistes à suivre dans ce qui a déjà été fait » (p.10).

Ainsi, me « lancer » dans l’écriture de données dont le processus d’analyse n’avait pas été entièrement « traversé » (donc n’était pas clos) a impliqué un travail itératif de réécriture

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qui, sans autre moyen technique, a permis une reformulation, une explicitation et une réinterprétation de mon matériau d’étude; je me suis, en quelque sorte, « "laissé écrire", à partir d’une mise en écho fondée sur le mode de la résonance avec la reconstitution de l’expérience » (Berger & Paillé, 2011 : 78).

C’est dans cette dynamique continue de raisonnement et de réécriture que j’ai senti naître en moi une certaine « libération » de plusieurs des contraintes liées aux stratégies trop formelles de repérage et de classification des données analysées (Paillé & Mucchielli, 2013); il semblerait que, ayant consenti à cette « plongée » a priori déstabilisante de l’analyse en mode écriture, c’est tout un univers de sens qui s’est offert à moi, et ce, par le libre déploiement de ma subjectivité (toujours intersubjective) de chercheur (Berger & Paillé, 2011). À chaque nouvelle idée posée sur papier, je me voyais emprunter la possibilité d’une entrée, d’un maintien et d’un cheminement « convenable » à l’intérieur du « cercle herméneutique » de ma compréhension des données (Grondin, 2008). Il ne s’agissait donc pas d’en arriver à une interprétation qui soit indépendante de mes préconceptions en voulant sortir de ce qui pourrait être interprété, par certains, comme un « damné cercle » (Ibid. : 39). En réalité, par l’écriture, je donnais naissance à de nouvelles avenues de compréhension, rendant alors possible l’explication15 de certaines données, ce nouvel éclairage favorisant à son tour une compréhension renouvelée de l’objet d’étude, cela dans un mouvement de circularité infini (Ameigeiras, 2009; Cefaï, 2014). Par ce processus de reconfiguration des données en vue d’éclairer des pistes de réponse à ma question de recherche, de nouvelles catégories conceptualisantes voyaient le jour; ces dernières participaient alors, à leur tour, à mon avancée dans l’écriture de mon chapitre d’analyse, cela dans un double mouvement incessant de ressaisie et de projection du sens de la prise de risque chez les jeunes rencontrés.

Dans un ordre d’idées plus technique, bien qu’une grande partie du processus de création des catégories et d’articulation du sens fut réalisée « manuellement » sur papier, le logiciel de traitement de texte Microsoft Word a également été utilisé. Se distinguant de plusieurs logiciels qui « font ou font faire » (Dumont, 2010 : 4), et avec lesquels il est facile de

15 Le mot « explication » est entendu, ici, non pas « en termes de causalité, mais en termes qui permettent

d’expliciter, d’articuler et d’interposer l’interprétation herméneutique » (Ameigeiras, 2009 : 41); l’explication s’inscrit donc dans une dialectique avec la compréhension, cette tension se situant aux fondements de la possibilité même de toute interprétation (Grondin, 2008; Ricœur, 1986).

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« dériver vers la saisie de grands ensembles au détriment d’une analyse plus en profondeur » (Paillé, 2011 : 25), Microsoft Word permet néanmoins de faciliter le processus d’analyse « manuelle ». En effet, bien qu’une part importante du processus d’analyse ait été accomplie de manière « artisanale », de type « fluo, ciseaux et boites à chaussures » (Dumont, 2010 : 4), une première retranscription dans Word (des verbatims d’entretiens, des données d’observation participante et des réflexions plus personnelles) a lancé la première phase plus « structurée » du processus d’analyse. L’utilisation d’un tel logiciel de traitement de texte, qui s’avérait cohérent avec le type et la masse plutôt restreinte de données à traiter, a également permis de conserver les données de départ intactes, à l’inverse de la méthode manuelle « totale » (Ibid.). Ainsi, tout au long de la phase d’analyse en mode écriture, de même que lors de la (re)formulation de catégories conceptualisantes, l’ordinateur s’est vu jouer un rôle d’« acteur » plutôt passif, en ce qu’il n’est jamais directement intervenu dans « la transformation, la traduction ou l’inscription du phénomène en résultats » (Latour, 1989, cité dans Dumont, 2010 : 1).

Au final, il semble que ce soit ce long travail de réécriture et de (re)formulation de catégories nommant directement le sens des phénomènes rencontrés – le tout porté par une confrontation et une mise en relation dynamique des discours (verbatims), des pratiques (notes d’observation participante) et de mes réflexions intimes (journal de recherche) – qui s’est avéré être le socle de ce cheminement progressif vers la (re)construction du sens des données comprises comme un tout. Il importe également de réaffirmer la place centrale qu’a pris le « terrain » dans la démarche d’analyse; plusieurs de mes hypothèses sont apparues, se sont affinées et se sont vérifiées à son contact, par un processus continu de collecte, d’écriture et d’analyse se répondant et s’orientant mutuellement (Cefaï, 2014; Raab, 2015). C’est ainsi que l’analyse des données s’est vu débuter dès les toutes premières notes de terrain recueillies, pour ensuite progresser par « approximations successives » (Paillé & Mucchielli, 2013), approximations s’étant déployées dans le champ de mon expérience d’étudiant, de chercheur et d’auteur (Cefaï, 2014) placé devant les défis de l’interprétation (Ameigeiras, 2009). Car, et il importe peut-être de se le rappeler, chacune de nos interprétations se déploie toujours à partir de ce que nous sommes, ce qui en fait un exercice impossible à réduire à une technicité quelconque (Berger & Paillé, 2011). Tout « comprendre », toute « explication », et donc toute « interprétation » m’implique dans son

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exercice : elle est toujours une possibilité de soi-même qui se déploie, mais qui se risque aussi – et je l’ai vraiment vécu comme tel lors de l’analyse –, par cette même avenue (Grondin, 2008).