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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Du mot à la chose chez W. O. Quine : une histoire de lapin

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVII, 2005

DU MOT A LA CHOSE CHEZ W. V. O. QUINE :

UNE HISTOIRE DE LAPIN

Jean-Loup HÉRAUD,

LIRDHIST, Université Claude Bernard, Lyon 1

MOTS-CLÉS : RÉFÉRENCE – SIGNIFICATION – OBJET – CONCEPT

RÉSUME : Dans Le mot et la chose (trad. 1978), ouvrage de référence peu remarqué dans la recherche en didactique des sciences et des techniques, le philosophe logicien W.V.O. Quine montre que l’apprentissage des savoirs se réalise dans un acte de traduction : mais « l’indétermination radicale de la traduction » met en évidence la difficulté que présentent les termes de notre langage à assigner d’emblée une référence précise et univoque aux objets dont parlent nos théories.

ABSTRACT : In Word and object, a reference book that receive relatively little attention in research on the didactics of science, the logical philosopher W.V.O. Quine shows that the learning of knowledge results from an act of translation : however, “the radical indetermination of translation” reveals difficulties that the terms of our language encounter when attempting to assign precise univocal reference to an object described by the theory.

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1. INTRODUCTION

Il est curieux de constater l’absence quasi-totale, à ma connaissance, de la référence au philosophe logicien W.V.O. Quine (190-2000) dans le domaine de l’apprentissage des connaissances scientifiques, que ce soient dans les didactiques scolaires ou dans d’autres domaines de diffusion. La stupéfaction est encore plus grande si l’on rappelle que son œuvre contient non seulement une théorie du langage scientifique, mais également une théorie de l’apprentissage qui peuvent être utilement transférées comme paradigme pour la recherche en didactique des sciences. Rappelons le titre de son livre princeps Le mot et la chose (Word and object, 1960) traduite en 1977, réédité en 1999 en livre de poche avec une préface nouvelle de P. Gochet1. Il est donc facilement accessible. Ce livre est cependant connu de tous pour l’anecdote du « Gavagaï » (« Tiens, un lapin ») sur laquelle s’appuie sa thèse plus célèbre, qui est celle de l’indétermination de la traduction, une des thèses sans doute les plus discutées au monde dans la seconde partie du XXe siècle ; y compris en France, mais de façon marginale et dans un cercle philosophique restreint.

Une des hypothèses que l’on peut faire sur ce qui est une véritable censure - ce livre étant facilement disponible- tient peut-être dans l’épistémologie non-bachelardienne qui est la sienne d’une part, et d’autre part dans l’anti-intellectualisme qu’il soutient, la science ne nécessitant ni de faculté intellectuelle supérieure, ni un langage hors du commun réservé à des initiés ou à des experts. Pour exemple :

« La science ne remplace pas le sens commun, elle le prolonge. La quête du savoir n’est en

fait qu’un effort pour élargir et approfondir la connaissance des choses de tous les jours dont n’est nullement privé l’homme de la rue. Désavouer le noyau de sens commun, faire la fine bouche devant ce que le physicien et l’homme de la rue admettent sans faire d’histoires, ne témoigne pas d’un perfectionnisme digne d’admiration, mais plutôt d’une confusion pompeuse entre le bébé et l’eau du bain [nous soulignons] » (in « Le domaine et le langage de la science », p. 221)2

Il y a une continuité de la connaissance entre le savoir empirique et le savoir scientifique, celui-ci étant l’extension du premier. Mais si nous admettons cette thèse, reste cependant à justifier le caractère conceptuel et théorique du savoir scientifique.

1. Collection Champs Flammarion

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2. LANGAGE ET RÉFÉRENCE : « LE LANGAGE PARLE D’OBJETS »

Pour Quine, qui défend une position moniste, la réalité du monde est une, il n’y a qu’un seul monde, celui de notre expérience sensible, partagée par le savant comme par l’homme de la rue. Pourquoi ? D’abord parce que l’accès commun au même monde se fait par l’expérience sensible, ensuite parce que nous partageons le même langage pour en parler. Les conditions initiales imposées par Quine sont donc drastiques. Comment rendre compte sur cette base minimale de l’élaboration de la connaissance ? C’est sur la fonction du langage que la contribution de Quine va être décisive : « Le langage scientifique est de toute façon une excroissance du langage ordinaire, non un substitut » (idem, p. 229). Car si l’expérience sensible est invariante (chacun est soumis aux mêmes stimulations sensibles), il n’en est pas de même pour le langage, qui a la capacité d’introduire un jeu de variations dans la signification des mêmes termes de notre langage.

Considérons un énoncé banal de perception tel que « le lapin mange de l’herbe », énoncé qui peut fournir le point de départ d’un travail didactique dans une classe en biologie.

On conviendra que cette même phrase peut faire partie du langage courant (elle est un énoncé de perception) aussi bien que du langage scientifique (elle énonce une loi générale de l’espèce) : on choisira dans ce dernier cas de lui substituer la phrase synonyme « le lapin est herbivore » qui prend le statut de phrase théorique dans le langage spécifique du savoir biologique. Mais comment rendre compte de cette conversion d’un registre de signification à un autre ?

Quine se situe dans le courant théorique de la sémantique logique3 qui s’est donnée comme programme de recherche l’étude de la fonction référentielle du langage : « nous parlons d’objets »4, car le langage est structurellement en prise sur le réel ; il faut partir du langage, non pas de ce qu’il dit, mais de ce dont il parle (particulièrement quand il exerce sa fonction descriptive). Or le discours de la science présente la particularité d’introduire une médiation conceptuelle dans l’accès des mots aux choses.

Frege avait déjà souligné la dualité référentielle (et par là l’ambiguïté) des termes du langage. Un même mot peut jouer une fonction nominale ou une fonction conceptuelle, celle-ci étant prédominante dans le contexte des propositions à caractère général :

« [Le langage] ne satisfait pas à a condition d’univocité. […] Parmi de nombreux exemples

on citera un cas typique fort commun : c’est le même mot qui sert à désigner un concept et un

3. Voir notre ouvrage collectif Durand-Guerrier, Héraud, Tisseron (coll.) Jeux et enjeux de langage dans l’élaboration

des savoirs, Presses universitaires de Lyon, 2006.

4. « Parler d’objets s’est tellement invétéré en nous, que dire que nous parlons d’objets semble quasiment ne rien dire du tout : car comment y aurait-il moyen de parler autrement ? » Ch. I Relativité de l’ontologie, trad. Aubier p. 13.

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objet particulier tombant sous ce concept ; de manière générale, aucune différence [linguistique] n’est marquée entre le concept et l’objet particulier […] « Le cheval » peut désigner un individu mais tout aussi bien l’espèce, comme dans la proposition « le cheval est un herbivore » ; et cheval peut enfin avoir le sens d’un concept, comme dans la proposition « ceci est un cheval ». La langue n’est pas régie par des lois logiques telles que l’observance de la grammaire puisse suffise à garantir la rigueur formelle de la pensée. [nous

soulignons] ». (G. Frege, « Que la science justifie le recours à une idéographie », 1882, in

Écrits logiques et philosophiques, trad. Seuil, 1971)

Quine reprendra cette distinction cardinale en soulignant le mécanisme de la quantification qui amène à distinguer pour un même terme sa fonction de terme singulier et sa fonction de terme général : ce qui est le cas pour l’expression « le lapin ». Par suite, l’analyse sémantique de la phrase « le lapin mange de l’herbe » révèle deux registres de signification opposés : a/comme énoncé observationnel, elle décrit tel lapin singulier dans le contexte actuel présent hic et nunc, ce lapin-ci en train de faire une action effective visible ; b/comme un énoncé général décrivant une loi générale de l’espèce, « le » lapin est mis pour un pluriel qui désigne tous les lapins, et donc tout lapin, chaque lapin. L’énoncé scientifique, « éternel » ne décrit pas une action particulière, car c’est un énoncé prédicatif qui attribue des propriétés à des objets du monde (ou aux objets formels de la mathématique). C’est la raison pour laquelle dans la proposition « le lapin est un herbivore », le terme « herbivore » se trouve substitué à « mange de l’herbe » qui est décrit l’action d’un individu. Le terme d’« herbivore », utilisé comme concept attribue une propriété générale à l’espèce animale considérée, et il relève à ce titre du langage du savoir biologique.

Cette constatation pose en conséquence la question didactique du contexte d’apprentissage apte à installer pour les élèves les conditions du passage d’un registre d’objet (tel lapin) à un autre registre d’objet (l’ensemble des lapins). Indépendant du contexte d’élocution, un énoncé scientifique est cependant tributaire du contexte théorique d’arrière-plan qu’il convient de restaurer.

3. L’INDÉTERMINATION DE LA RÉFÉRENCE : « EN QUEL SENS LE LAPIN ? » Cette variation référentielle des termes du langage, Quine va la radicaliser principalement par sa thèse de l’indétermination de la traduction en prenant appui sur une « phrase observationnelle » apparemment dépourvue de toute ambiguïté. Dans un exemple célèbre, Quine imagine qu’un indigène dise « Gavagaï » quand un lapin détale devant lui et en présence d’un ethnologue-linguiste. Celui-ci traduit spontanément par « Tiens, un lapin ! » Mais Quine pose la question : « En quel sens

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le lapin ? ». Dans une argumentation sophistiquée, Quine montre qu’il n’y a pas une seule traduction possible, mais plusieurs, qui ne tiennent pas seulement au lexique de la langue, mais aux catégories mises en œuvre pour dénoter la sorte d’objet ou d’individu que l’on voit. Lesquelles ? « Gavagaï » peut vouloir dire à égalité : « voilà le lapin » (celui-ci en particulier) ; ou bien « voilà du lapin » (de la matière animale uniforme) ; ou bien « voilà un lapin » (un exemplaire parmi d’autres) ; « une partie de lapin » ; « voilà un segment temporel de lapin » : « voilà une mouche à lapin » (dans le cas où la présence de l’animal est le signe de la présence d’un objet invisible). Au bout du compte, le linguiste peut fabriquer plusieurs manuels de traduction cohérents avec les mêmes faits :

« Les manuels pour traduire une langue dans une autre peuvent être construits de manière

divergente, toutes compatibles avec la totalité des dispositions à parler, et cependant incompatibles entre elles. » (Le mot et la Chose, p. 27)

Bien évidemment, ce qui est dit de la traduction entre langues étrangères peut se transposer dans le cadre de la langue maternelle : l’indétermination de la signification est un phénomène

intralinguistique. On soulignera que la thèse de l’indétermination de la traduction ne veut pas dire

que la traduction est impossible, car il y a au contraire une pluralité de traductions possibles : il y a

trop de traductions. Plusieurs traductions d’une même phrase peuvent être contradictoires, tout en

restant compatibles avec les mêmes faits. Pour autant elles ne sont aucunement arbitraires ou subjectives, car elles mettent en œuvre des schèmes conceptuels conférant une certaine forme aux objets : ce que Quine appelle dans son vocabulaire la relativité de l’ontologie.

On comprend que le jeu sur la variation référentielle soit une composante des situations d’apprentissage scolaire. Démêler la pluralité des significations possibles est une condition d’accès à l’objet de la connaissance scientifique : de quoi parle-t-on ?

4. LA VARIATION RÉFÉRENTIELLE : « LE LAPIN ESSAIE DE MONTER LES ESCALIERS »

Le travail didactique exige souvent de convertir en classe une phrase-clé de son sens empirique dans un sens scientifique : cette dualité de sens ouvre en effet a priori l’espace (encore vide) dans lequel les élèves vont pouvoir : a/décliner le jeu des variations référentielles séparant ces deux pôles : b/provoquer le questionnement épistémologique propre au domaine de savoir requis.

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Des élèves du cycle 2 ont écrit « Le lapin essaie de monter les escaliers » sous une photo du lapin de l’école en train de grimper des escaliers, mais le reste de la classe n’est pas d’accord pour considérer qu’une telle phrase est vraie, et ils sont amenés à en discuter le sens.

Or les échanges entre les élèves montrent qu’ils s’emparent d’emblée de l’indétermination de la phrase écrite pour discuter les différentes valeurs référentielles, les comparer et les évaluer :

- « Le lapin » : en tant que terme singulier (désignant un individu singulier), désigne-t-on le lapin de l’école (que tous connaissent), ou le lapin sur la photo (que d’autres vont voir sans nécessairement savoir s’il est petit, grand, puissant, etc. En tant que terme général, désigne-t-on le lapin en général, c'est-à-dire tous les lapins, tout lapin, c’est-à-dire l'espèce lapin ?

- « essaie de » : si l’on parle du lapin de l’école, les élèves savent qu’il n’essaie pas, car il arrive, « il grimpe les escaliers ». Mais si l’on parle de la photo (fixe) du lapin – et non de du lapin de la photo –, alors la question se pose légitimement de savoir s’il essaie, sans savoir s’il va y parvenir, ou au contraire, s’il est en train de grimper et d’y parvenir.

- « grimper les escaliers » : décrit-on l’action présente (habituelle) du seul lapin de l’école ou décrit-on par là une propriété générale valable pour tous les lapins ? Un autre lapin pourrait-il monter les mêmes (ou d’autres) escaliers ?

On voit se déplacer le questionnement du registre factuel au registre épistémologique. Car la question centrale clairement posée devient la suivante : ce qui est vrai du lapin de l’école est-il vrai de tout lapin ? Comment savoir si tous les lapins peuvent montrer cette capacité ? Question qui exige alors de s’interroger sur un autre objet, qui est l’appareil locomoteur du lapin, etc., et considérer par conséquent le lapin comme un objet d’étude biologique.

Que le même phénomène observé puisse se traduire dans des discours rivaux que l’on puisse formuler et confronter dans leur valeur de vérité, voilà un enjeu incontournable des situations scolaires, qui doit être reversé à la responsabilité de l’enseignant.

5. CONCLUSION

L’intérêt de la sémantique logique réside dans la clarification des enjeux épistémologiques présents dans une situation d’apprentissage scolaire. Car « Il ne s’agit pas tant de connaître le langage que de savoir ce qu’on peut connaître par le langage. » (F. Nef)5.

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BIBLIOGRAPHIE

QUINE W. V. O. (1960). Le Mot et la Chose. trad. Flammarion (trad. 1977, 1999).

DURAND-GUERRIER V., HERAUD J.-L., TISSERON C. (coll.) Jeux et enjeux de langage dans

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