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Le monde de Jean Alexis Lemoine dit Monière, marchand de Montréal au XVIIIe siècle

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Université de Montréal

Le monde de Jean Alexis Lemoine dit Monière, marchand de Montréal au XVIIIe siècle

par Suzanne Gousse

Département d’histoire Faculté des arts et des sciences

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Ph. D.

en histoire

Mai 2020

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Cette thèse intitulée

Le monde de Jean Alexis Lemoine dit Monière, marchand de Montréal au XVIIIe siècle

Présentée par

Suzanne Gousse

A été évaluée par un jury composé des personnes suivantes

Dominique Deslandres Présidente-rapporteure Thomas Wien Directeur de recherche Sylvie Dépatie Co-directrice de recherche Ollivier Hubert Membre du jury Léon Robichaud Examinateur externe

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Résumé

On s’est intéressé dans les années 1950 à 1970 à la disparition d’une bourgeoisie canadienne qui aurait dû faire la transition du capitalisme marchand vers l’industrie. Les réflexions historiennes avaient cependant commencé par la fin, tentant de définir les conséquences historiques à long terme de la « Conquête » sur un groupe encore mal connu qui, en principe, incluait des marchands.

Notre thèse s’inscrit dans la lignée des travaux états-uniens et européens qui ont permis de revoir, souvent dans une optique culturelle, les marchands occidentaux de l’époque

moderne. À partir du cas précis d’un marchand équipeur montréalais et de sa lignée, nous voulons tout d’abord établir si la culture négociante des marchands, au sens large du terme, était du même ordre que celles des métropolitains qui avaient des commerces semblables. Deuxièmement, nous voulons cerner la marge de manœuvre individuelle face aux contraintes des conditions ambiantes ainsi que le rôle des réseaux dans l’évolution de la carrière des marchands. Enfin, nous souhaitons définir la conception de soi de ces derniers, à travers l’examen de leur style de vie et des rôles qu’ils pouvaient jouer dans leur milieu. Pour le faire, nous avons choisi de ratisser « en largeur » dans des sources multiples, y compris des livres de comptes, et de creuser « en profondeur » pour en extraire le maximum de données.

L’enquête a été menée à travers la longue carrière de l’équipeur Jean Alexis Lemoine dit Monière (1680-1754) qui s’est installé à Montréal en 1715. Lemoine est connu de la postérité grâce à l’étude de Louise Dechêne qui l’avait suivi jusqu’en 1725. Elle en a tracé un portrait, amplement repris par la suite, qui a fait de lui l’exemple type de marchand équipeur. Or, Monière n’est peut-être pas typique, il pourrait même être un cas-limite. En le suivant jusqu’à sa mort, nous avons exploré toutes les possibilités qui se sont offertes à lui. Nous avons aussi fait une large place aux legs matériel et immatériel de son père Jean Lemoine, et à ce que Monière a transmis à son fils, Pierre Alexis, ainsi qu’à quelques neveux. En encadrant Monière de son père, immigrant rouennais, de ses frères et de son fils, nous avons pu observer

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l’émergence d’un métier, celui d’équipeur. Nous avons examiné comment Monière, décédé en 1754, a été préparé à exercer son métier et comment il concevait la pratique de ce dernier. Cette démarche a permis de mieux comprendre la culture (au sens large) des gens de la

marchandise au Canada. En utilisant une variété de sources et en faisant appel à une démarche micro-historique, nous souhaitons avoir répondu, vingt-cinq ans plus tard, au vœu de Dale Miquelon de regarder, dans la mesure du possible, le monde de la marchandise avec les yeux des acteurs de la période pour répondre aux interrogations des gens d’aujourd’hui.

Mots-clés : Culture, commerce, marchands, négociants, traite des fourrures, Canada préindustriel, Nouvelle-France, XVIIe siècle, XVIIIe siècle, Conquête, guerre de Sept Ans.

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Abstract

From the 1950s to the 1970s, historians’ attention was turned towards the

disappearance of a bourgeoisie canadienne which should have made the transition from commercial to industrial capitalism. These studies began, so to speak, with the end, in attempting to define the long-term historical consequences of the Conquest on an as-yet ill-defined group that in principle included some merchants.

This thesis follows new investigations in both Europe and the USA which have permitted to look anew, often with a cultural history approach, at merchants of the Early Modern period. Focusing on a Montreal merchant outfitter (marchand équipeur) and his family, the investigation first seeks to determine if the Canadian merchants’ culture (broadly defined) was similar to that of their French counterparts who worked on the same business level. A second aim is to evaluate the leeway available to individuals in face of the general conditions of the trade and the role of networks in the merchants’ career. Finally, the thesis attempts to define the self-conception of these men while looking at their lifestyle and the various roles they played in their community. To complete such a study, we have chosen to look « wide and deep » like micro-historians have before us.

The study examines the long life of the équipeur, Jean Alexis Lemoine dit Monière, who chose to settle in Montreal in 1715 and whose career Louise Dechêne had followed until 1725. After her, historians have since pictured Monière as a typical marchand équipeur. But he might not have been typical, he might even have been a « limiting case ». The thesis follows him to the end of his life and looking for all the opportunities that were offered to him along the way. It accords considerable importance to the material and immaterial legacy of his father, Jean Lemoine, and to what Monière passed on to this son, Pierre Alexis and a few nephews. Situating Monière between his father who emigrated from Rouen, his brothers and his own son, permits us to see the emergence of a profession, that of équipeur. We look at how Monière, who died in 1754, was prepared to embrace the merchant’s profession and how he perceived the way he should work as an équipeur. This study affords a better understanding of

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merchants’ culture, broadly conceived, in early French Canada. Exploring a variety of sources and using a micro-historical approach, we hope to have followed Dale Miquelon’s suggestion to look (again) at the merchants’ world with the eyes of the people of the times in order to answer today’s questions.

Keywords : Culture, commerce, merchants, wholesalers, fur trade, Canada, New France, 17th century, 18th century, Conquest, Seven Years War.

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Table des matières

Résumé p. i

Abstract p. iii

Liste des tableaux p. ix

Liste des annexes p. x

Liste des sigles p. xi

Remerciements p. xiii

Introduction - La culture marchande p. 1

Historiographies croisées Problématique

Sources et méthodologie

CHAPITRE I - Jean Le Moyne, immigrant (v1636-1706)

1.1. S’engager et s’habituer au pays p. 33

1.2. S’installer définitivement p. 47

Tenter sa chance au Cap-de-la-Madeleine Vivre en seigneur à Sainte-Marie

Se fixer et finir sa vie à Batiscan

1.3. Passer le flambeau p. 61

CHAPITRE II - Devenir marchand équipeur : deux apprentissages contrastés p. 65

2.1. Jean Alexis Lemoine dit Monière (1680-1754) p. 70

Éducation et formation d’un marchand canadien (1685-1701) Apprentissage sur le terrain (1701-1710)

Voyageur et engageur (1710-1715) Marchand à Montréal (1715-1725) Devenir équipeur à plein temps

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2.2. Pierre Alexis Monière (1720-1768) p. 101 Éducation humaniste d’un futur négociant (1725-1733)

Apprentissage en ville (1733-1742)

CHAPITRE III – Essor et déclin du commerce des Monière (1726-1768)

3.1 Documenter la croissance et la décroissance d’une entreprise p. 106 Le profit

Le bénéfice

3.2. Comprendre la conjoncture p. 123

Le contexte de réussite (1725-1754) Le contexte du déclin (1754-1768)

3.3. Observer (les) Monière à l’œuvre p. 136

CHAPITRE IV – Profession : équipeur

4.1. Accéder aux postes : le défi fondamental p. 157

Les congés Les fermes

Les sociétés de commerce

Les investissements dans la traite

4.2. Soigner ses fournisseurs et ses employés p. 184

Les métropolitains, les négociants et les Montréalais Les fournisseurs illégaux et le détournement du castor Les engagés, les commis et leurs canots

4.3. Diversifier – modérément – ses affaires p. 204

Le commerce en ville

Les autres essais : ginseng et fournitures aux troupes Les achats, saisies, exploitation de terres

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CHAPITRE V - Pratiques et culture marchandes

5.1. La comptabilité : savoir marchand spécifique p. 227

La comptabilité commerciale

Les normes juridiques françaises pour les livres des négociants Les traités comptables et les manuels de formation

5.2. La comptabilité en partie double p. 232

Les pratiques suggérées dans les manuels

Les pratiques en France et dans les colonies anglo-américaines (Les) Monière et les marchands montréalais

5.3. Le rapport à l’argent et au crédit p. 245

Le calcul de l’intérêt et du bénéfice La peur de la faillite

CHAPITRE VI – Construction des réseaux p. 261

6.1. Le patrimoine immatériel de Jean Lemoine p. 263

La famille et la parenté Le réseau commercial

6.2. Jean Alexis Lemoine Monière : créer son / ses réseaux p. 268

Les compagnons de route Les officiers dans la traite

6.3. La famille : le réseau « 5G » et les autres p. 280

Les Guillet et Cuillerier Les neveux Giasson

Les Gamelin : père, fils et cousins Les Gatineau, père et fils

Les Lemoine Despins

Les deux fratries de Couagne

6.4. Les autres partenaires dans la traite p. 302

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CHAPITRE VII - Pratiques socio-culturelles

7.1. Rôles et fonctions des marchands p. 315

Le service du Roi

Le service dans « la cité »

Les marchands et la sphère politique

7.2. Recherche de noblesse ou de notabilité ? p. 343

Sieur ou Monsieur ? Marchand ou négociant ? La famille et le clan

La reproduction sociale

CHAPITRE VIII - Conception de soi

8.1. L’importance de l’éducation p. 360

8.2. La parenté et les compérages p. 364

8.3. La sphère domestique et les femmes p. 368

8.4. La domesticité, esclaves et serviteurs p. 376

8.5. Le style de vie p. 382

Les résidences et le voisinage Le décor et les habits

Les soins personnels et la consommation alimentaire

Conclusion p. 407

Bibliographie p. 412

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Liste des tableaux

Tableau des propriétés de Jean Lemoine p. 49

Tableau des fermiers, engagés et domestiques de Jean Lemoine p. 51-52

Tableau des obligations consenties par Jean Lemoine p. 61-62

Tableau de l’évolution du chiffre d’affaires de Monière p. 112

Tableau des mouvements de fonds – société Monière - partie I p. 114

Tableau des mouvements de fonds – société Monière - partie II p. 115

Tableau des principaux mouvements de fonds de Pierre Alexis Monière p. 118

Tableau des congés pour les postes de la Mer de l’Ouest p. 165-168

Tableau du nombre d’engagés entre 1752 et 1763 p. 196

Tableau des propriétés rurales de Jean Alexis Lemoine Monière p. 215-216 Tableau de l’exploitation de fermes de Jean Alexis Lemoine Monière p. 217

Tableau des propriétés rurales de Pierre Alexis Monière p. 218

Tableau de l’exploitation de fermes de Pierre Alexis Monière p. 219

Tableau de la valeur de la monnaie métallique en 1734 p. 250

Tableau des sociétés équipées par Monière p. 307-309

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Liste des annexes

Annexe 1 - Rôles et lieux de traite de Monière p. 451

Annexe 2 - Manuels de formation comptable en France p. 455

Annexe 3 - Livres de comptes suggérés dans les manuels p. 456

Annexe 4 - Livres de comptes chez les marchands canadiens p. 457

Annexe 5 - Livres conservés des marchands de Montréal p. 458

Annexe 6 - Livres de comptes de Jean Alexis Lemoine Monière p. 459

Annexe 7 - Livres de comptes de / par Pierre Alexis Monière p. 460

Annexe 8 - Types de paiement pour les achats effectués au crédit p. 462

Annexe 9 - Propriétés des Monière, père et fils, en ville p. 463

Annexe 10 - Emplacements des maisons de Jean Alexis Lemoine dit Monière p. 464 Annexe 11- Emplacements des terres de Pointe-Claire et de Vertu des Monière p. 465

Annexe 12 - Voisinage de Jean Alexis Lemoine Monière p. 466

Annexe 13 - Nombre d’esclaves et de panis-e-s des voisin-e-s p. 467

Annexe 14 - Panis-e-s que Monière mentionne dans ses cahiers p. 468

Annexe 15 - Domestiques et engagés en ville p. 469

Annexe 16 - Visite des maisons des voisins de Monière en 1741 p. 470

Annexe 17 - Tableau comparatif – habits féminins « maîtresse / domestique » p. 471

Annexe 18 - Garde-robe féminine en 1760 p. 472

Annexe 19 - Garde-robe masculine en 1768 p. 474

Annexe 10 - Petit lexique du vocabulaire du commerce à l’usage des historien-ne-s p. 475

Annexe 21 - Carte des postes de traite (1700-1754) p. 478

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Liste des sigles AHR : American Historical Review

ANOM : Archives nationales d’Outre-Mer [France] BAC : Bibliothèque et archives Canada

BAnQ : Bibliothèque et archives nationales du Québec BRH : Bulletin des recherches historiques

CELAT : Centre de recherches Cultures – Arts – Sociétés, autrefois Centre interuniversitaire d'études sur les lettres, les arts et les traditions

CHR : Canadian Historical Review

CNRS : Centre national de la recherche scientifique DBC : Dictionnaire biographique du Canada

EUD : Études universtaires de Dijon

PRDH : Programme de recherche en démographie historique (Université de Montréal) PUF : Presses univertaires de France

PUL : Presses de l’Université Laval

PULIM : Presses universitaires de Limoges PUM : Presses de l’Université de Montréal PUPS : Presses universitaires de Paris-Sorbonne PUR : Presses de l’Université de Rennes

RAPQ : Rapport de l’Archiviste du Québec RHAF : Revue d’histoire de l’Amérique française RHMC : Revue d’histoire moderne et contemporaine RPQA : Registre de population du Québec ancien UBC : University of British Columbia

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À mes petis-fils Samuel et Zachary, et à leur petit cousin Alexis qui entre dans la vie au moment où sa grand-mère referme les livres d’un Alexis qu’elle a côtoyé pendant dix ans.

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Remerciements

Alors que je referme les livres du marchand Monière, j’aimerais exprimer ma gratitude à tous ceux et celles qui ont permis que je mène à terme le projet, un peu fou, de soumettre une thèse de doctorat à l’âge où plusieurs songent à la retraite.

Je remercie d’abord mon directeur, Thomas Wien, qui m’accompagne depuis mes premiers pas au baccalauréat. Je remercie aussi ma directrice, Sylvie Dépatie, de l’université du Québec à Montréal. Ils ont été les pilotes du navire à bord duquel je me suis embarquée comme capitaine (bien inexpérimentée) pour la traversée de l’océan thésard. Merci de vos questions pertinentes, de vos conseils complémentaires, de votre appui indéfectible, de vos encouragements à « retricoter » ma thèse pour en tirer le maximum et, surtout, de votre patience, compte tenu du temps que j’ai mis à terminer.

Je remercie les organismes qui m’ont accordé leur soutien financier : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (bourse Armand Bombardier), le département d’histoire de l’université de Montréal et le Groupe d’histoire de l’Atlantique français. Je remercie Catherine Desbarats, professeure au département d’histoire de l’université McGill, Dominique Deslandres et Ollivier Hubert, professeurs au département d’histoire de

l’université de Montréal, et Colleen Grey, de l’université Concordia. À travers les contrats de recherche qu’ils m’ont accordés, j’ai pu approfondir ma connaissance de la paléographie et de la période que j’étudiais.

Mes plus sincères remerciements vont à mon conjoint Jean-Pierre, à qui, lors de notre premier rendez-vous, j’ai présenté l’homme qui occupait mes pensées chaque jour à ce moment, et qui, malgré cela, ne s’est pas enfui. Il m’a, au contraire, accompagnée dans mon long cheminement et il a grandement contribué à la thèse en élaborant la base de données. Il m’a aussi soutenue lors de mon épisode de cancer. Je remercie mes enfants, Émilie et Olivier, simplement d’être ce qu’ils sont et d’avoir été là pour moi, dans les hauts comme dans les bas.

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Mes remerciements sincères à mon amie Frances qui m’a offert de longues marches suivies d’un plateau de fromages et d’un verre de vin quand j’en avais le plus besoin et qui m’a écoutée, écoutée et écoutée… À mon amie Cécile qui m’a invitée chez elle alors que j’étais déprimée et qui m’a aidée dans la tâche fastidieuse d’organiser les notices de

Parchemin en ordre chronologique. À Céline, collègue chercheure et accompagnatrice lors des

recherches à Québec, pour les longs échanges sur nos projets et nos cheminements respectifs

À mes jeunes ami-e-s de l’AEDDHUM avec qui j’ai vécu la solidarité et l’enthousiasme des événements de 2012, et à mes collègues au doctorat; tous ces jeunes qui m’ont accueillie à bras ouverts et m’ont invitée à m’impliquer dans l’association, à participer à leurs discussions, mais aussi à plusieurs événements festifs. Ils ont pris soin de moi comme d’une grande sœur.

J’ai aussi bénéficié de la collaboration de plusieurs personnes des milieux universitaire, archivistique et muséal. Je remercie Monique Voyer, archiviste du département des archives de l’université de Montréal, maintenant à la retraite; Peter Gagné, archiviste du service des collections des archives historiques et de la bibliothèque du Musée de la civilisation

(Séminaire de Québec); Marie-Andrée Fortier, archiviste du musée des Ursulines de Québec; Normand Trudel, bibliothécaire à la division des Livres rares et collections spéciales de la bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’université de Montréal; Mario Robert, chef de la division des archives de la Ville de Montréal; Christine Brisson et André Delisle du musée du Château Ramezay ainsi que tout le personnel des salles de consultation de Bibliothèque et archives nationales du Québec à Montréal.

Chacun et chacune de vous a contribué, à sa façon, à faire de moi ce que je suis devenue au cours de cette longue période de production thésarde. Je vous remercie du fond du cœur.

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Introduction

« Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ? […] Votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?»

Madame Jourdain1

La culture marchande

On utilise souvent le personnage de monsieur Jourdain pour représenter l’archétype du marchand en mal de noblesse. On oublie généralement que le désir d’atteindre cette qualité par l’apprentissage de la « gentilhommerie » a pour moteur, dans ce cas précis, l’amour que le négociant souhaite susciter chez une « personne de qualité ». On fait peu de cas du fait que les valeurs bourgeoises et la culture marchande sont probablement représentées par le soupirant de la jeune fille, par l’épouse et même par la servante du négociant. Il faudrait donc prendre Molière « à l’envers » pour appréhender comment les marchands se définissaient et se considéraient.

Le sujet de cette thèse est la culture des marchands de Montréal au XVIIIe siècle. Nous voulons cerner, dans la mesure du possible, le point de vue des acteurs de la période sur la formation, sur les modalités d’exercice du métier et sur les ambitions des équipeurs, ces marchands spécialisés en équipements pour la traite2, tout aussi importants à Montréal que les armateurs l’étaient dans les ports côtiers de France pour le commerce atlantique. Nous le ferons principalement à travers le parcours de vie et les livres de comptes de Jean Alexis Lemoine dit Monière, un de ces marchands qui ont contribué à la croissance économique de

1 « Le bourgeois gentilhomme, Acte III, Scène XII ». Molière. Œuvres complètes en six volumes. Présentées par

Émile Faguet. Tome cinquième, Paris, Nelson, [entre 1911-1916], p. 281. La pièce a été créée en 1670 et l’auteur est décédé en 1673. Molière, tout comédien qu’il fut, avait repris en 1660 la charge de tapissier du roi de son frère qui l’avait héritée de leur père. Louise Vigeant, « Molière, tapissier du roi », L’Emporte-pièces, [TNM] saison 2009-2010, p. 63. C’est devenu un lieu commun de dire que tous les bourgeois voulaient devenir nobles, vivre et s’afficher comme tels.

2 « Équipage. On appelle ainsi, en terme de Marine, les officiers, soldats, matelots, mousses & garçons qui

servent sur un vaisseau, & qui le montent. Se dit aussi des armes, victuailles, marchandises, dont est chargé un vaisseau; mais en ce sens on dit plus ordinairement équipement ». Jacques Savary, Dictionnaire universel de commerce […] continué sur les mémoires de l'auteur par Louis Philémon Savary, Paris, Jacques Estienne, 1723-1730, volume I, p. 1030. Le vocabulaire de la traite des fourrures est inspiré des mondes maritime et militaire.

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Montréal au cours de « la paix de Trente Ans3 ». Le personnage au cœur de notre thèse étant ledit Monière, il convient de l’étudier dans une perspective intergénérationnelle. Nous allons nous intéresser à ce que son père, un immigrant de Rouen, lui a légué ainsi qu’à ce qu’il a lui-même transmis à son fils, que ce soit au niveau de la culture, des capitaux et des réseaux.

Historiographies croisées

Pour montrer l’intérêt de l’étude du marchand équipeur Jean Alexis Lemoine dit Monière, nous devons d’abord situer notre étude dans l’historiographie au sens large (micro-histoire et (micro-histoire des mentalités, (micro-histoire culturelle) et plus restreint (le débat sur la Conquête, les marchands canadiens et leur mentalité…).

Dans les dernières décennies du XXe siècle, deux courants européens ont soufflé (pas nécessairement de concert) sur l’historiographie : l’école française des mentalités et l’école italienne de la micro-histoire. Plus pratiquée que théorisée, l’histoire des mentalités s’est d’abord inscrite dans la continuité de certains travaux des fondateurs de l’École des Annales. Se donnant de nouveaux objets d’étude (les sentiments, les sensibilités, les croyances, les attitudes, l’imaginaire, les pratiques culturelles, les symboles, la vie quotidienne), l’histoire des mentalités a étudié les correspondances du mental avec le social et l’économique. C’est au cours des années 1960 et 1970 que l’histoire des mentalités a connu ses développements les plus importants en France.

L’histoire des mentalités a d’abord eu comme ambition de définir l’homme moyen, représentatif d’une époque, par exemple l’Homme de la Renaissance. On a ensuite ciblé des modèles spécifiques à chaque époque en raffinant les questions. On a cherché à définir ce qui était commun au sujet de la mort, de l’amour, de la religion, de l’opinion de soi, du regard sur l’autre. On ne s’intéressait plus à l’Homme des Lumières, mais seulement à ce qui était propre

3 L’expression est de Guy Frégault, La civilisation de la Nouvelle-France. 1713-1744, 1990, p. 13. Voir aussi

Thomas Wien, « En attendant Frégault : la paix de Trente Ans (1713-1743) dans l’historiographie de la Nouvelle-France » dans Y. Frenette, C. Vidal et T. Wien (dir.), De Québec à l'Amérique française : histoire et mémoire : textes choisis du deuxième colloque de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (2003). Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 65-95. Des historien-ne-s la qualifient plutôt de « guerre froide ».

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à chaque catégorie sociale et culturelle, par exemple, au noble, à l’entrepreneur, au

fonctionnaire, à la femme4… On cherchait toutefois encore à définir une sorte d’archétype de chaque catégorie. Toutefois, quand on descendait au niveau de l’individu, la diversité et la complexité des phénomènes sociaux apparaissaient au grand jour. L’origine de la remise en question et du rejet, au cours des années 1980, de la notion de « mentalités » et l’adoption de celle des « représentations », réside dans une définition floue qui avait permis des

généralisations abusives et souvent simplistes, ainsi que dans l’adoption de méthodes trop peu attentives aux variations et aux appropriations individuelles. En ce qui nous concerne, il n’est désormais plus possible d’envisager de définir la mentalité du marchand canadien du XVIIIe siècle5.

Dans l’éclatement de la discipline, plusieurs historien-ne-s se sont tourné-e-s vers l’histoire culturelle6. Dans un sens restreint, l’histoire culturelle s’intéresse aux productions intellectuelles d’une société : arts, sciences, idées, littérature. La culture peut aussi être vue comme un « capital de connaissances acquises7 » ou comme « un ensemble des

représentations collectives propres à une société8 ». L’histoire socioculturelle des pratiques et des représentations9 correspond le mieux à nos questionnements et nous adhérons à une définition de la culture dans son sens anthropologique: un ensemble de « gestes, croyances, rituels collectifs, savoir-faire, visions du monde10 ».

L’approche micro-historique a été l’une des voies empruntées par les historien-ne-s

4 Michel Vovelle (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Éditions du Seuil, 1996 [1992].

5 C’est ce qu’avait tenté José Igartua : The Merchants and Negotiants of Montreal, 1750-1775 : a Study in

Socio-economic history, thèse de Ph. D. (histoire sociale), Michigan State University, 1974.

6 L’histoire culturelle est « une modalité d’histoire sociale mais, à l’inverse du projet, plus ou moins explicite, de

l’histoire sociale classique – histoire de classes -, qui visait à la reconstitution de tous les modes de fonctionnement du groupe étudié, elle circonscrit son enquête aux phénomènes symboliques ». Pascal Ory, L’histoire culturelle, PUF / Que sais-je, 2019, p. 12.

7 Pascal Ory, L’histoire culturelle…, p. 7. 8 Pascal Ory, L’histoire culturelle…, p. 8.

9 Michel Trebitsch distingue trois registres d’histoire culturelle : l’histoire socioculturelle des représentations et

des pratiques, l’histoire « au second degré » du symbolique et l’histoire culturelle du politique. Voir à ce sujet, Nicolas Offenstadt, « Culture/Histoire culturelle », Les mots de l’historien, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009, p. 32.

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pour mieux revenir à l’histoire culturelle11. À travers des études de cas, les affirmations sur les mentalités collectives ont ainsi été remises en question12. Notre étude s’inscrit en filiation avec la micro-histoire, mais elle ne tourne pas autour d’un drame social catalyseur comme un procès, une émeute ou un suicide qui ont souvent servi de point de départ à des enquêtes micro-historiques13. Nous entendons suivre à la trace trois générations sur plus d’un siècle en accordant une attention particulière à la deuxième, car la micro-histoire permet de s’intéresser à des cas individuels sans les faire nécessairement incarner un groupe social comme ce fut le cas de l’histoire des mentalités. Nous comptons revenir sur le cas assez bien connu de Jean Alexis Lemoine dit Monière afin d’y voir, non pas un marchand équipeur typique, mais un exemple et peut-être un cas-limite, montrant ce qu’il était possible de réaliser dans ce milieu au cours des décennies qui forment la belle époque des marchands équipeurs montréalais. Selon Claire Lemercier, écrivant il y a quinze ans, il est « impossible aujourd’hui d’étudier une famille, un groupe, une communauté sans partir des individus eux-mêmes, de leur pratique, de leur comportement, de leurs relations, et du même coup faire sien l’arsenal méthodologique de la micro-histoire : reconstitution biographique, configurations relationnelles, analyse de réseaux14 ». Nous avons suivi cette proposition.

Notre thèse s’inscrit dans la lignée des travaux qui ont permis de revoir, souvent dans une optique culturelle, les marchands occidentaux de l’époque moderne. Le fil conducteur sera la culture marchande qui a longtemps été réduite dans l’historiographie occidentale à une question de valeurs, probablement parce que, dans le cadre des histoires nationales, on rendait

11Michel Vovelle, « Histoire sérielle ou « Case studies » : vrai ou faux dilemme en histoire des mentalités » dans

Michel Vovelle, Idéologies et Mentalités, Paris, Gallimard, 1992 [1982], p. 335-356.

12 Toutefois, une confusion se serait installée entre la micro-histoire comprise comme une histoire de cas classique,

la micro-analyse complexe des Italiens et la micro-story des Anglais. C’est ce que constate Claire Dolan : « Actes notariés, micro-analyse et histoire sociale : réflexions sur une méthodologie et une pratique » dans S. Beauvalet-Boutouyrie, V. Gourdon et F.-J. Ruggiu (dir.), Liens sociaux et actes notariés dans le monde urbain en France et en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 139.

13 Nous pensons ici à Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers : l'univers d'un meunier du XVIe siècle, traduit de l'italien par Monique Aymard, Paris, Flammarion, 1980 ; à Natalie Zemon Davis, The Return of Martin Guerre, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1983; à Bertram Wyatt-Brown, Southern Honor: Ethics and Behavior in the Old South, New York, Oxford University Press, 1982; à Donna Merwick, Death of a Notary. Conquest & Change in Colonial New York, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1999.

14 Claire Lemercier, « Analyse des réseaux et histoire de la famille… », RHMC, vol. 52, no 2 (avril-juin 2005), p.

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les grands marchands historiquement responsables du progrès économique et de la prospérité nationale. La question de leur conscience de cette tâche historique et de leur engagement dans la transition vers le capitalisme industriel était primordiale. Dans la recherche européenne (par exemple, en France), on s’est intéressé à la fidélité des marchands au travail commercial : faisaient-ils vraiment ce qu’on demandait d’eux ou cédaient-ils à l’appel des sirènes de l’anoblissement ?

Entre le milieu des années 1950 et celui des années 1970, de nombreuses études ont été menées en France sur le négoce et ses acteurs15. De grands chantiers d’histoire économique, comme ceux menés par Pierre Dardel sur Rouen et Le Havre16, se sont intéressés d’abord à la pesée quantitative et à la mesure des trafics portuaires. Une lecture plus sociale du fait

économique a vu le jour dès le début des années 1970, principalement dans les travaux sur les cités maritimes de Nantes17, Bordeaux18 et Marseille19. On menait en même temps des

enquêtes en Angleterre20 et en France sur les négociants d’autres régions21. Au cours des vingt dernières années, les études françaises d’André Lespagnol22 et d’Olivier Pétré-Grenouilleau23

15 Il y avait eu des précurseurs déjà au début des années 1930. Gaston Martin, Nantes au XVIIIe siècle. L’ère des négriers (1714-1774), Paris, Félix Alcan, 1931. Voir l’introduction de Brice Martinetti, Les Négociants de La Rochelle au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Université de Rennes, 2013, p. 19-22 ainsi que sa bibliographie et celle d’Édouard Delobette, Ces « Messieurs du Havre ». Négociants, commissionnaires et armateurs de 1680 à 1830, thèse de Ph. D. (histoire), Université de Caen, 2005.

16 Pierre Dardel, Navires et marchandises dans les ports de Rouen et du Havre au XVIIIe siècle, Paris, S.E.V.P.E.N., 1963.

17 Jean Meyer, L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1969.

18 Paul Butel, Les négociants bordelais, l'Europe et les Iles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974 ; Jean Cavignac, Jean Pellet. Commerçant de gros, 1694-1772. Contribution à l’étude du négoce bordelais du XVIIIe siècle, Paris, S.E.V.P.E.N., 1967. Cette étude a été menée à partir des livres de comptes.

19 Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle; contribution à l'étude des économies maritimes, Marseille, Institut historique de Provence, 1973.

20 Quelques exemples : Richard George Wilson, Gentlemen Merchants: the Merchant Community in Leeds,

1700-1830, New York, A. M. Kelley, 1971 ; Thomas Martin Devine, The Tobacco Lords : a Study of the Tobacco Merchants of Glasgow and their Trading Activities, c. 1740-90, Edinburgh, Donald, 1975.

21 Pierre Goubert, Familles marchandes sous l'Ancien Régime : les Danse et les Motte de Beauvais, Paris,

S.E.V.P.E.N., 1959 ; Pierre Léon, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du 18e siècle; les Dolle et les Raby. Paris, Les Belles Lettres, 1963 ; Auguste Toussaint, Le mirage des îles : le négoce français aux Mascareignes au XVIIIe siècle […], Aix-en-Provence, Edisud, 1977 ; John Garretson Clark, La Rochelle and the Atlantic Economy during the Eighteenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1981.

22 André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo : une élite négociante au temps de Louis XIV, Saint-Malo, Éditions

l'Ancre de Marine, 1990.

23 Olivier Pétré-Grenouilleau, Moi, Joseph Mosneron, armateur négrier nantais (1748-1833) : portrait culturel

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ont été suivies par de nouvelles interrogations sur des régions qui avaient déjà été étudiées : Bordeaux24, La Rochelle25, mais aussi sur de nouveaux environnements : Lyon26, Les Pyrénées27, Paris28

Vanessa Martin a utilisé l’approche micro-historique qui représentait, selon elle, une « possibilité exceptionnelle de connaître incertitudes, motivations quant à certains choix, et représentation du monde » du négociant Hoogwerf de La Rochelle. Les épisodes politiques de l'histoire globale ont affecté inégalement ce huguenot hollandais selon qu'ils concernaient la sphère privée, ses échanges commerciaux ou l'exercice de ses fonctions. L’historienne a aussi montré que « l'importance de la recommandation se rencontre à tous les niveaux, les fonctions les plus convoitées se [trouvant] ainsi réservées à un groupe social voire à un clan familial ». Quant à Patrice Poujade, avec un travail visant à appréhender différents aspects du monde du commerce à travers les abondantes sources notariales, il a ajouté une pierre à l’édifice « d’une meilleure connaissance des réseaux marchands de la Méditerranée à l’Atlantique, au nord comme au sud des Pyrénées ». Pour sa part, Jérôme Fehrenbach a analysé la conception de soi d’une famille de bourgeois parisiens à travers les trajets de plusieurs de ses membres entre 1680 et 1820. Cette conception se voyant dans l’implantation en ville, dans le choix des conjoints et des conditions des mariages, dans le placement dans la terre, la vie de famille, le vêtement, les domestiques, le logement, mais aussi dans le choix du lieu de sépulture, à l’intérieur de l’église et à l’écart du peuple.

À la faveur d’une histoire d’abord sociale, prête à des degrés divers à décharger les marchands de leur fardeau national et à les étudier comme un groupe social parmi d’autres, la

24 Stéphane Minvielle, Dans l'intimité des familles bordelaises: les élites et leurs comportements au XVIIIe siècle, Éditions du Sud-Ouest, 2009.

25 Vanessa Martin, Pierre-Jean Van Hoogwerff : chronique d'une ascension sociale à La Rochelle.

1729-1813, Paris, Association pour le développement de l'histoire économique, 2002.

26 Olivier Le Gouic, Lyon et la mer au XVIIIe siècle. Connexions atlantiques et commerce colonial, Rennes,

PUR, 2011.

27 Patrice Poujade, Une société marchande : le commerce et ses acteurs dans les Pyrénées modernes, Toulouse,

Presses Universitaires du Mirail, 2008.

28 Laurence Croq, Les bourgeois de Paris au XVIIIe siècle: identification d'une catégorie sociale polymorphe, Presses universitaires du Septentrion, 1999; Jérôme Fehrenbach, Une famille de la petite bourgeoisie parisienne de Louis XIV à Louis XVIII : les Gaugé et leurs alliances à travers les archives, 1680-1820, Paris, L'Harmatan, 2007.

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perspective d’une histoire culturelle des marchands avait vu le jour. C’était désormais la

culture du milieu marchand et la conception de leurs affaires par les acteurs eux-mêmes qui

attiraient l’attention. Les travaux des historien-ne-s du MARPROF (Pierre Gervais29 et Yannick Lemarchand30, entre autres) publiés suite au colloque international qui s’est tenu à Paris au printemps 201131 nous ont grandement inspirée. Pierre Gervais a, entre autres, abordé les grandes peurs liées au commerce : celle de la faillite, mais aussi celle d’être trompé sur les marchandises achetées à distance dont découle la nécessité de se créer des réseaux32. Il s’est questionné comme ses collègues sur les traces du calcul du profit par les marchands (calcul qui se révèle absent de leurs livres comptables et de leurs préoccupations33), et sur une relation au crédit plus complexe qu’il n’y paraît34.

29 Pierre Gervais, « A Merchant or a French Atlantic : Eighteenth-Century Account Books as Narratives of a

Transnational Merchant Political Economy », French History, Vol. 25, No. 1 (2011), p. 28-47; « Early Modern Merchant Strategies and the Historicization of Market Practices », Economic Sociology, The European

Electronic Newsletter, Volume 15, Number 3 (July 2014), p. 19-29; « Y a-t-il une pratique marchande atlantique au XVIIIe siècle ? Quelques réflexions à partir d'un cas individuel » dans Guy Saupin (dir.), Africains et

Européens dans le monde atlantique. XVe-XIXe siècle, Rennes, PUR, 2014, p. 283-300.

30 Yannick Lemarchand, « Le miroir du marchand. Norme et construction de l'image comptable » dans Alain

Supiot (dir.), Tisser le lien social, Paris, Ed. Maison des Sciences de l'Homme, 2004, p. 213-237; et surtout, sa thèse publiée : Du dépérissement à l'amortissement : enquête sur l'histoire d'un concept et de sa traduction comptable, Ouest éditions, 1993.

31 International Colloquium on Merchant Practice in the Age of Commerce, 1650-1850. Paris, France, June 9-10,

2011. « The goal of this colloquium is to explore new ways of analyzing and conceptualizing commercial activity in the preindustrial age. […] This colloquium, which is funded by the French ANR MARPROF, wants to

encourage discussion of new conceptualizations of commercial activity, specifically based on what the economic actors at the time actually did and thought ». Nous avions soumis une proposition intitulée « De la Nouvelle-France à la Province of Quebec. Changements dans les pratiques commerciales avec la métropole », mais nous n’avons pas pu réunir les fonds nécessaires pour nous y rendre.

32 Pierre Gervais, « Crédit et filières marchandes au XVIIIE siècle », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2012/4,

67e année, p. 1011-1048.

33 Pierre Gervais, « Why Profit and Loss Didn't Matter: the Historicized Rationality of Early Modern Merchant

Accounting » dans P. Gervais, Y. Lemarchand et D. Margairaz, Merchants and Profit in the Age of Commerce, 1680-1830, London (UK) et Vermont (USA), Pickering and Chatto, 2014, p. 33-52; Claire Lemercier et Claire Zalc, « Pour une nouvelle approche de la relation de crédit en histoire contemporaine », Annales. Histoire, Sciences Sociales 2012/4 (67e année), p. 979-1009.

34 Yannick Lemarchand, « Comptabilité marchande et crédit au XVIIIE siècle : étude d’une relation d’affaires de

la maison nantaise Chaurand Frères », Entreprises et histoire, 2014/4 n° 77, p. 43-58. Voir aussi Yannick Lemarchand, Cheryl McWatters et Laure Pineau-Defois, « The Current Account as Cognitive Artefact : Stories and Accounts of La Maison Chaurand » dans Merchants and Profit in the Age of Commerce…, p. 13-31; Julien Villain, « Terms of Payment in Retailing : A Tool for Fostering Customer Loyalty or a Form of Managerial Constraint ? A Few Observations Based on Accounting from Lorraine in the Eighteenth Century » dans Merchants and Profit in the Age of Commerce…, p. 53-73.

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La culture des marchands et des négociants a aussi été étudiée à travers leur formation et les pratiques comptables. Pierre Jeannin s’est penché sur la diffusion des manuels de formation en Europe pour constater que leur publication était facile à documenter, mais que leur circulation et leur utilisation l’étaient beaucoup moins35. Pierre Jeannin a aussi collaboré au collectif dirigé par Franco Angioloni et Daniel Roche36 qui voulaient « confronter les perspectives plus anciennes de l'histoire économique et sociale et celles plus récentes de l'histoire sociale et culturelle ». Une des prémisses de leur réflexion a été qu’une part importante de la culture européenne s’était construite grâce aux négociants37. Leur projet se voulait aussi « sensible à l'étude des sociétés dans le long terme, à l'analyse des pratiques collectives et individuelles, […] enfin à la compréhension de l'imbrication constante des représentations et des réalités38 ». Les études ont porté sur les cultures négociantes d’une grande partie de l’Europe : Angleterre, France, Hollande et Pays-Bas, Allemagne, Italie, Espagne et Portugal. Dans cette perspective, des historien-ne-s ont suivi le transfert et/ou l’adaptation de la culture européenne dans les colonies39.

Dans les études sur la Grande-Bretagne40, pays considéré comme le premier à s’être industrialisé, les modalités du passage du commerce à l’industrie (du capital marchand au capital industriel) ont été remises en question. Dans plusieurs enquêtes sur l’Angleterre et sur

35 Pierre Jeannin, « La diffusion des manuels de marchands : fonctions et stratégies éditoriales », RHMC : Acteurs

et pratiques du commerce dans l'Europe moderne, vol. 45, No. 3, (Jul.- Sep., 1998), p. 515-557; Marchands d’Europe. Pratiques et savoirs à l’époque moderne, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2002.

36 Pierre Jeannin, « Distinction des compétences et niveaux de qualification : les savoirs négociants dans l'Europe

moderne » dans Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes dans l'Europe moderne, Paris, Editions de l’EHESS, 1995, p. 363-398.

37 Simon Schama a confirmé cette idée avec l’étude de la culture des marchands hollandais qui parcouraient les

océans au XVIIe siècle. Simon Schama, An Embarrassment of Riches. An Interpretation of Dutch Culture in the

Golden Age, New York, Knopf Editions, 1987.

38 Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes…, p. 12. Nous reviendrons sur

leurs discussions au chapitre V sur les pratiques marchandes.

39 Donna Merwick, Possessing Albany (1630-1710). The Dutch and English Experiences, Cambridge / New

York, Cambridge University Press, 1990; The Shame and the Sorrow. Dutch-American Encounters in New Netherland, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2006; Béatrice Perez, Sonia V. Rose et Jean-Pierre Clément, Des marchands entre deux mondes : pratiques et représentations en Espagne et en Amérique, XVe -XVIIIe siècles, Paris, Presses de la Sorbonne, 2007.

40 Margareth R. Hunt, The Middling Sort: Commerce, Gender, and the Family in England, 1680-1780, Berkeley,

Calif., University of California Press, 1996; P. K. Stembridge, The Goldney Family: a Bristol Merchant Dynasty, Bristol, Bristol Record Society, 1998; Søren Mentz, The English Gentleman Merchant at Work: Madras and the City of London. 1660-1740, Copenhagen, Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, 2005.

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ses colonies anglo-américaines41, le besoin d’utiliser le vocabulaire de la période pour définir les groupes sociaux de manière plus fine est apparu. Les questions qui ont préoccupé les historien-ne-s ont été : la composition des groupes de marchands anglais, les méthodes et l’organisation du commerce, les opportunités et les difficultés au moment de la Guerre d’indépendance en Amérique et enfin, les conséquences de celle-ci sur le paiement des anciennes dettes ainsi que le renouveau éventuel du commerce, que ce soit dans les anciennes colonies ou dans la mère patrie. On a démontré que les marchands, et même les négociants, satisfaits de leur sort, tout en cherchant à améliorer leur condition sociale, ne voulaient pas tous sortir de leur sphère d’activités traditionnelle. Les origines, l’éducation et les intérêts économiques variés des marchands britanniques et anglo-américains rendaient aussi toutes généralisations périlleuses.

L’une des retombées des études sur le milieu marchand est donc de prendre au sérieux les désignations d’époque qui supposent des trajectoires, et non pas un statut figé dans le temps42. Les historien-ne-s cherchent à faire correspondre aux désignations anciennes non seulement la fortune, mais le niveau des activités. On se penche aussi sur les pratiques marchandes et socio-culturelles de tous ces groupes afin de les comparer. Car, alors que les historien-ne-s avaient eu tendance à confondre jusque-là marchands, négociants, commerçants et boutiquiers, des distinctions de degrés étaient apparues dans le vocabulaire du commerce au cours du XVIIIe siècle. La conjoncture, les opportunités et le fait de se trouver « au bon

endroit au bon moment » ont aussi été réintégrés dans la réflexion des historien-ne-s43. On s’intéresse désormais davantage aux décisions individuelles. On accepte l'idée que chaque

41 Richard R. Johnson, John Nelson, Merchant Adventurer: a Life Between Empires, New York, Oxford

University Press, 1991; Cynthia A. Kierner, Traders and Gentlefolk: the Livingstons of New York, 1675-1790. Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1992; Cathy D. Matson, Merchants & Empire: Trading in Colonial New York. Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998; Janet Siskind, Rum and Axes: the Rise of a Connecticut Merchant Family, 1795-1850, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2002; Frank Lambert, James

Habersham: Loyalty, Politics, and Commerce in Colonial Georgia, Athens, University of Georgia Press, 2005.

42 Voir la réflexion de Laurence Croq, Les bourgeois de Paris au XVIIIe siècle…, p. 1-19; François-Joseph Ruggiu, L’individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaise et française (1720-1780), Paris, PUPS, 2007, p. 13-35.

43 Par exemple : Olivier Pétré-Grenouilleau, Moi, Joseph Mosneron, armateur négrier nantais (1748-1833) :

portrait culturel d'une bourgeoisie négociante au siècle des Lumières, Rennes, Apogée, 1995; Madeleine Dupouy, Les Lamaignère de Bayonne : essor et déclin d'une famille de négociants du XVIIe au XIXe siècle, Anglet [France], Atlantica, 2003; Søren Mentz, The English Gentleman Merchant at Work…, 2005.

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membre d’une fratrie n’était pas entièrement soumis à une famille ou à un « clan » soucieux de satisfaire certaines ambitions44. Par exemple, dans son étude sur les négociants bordelais, la noblesse et la bourgeoisie des talents (professions liées au droit et à la santé), Stéphane

Minvielle a posé la question de la reproduction et du renouvellement d’un groupe, celle de la pérennité de certaines familles et de l'ascension, du déclin ou de la disparition de bon nombre d'autres. Il a confirmé ce que Laurence Fontaine, Patrice Bourdelais et Vincent Gourdon avaient constaté pour d’autres provinces. Les familles étaient « en permanence amenées à prendre des décisions en fonction de leur configuration effective (nombre, répartition par âge des enfants, mortalité des parents) et de leurs différentes ressources économiques et

relationnelles, afin de limiter les risques de crise, de les surmonter, voire d'améliorer leur positionnement social dans un contexte perçu comme constamment fluctuant45 ». Ce travail de démographie historique cherchait à concilier les approches quantitatives traditionnelles et les aspirations de la recherche actuelle tournée vers le suivi individuel et intergénérationnel des personnes.

De son côté, Madeleine Dupouy s’était demandée si les difficultés des Lamaignère, fidèles aux métiers de marchand et de négociant de 1630 à 1843, étaient liées au déclin de la ville de Bayonne ou s’il fallait les imputer à la Révolution française, aux guerres de l'Empire ou au décès précoce des pères de trois générations successives. Elle a conclu que les

Lamaignère s’étaient conformés aux usages de leur milieu professionnel. Leur dynamisme et leur opportunisme leur avaient permis de progresser jusqu'en 1780, mais la Révolution avait marqué leur déclin, en même temps que celui de Bayonne. S’ils auraient pu – peut-être – l'éviter dans une ville plus importante, à l'économie fondée sur des marchés plus porteurs, Madeleine Dupouy constate toutefois que leur dynamisme s'était épuisé, comme celui du monde auquel les Lamaignière avaient appartenu.

44 Déjà dans les années 1970, Robert Forster s’y était intéressé dans une « biographie familiale » : Merchants,

Landlords, Magistrates : the Depont Family in Eighteenth-century France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1980.

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Pour sa part, en les comparant avec ceux des autres grandes places maritimes qui avaient été étudiées, Brice Martinetti46 a pu établir que les négociants rochelais avaient une

culture de milieu semblable à celle de ceux de Nantes, Bordeaux, Marseille, Le Havre ou

Saint-Malo. La « mutation » des marchands de La Rochelle en négociants leur avait permis de se distinguer par l’honorabilité de leur commerce en gros, l’étendue et la qualité de leurs compétences et, surtout, l’importance de leurs activités dans l’économie du royaume. Être négociant à La Rochelle, c’était faire partie d’une élite qui constituait le moteur essentiel des activités d’un port, de la croissance d’une ville, peut-être même du dynamisme d’une partie de son arrière-pays. En s’appropriant des prérogatives de plus en plus étendues, les négociants rochelais sont passés du statut d’élite économique à celui plus large d’élite urbaine. Ils ont investi dans la construction de beaux hôtels particuliers et dans la culture du paraître. Il y avait toutefois des spécificités au milieu rochelais : la présence d’un fort contingent de négociants protestants qui avaient leurs manières de faire (leurs sociétés, leurs œuvres de charité et leurs pauvres).

De ce côté de l’Atlantique, avant les années 1970, il y a eu peu d’études en anglais et aucune en français sur les marchands du Régime français ou sur ceux de la période suivant la cession de la colonie canadienne à la Grande-Bretagne47. En 1974, Serge Gagnon a d’ailleurs pu consacrer près de la moitié d’un article sur les travaux de ses contemporains à l’analyse de l’ouvrage fondateur de Louise Dechêne : Habitants et marchands de Montréal au XVIIe

siècle48. Ici comme en France, il y avait cependant eu des précurseurs à cette histoire des

46 Brice Martinetti, Les Négociants de La Rochelle au XVIIIe siècle… Il a analysé les phénomènes sur lesquels s’est construite l’identité des négociants rochelais, entrepreneurs du commerce international.

47 Voir Dale Miquelon, « The Merchant in the History of the ‘First Canada’ » dans Sylvie Dépatie et al., Vingt

ans après habitants et marchands. Lectures de l’histoire des XVIIe et XVIIIe siècles canadiens, Montréal/Kingston/London/Buffalo, McGill-Queens University Press, 1998, p. 52-68.

48 Serge Gagnon, « The Historiography of New France 1960-1974: Jean Hamelin to Louise Dechêne ». Journal

of Canadian Studies, vol. 13, no 1 (printemps 1978), p.80-99. Toujours admiratif de ce travail, Serge Gagnon a écrit en 1997 que « l’histoire globalisante de Louise Dechêne [n’avait] pas eu d’imitateurs » au Québec. Serge Gagnon, « Trente ans d’historiographie : de Ouellet à Linteau », Le passé composé. De Ouellet à

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marchands : Émile Salone49, Joseph-Noël Fauteux50 et Jean Lunn51, pour n’en nommer que quelques-uns.

L’histoire sociale pratiquée dans les années 1960 et 1970 s’attachait, avec Jean Hamelin en particulier, à présenter les attributs socio-économiques de grandes catégories comme la bourgeoisie. L’enjeu des controverses qui ont dominé l’historiographie à ce

moment était surtout la nature de la société laurentienne, mais surtout celle de ses élites, avant et après la Conquête britannique de 1760, et les conséquences de celle-ci sur l’évolution des Canadiens français jusque dans la seconde moitié du XXe siècle52. Le débat a donné lieu à un affrontement direct entre ceux qui estimaient que cette élite était bourgeoise dans son essence et tournée vers le commerce (comme Cameron Nish53), et ceux qui pensaient (comme William Eccles) qu’elle était conforme à la société française d’Ancien Régime dominée par la

noblesse. Le débat le plus chargé fut celui concernant l’éviction des élites francophones, soit par le retour pur et simple en France au début des années 1760, soit par l’élimination des postes de l’administration coloniale, soit par la destruction de leurs circuits commerciaux. Cette vision était représentée par l’École de Montréal nationaliste ou néo-nationaliste

(Maurice Séguin, Michel Brunet et Guy Frégault54). Elle s’opposait à celle de l’École de Laval

49 Jean Blain, « Économie et société en Nouvelle-France. Le cheminement historique dans la première moitié du

XXe siècle », RHAF, vol. 26, no 2 (septembre 1972), p. 3-32. Émile Salone avait souhaité en 1905 faire une histoire plus quantitative que ses prédécesseurs et ses contemporains. Jean Blain considérait que le modèle du staple appliqué par H. A. Innis dès 1929 à la Nouvelle-France avait rencontré deux problèmes, dont celui de privilégier le facteur économique en le mettant en liaison étroite avec l'environnement physique.

50 Joseph-Noël Fauteux, Essai sur l’industrie au Canada sous le Régime français, Québec, Proulx, 1927. Il avait

regroupé assez logiquement les ressources naturelles (dont les pelleteries) selon leur mode d'exploitation.

51 Jean A. Lunn, Economic Development in New France. 1713-1760, thèse de Ph. D. (histoire), Université

McGill, 1942. Elle avait ajouté aux thèmes abordés par Fauteux le commerce (traite des fourrures, gens de métier et commerçants) ainsi que l’exploitation des campagnes (colonisation, peuplement, agriculture). Nous avons préféré l’original à sa traduction : Développement économique de la Nouvelle-France, 1713-1760, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1986.

52 Voir François-Joseph Ruggiu, « Historiographie de la société canadienne. XVIIe XVIIIe siècles » dans Cécile

Vidal et F.-J. Ruggiu (dir.), Sociétés, colonisations, esclavages dans le Monde atlantique. Historiographie des sociétés américaines des XVIe-XIXe siècles, Bécherel, Les Perséides, p. Selon Ruggiu, l’objet des enjeux de l’historiographie dépassait largement la science pour entrer dans la politique.

53 Cameron Nish, « Une bourgeoisie coloniale : une hypothèse de travail », Les bourgeois gentilshommes de la

Nouvelle-France, 1729-1748, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 7-23.

54 Voir Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet

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(Marcel Trudel, Fernand Ouellet et Jean Hamelin55) qui estimait au contraire que leur

mentalité conservatrice les avait rendus incapables de s’adapter aux nouvelles conditions de la

colonie. Fernand Ouellet a écrit au sujet du marchand de Montréal : « son attachement à la petite entreprise individuelle, sa répugnance à la concentration, son goût du luxe de même que son attrait irrésistible pour les placements assurés étaient ses principaux handicaps56 ».

Ce débat névralgique avait porté sur la bourgeoisie, et davantage encore sur les valeurs de celle-ci jugées porteuses d’avenir (ou non) que sur la culture. En s’intéressant à la

disparition de la bourgeoisie, ces réflexions avaient toutefois commencé par la fin, tentant de définir les conséquences historiques à très long terme de la cession de la colonie à la Grande-Bretagne sur un groupe encore mal connu car bien mal défini à ce moment57. Dans cette controverse, on avait cherché à définir la mentalité des membres de la bourgeoisie. Le terme « bourgeoisie », trop flou, signifie qu’on était loin des pratiques, et même d’un groupe social circonscrit. On cherchait un esprit commercial qui aurait pu être étroitement associé à un caractère national canadien-français avec, en guise de « modèle », celui des entrepreneurs britanniques ou anglo-canadiens. Même si Jean Hamelin lui-même avait souligné que « le mot bourgeois est un vocable imprécis qui peut recouvrir des réalités fort différentes58 », il avait insisté (pour justifier l’absence d’une grande bourgeoisie) sur la pauvreté des marchands, les retours en France fortune faite, l’émigration après 1760, l’ignorance ou le dédain du bien commun, la mégalomanie et l’avidité, la poursuite égoïste du profit immédiat59… Les

positions étant plus idéologiques qu’historiques, le débat s’est cependant éteint graduellement.

55 Voir François-Olivier Dorais, Un combat d’école, le champ historiographique vu de Québec (1947- 1965),

thèse de Ph. D. (histoire), Université de Montréal, 2018.

56 Cité par François-Joseph Ruggiu, « Historiographie de la société canadienne…, p. 71.

57 Selon Laurence Croq, le concept de « bourgeois », tel que défini par Karl Marx a été plus utilisé dans les études

sur la bourgeoisie et surtout sur « les bourgeois de Paris » que celui de Max Weber. Laurence Croq, Les bourgeois de Paris au XVIIIe siècle…, p. 1-19. Elle renvoie à Ernest Labrousse qui souhaitait (en 1955 déjà !) enquêter d’abord, puis observer et définir ensuite.

58 Jean Hamelin, « Un être de raison », Économie et société en Nouvelle-France, Québec, Presses de l'Université

Laval, 1960, p. 132, note 11. Il donnait des pistes de réflexion sur les critères pour classer un individu dans la moyenne ou dans la grande bourgeoisie: fortune, rôle social ou autre chose ? Il voulait ensuite établir des données chiffrées et comparer les différentes périodes entre elles « pour interpréter le rôle social, politique et économique par rapport à la réalité canadienne ».

59 Jean Hamelin, « Un être de raison », p. 128-135. Il a surtout utilisé les commentaires dans la correspondance

officielle pour tirer ses conclusions, mais il espérait qu’une éventuelle étude des archives privées (notariales ?) et celle de la mentalité de « cette classe commerçante » seraient révélatrices de tous ces traits.

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Le parcours historiographique canadien-français est quelque peu différent de celui de

l’Europe, puisqu’il y a eu ce débat sur les conséquences de la Conquête. Le fardeau historique qui incombe à la bourgeoisie, et donc en partie aux marchands, est particulièrement lourd quand on fait appel à une histoire culturelle au sens de « valeurs ». La solution de ce dilemme devait passer par une meilleure connaissance des différentes composantes de l’élite

canadienne qui comprenait en son sein des marchands60. Ici aussi, la recherche s’est

graduellement tournée vers les pratiques et les distinctions entre les divers milieux marchands de la colonie.

Cathy Matson a montré que les marchands moyens de New York avaient des comportements et des intérêts qui différaient, parfois grandement, de ceux des négociants impliqués dans le grand commerce61. Dans les études sur Montréal, on a souvent gommé les différences entre les types de marchands. Les historiens et les démographes ont étudié tout ensemble équipeurs, négociants, marchands, commerçants et même voyageurs62. À compter du milieu des années 1970, on a cependant tenté de mieux comprendre le contexte en ciblant les pratiques marchandes canadiennes63 et en interrogeant la persistance dans le métier64. José Igartua65, le premier, a voulu préciser les conséquences du passage de l’empire français à

60 En France, dans les années 1960, « le terme d’élites n’avait pas encore été promu pour éviter justement les

querelles sémantiques autour de l’emploi des notions de noblesse et de bourgeoisie ». François-Joseph Ruggiu, « Historiographie de la société canadienne… », p. 70.

61 Cathy D. Matson, Merchants & Empire: Trading in Colonial New York, Baltimore, Johns Hopkins University

Press, 1998, p. 5-8.

62 C’est le cas des analyses de José Igartua, « A Change in Climate : The Conquest and the Merchants of

Montreal », Canadian Historical Association Historical Papers (1974), p. 115-134 ; de Carles Simo Noguera, Le comportement démographique de la bourgeoisie en Nouvelle-France, thèse de Ph. D. (démographie), Université de Montréal, 1994 ; de François Gagnon, Marchands voyageurs et équipeurs de Montréal, 1715-1750, mémoire de MA (histoire), Université de Montréal, 1995. Pour leur part, Louise Dechêne et Gratien Allaire tentent de faire la distinction.

63 Robert Le Blant, « Le commerce compliqué des fourrures canadiennes au début du 17e siècle », RHAF, vol. 26,

no 1 (1972), p. 53-66. Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle. Essai, Montréal, Boréal, 1988 [1974]; Louis Michel, « Un marchand rural en Nouvelle-France. François-Augustin Bailly de Messein (1709-1771), RHAF, vol. 33, no 2 (sept. 1979), p. 215-262 et « Le livre de comptes (1784-1792) de Gaspard Massue, marchand à Varennes », Histoire sociale, vol. XIII, no 26 (nov. 1980), p. 369-398.

64 José Igartua, « A Change in Climate : The Conquest and the Merchants … »; Jacques Mathieu, « Un négociant

de Québec à l’époque de la Conquête : Jacques Perreault l’aîné », Rapport des Archives nationales du Québec (1970), tome 48, 1971, p. 29-81.

65 José E. Igartua, The merchants and Negociants of Montreal, 1750-1775: a Study in Socio-economic History,

thèse de Ph. D. (histoire sociale), Michigan State University, 1974. Ce travail n’a pas été reconnu à sa juste mesure, probablement parce que la thèse n’a jamais été publiée.

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l’empire britannique pour les marchands impliqués dans la traite des fourrures. Après avoir identifié et partagé les marchands présents au moment de la Conquête en trois groupes qui lui sont apparus peu perméables, il s’est intéressé à leur disparition du commerce des fourrures. Ayant étudié les structures sociales et commerciales de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’historien a fait, de manière très intéressante, le pont entre le débat sur la bourgeoisie décapitée et une approche plus attentive au parcours d’une génération de marchands. Il a confirmé que les marchands de Montréal avaient assisté à une transformation radicale du climat social et au bouleversement du monde des affaires qu'ils connaissaient. Ils se sont retrouvés privés de la protection de la nouvelle élite britannique qui se méfiait d’eux66, et ils auraient alors perdu le lucratif marché de fournitures des postes militaires qui serait passé aux mains des Britanniques67.

Louise Dechêne a pour sa part brossé un portrait de groupe des marchands du siècle précédent. Dans Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, elle s’est attaquée à une microanalyse de Montréal, plaque tournante de la traite des fourrures entourée d’une zone agricole. Pour l’historienne, les individus qui s’étaient établis à Montréal avant 1715 étaient d’authentiques marchands, tels que les définissait Savary des Bruslons à la fin du XVIIe siècle dans ses écrits sur le parfait négociant68. Selon elle, ils rejetaient les valeurs nobiliaires et il n’y aurait pas eu de « moliéresque » monsieur Jourdain parmi eux. Les marchands canadiens se seraient appliqués à s’enrichir, à devenir respectables, à se faire respecter69. Comme les protestants et les jansénistes, les marchands montréalais étaient sérieux, pieux et travailleurs. Ils auraient désapprouvé le mode de vie dissolu, frivole et violent de la noblesse.

Cette affirmation demande toutefois à être nuancée car des études (y compris la sienne) ont montré que plusieurs membres de l’élite marchande se sont alliés par mariage à la petite

66 Les autorités britanniques se méfiaient aussi des colons anglo-américains. Voir à ce sujet ce que pensait le

général Amherst des marchands qui trafiquaient avec l’ennemi français dans les Antilles. Thomas M. Truxes, Defying Empire. Trading with the Enemy in Colonial New York, New Haven and London, Yale University Press, 2008, p. 133 et p. 145-153.

67 Les marchands canadiens avaient-ils perdu l’accès aux postes de traite ? Ce sont deux commerces différents,

même s’ils peuvent être menés de front par les mêmes individus ou sociétés.

68 Dale Miquelon, « The Merchant… », p. 54.

Figure

TABLEAU DES PROPRIÉTÉS DE JEAN LEMOINE 98
TABLEAU DES FERMIERS, ENGAGÉS ET DOMESTIQUES DE JEAN LEMOINE
TABLEAU DES OBLIGATIONS CONSENTIES PAR JEAN LEMOINE
TABLEAU DE L’ÉVOLUTION DU CHIFFRE D’AFFAIRES DE MONIÈRE 18
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