• Aucun résultat trouvé

Le problème de la phénoménologie chez Wittgenstein : le débat Pears-Hintikka

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le problème de la phénoménologie chez Wittgenstein : le débat Pears-Hintikka"

Copied!
99
0
0

Texte intégral

(1)

© Olivier Provencher, 2018

Le problème de la phénoménologie chez Wittgenstein :

le débat Pears-Hintikka

Mémoire

Olivier Provencher

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Le problème de la phénoménologie chez

Wittgenstein :

Le débat Pears-Hintikka

Mémoire

Olivier Provencher

Sous la direction de :

(3)

Résumé

Dans le cadre de leur interprétation phénoménologique de la pensée de Wittgenstein, Jaakko et Merrill B. Hintikka ont proposé un argument concernant la nature des objets de l’ontologie du Tractatus Logico-Philosophicus. Selon eux, les objets du Tractatus sont identifiables aux objets de l’épistémologie russellienne, à savoir les sense-data. Cette identification des objets tractariens aux sense-data les conduit à avancer que le symbolisme développé par Wittgenstein dans le Tractatus est un langage phénoménologique, celui dont le philosophe parle dans ses Remarques philosophiques de 1929. Dans le présent mémoire, je montre qu’il existe de bonnes raisons de douter de la vérité de la thèse des Hintikka et défends que l’interprétation non empiriste du Tractatus proposée par David Pears est plus convaincante que leur lecture phénoménologique de la philosophie du premier Wittgenstein.

(4)

Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Abréviations des œuvres de Wittgenstein ... v

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : La philosophie analytique du langage ... 8

1.0. Introduction ... 8

1.1. Frege : l’idéographie, le principe de contextualité et l’analyse des propositions ... 11

1.2. Russell : la théorie des descriptions définies et l’analyse contextuelle ... 14

1.2.1. De la dénotation ... 15

1.2.2. L’analyse du langage comme outil de résolution de problèmes philosophiques 18 1.3. Conclusion ... 21

Chapitre 2 : Le langage dans l’atomisme logique ... 23

2.0. Introduction ... 23

2.1. L’atomisme russellien : les sense-data, la connaissance par accointance et la connaissance par description ... 24

2.2. L’atomisme wittgensteinien : le Tractatus Logico-Philosophicus et la théorie de l’image ... 34

2.3. Conclusion ... 42

Chapitre 3 : L’interprétation hintikkienne du Tractatus ... 43

3.0. Introduction ... 43

3.1. L’interprétation hintikkienne du Tractatus : trois arguments pour l’identification des objets tractariens aux sense-data ... 44

3.1.1. Premier argument : l’ineffabilité de l’existence des objets ... 44

3.1.1.1. L’ineffabilité de l’existence des objets chez Russell ... 49

3.1.2. Deuxième argument : le statut épistémique des objets ... 52

3.1.3. Troisième argument : le solipsisme tractarien ... 57

3.2. Conclusion ... 62

Chapitre 4 : David Pears – une lecture non empiriste du Tractatus (quatre arguments contre l’interprétation hintikkienne) ... 63

4.0. Introduction ... 63

4.1. Premier argument : le caractère non empirique du critère de simplicité tractarien ... 64

4.2. Deuxième argument : la déduction a priori de l’existence nécessaire des objets ... 67

4.3. Troisième argument : des phénomènes au sens kantien du terme ... 72

4.4. Quatrième argument : le solipsisme revisité ... 76

4.5. Conclusion ... 80

Conclusion ... 82

Bilan ... 82

Perspectives ... 85

(5)

Abréviations des œuvres de Wittgenstein

(TLP) Logisch-Philosophische Abhandlung/Tractatus Logico-Philosophicus. Kritische Edition, B.F. McGuiness & J. Schulte, Frankfort, Suhrkamp, 1989. Trad. fr. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993.

(PB) Philosophische Bemerkungen, Oxford, Basil Blackwell, 1964, texte établi par R. Rhees. Trad. fr. J. Fauve, Remarques philosophiques, Paris, Gallimard, 1975.

(NB) Notebooks 1914-16, Oxford, Basil Blackwell, 1961, éd. G. H. von Wright, trad. ang. G.E.M. Anscombe, Chicago, University of Chicago Press, 1979.

(SRLF) « Some Remarks on Logical Form », Supplementary Proceedings of the Aristotelian Society, IX, 1929, p. 162-171.

(CL) Wittgenstein’s Lectures Cambridge 1932-1935, Oxford, Basil Blackwell, 1982. (PU) Philosophische Untersuchungen/Philosophical Investigations, Oxford, Basil Blackwell, texte établi par G. E. M. Anscombe et R. Rhees, 1953. Trad. fr. Françoise Dastur et al. Recherches philosophiques, Paris, NRF Gallimard, 2004.

(PG) Philosophische Grammatik, Oxford, Basil Blackwell, 1969, texte établi par R. Rhees. Trad. ang. A. Kenny, Philosophical Grammar, Oxford, Basil Blackwell, 1974.

(6)

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier ma directrice de maîtrise, madame Renée Bilodeau, pour son soutien, ses conseils, sa patience et son inépuisable rigueur. Je n’aurais pu espérer meilleure directrice. Vous êtes et resterez pour moi un modèle comme enseignante et pédagogue. J’aimerais aussi remercier messieurs Jimmy Plourde et Donald Landes d’avoir généreusement accepté d’évaluer mon mémoire, les professeur(e)s Patrick Turmel, Pierre-Olivier Méthot, Renée Bilodeau, Jimmy Plourde et François Tournier (qu’il repose en paix !) pour leur enseignement et/ou leurs contagieuses passions pour la philosophie (analytique), et madame Christine Tappolet et le GRIN pour leur soutien financier. Merci finalement à Victor Thibodeau pour ses révisions méthodologiques.

Bien entendu, je me dois de remercier ces amies et amis qui ont su être présent(e)s pour moi, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre de cette fantastique aventure qu’ont été mes études en philosophie et sans qui la rédaction de ce mémoire eût été « une besogne éreintante, un exil » : Florence Turcotte-Plamondon, Laurie Murphy, Gabriel Auclair, Pierre-David Chouinard, Éric Labbé, Pénélope Leclerc, Marie-Christine Lamontagne, Jérôme « Young » Brousseau, Frédérick Plamondon, Julien et Charles Ouellet, Pier-Olivier Boivin, Johannie et Véronique Tremblay, Steeve Simard, Laurent Gohier-Drolet, Mylène Brunet, Kate Blais, Anne-Sophie Ouellet, Valérie Bergeron, Jean-François Perrier, Antoine Verret-Hamelin, Laura-Émilie Savage, Pier-Alexandre Tardif, Andrée-Anne Bergeron et Isaac, Gabriel Gagné Gaudreault, Carol et Béatrice, Damien Boudreault.

Je remercie également Denis Provencher, mon père, d’avoir été et de demeurer un tel exemple d’altruisme et de don de soi, de m’avoir épaulé au mieux de ses moyens tout au long de mes études et de m’avoir encouragé à persévérer. Papa, je te dédie toutes ces pages.

Merci encore à vous toutes et tous qui rendez chaque jour cette vie merveilleuse et digne d’être vécue.

(7)

Introduction

« Pourquoi la philosophie est-elle aussi compliquée ? » Cette question adressée par Ludwig Wittgenstein dans les premières pages de ses Remarques philosophiques a de quoi amuser (ou agacer) l’interprète de son œuvre. Il est bien connu, en effet, que la philosophie wittgensteinienne donne du fil à retordre même à ses exégètes les plus endurcis. C’est que, selon Wittgenstein, « la philosophie défait dans notre pensée les nœuds que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c’est pour cela qu’il lui faut accomplir des mouvements aussi compliqués que le sont ces nœuds » (PB, 2, p. 53). Sans doute est-ce la complexité de ses mouvements qui a rendu à ce point fascinante la pensée de Wittgenstein aux yeux des philosophes de notre siècle et du précédent. Des interprétations originales et souvent adverses de celle-ci n’ont d’ailleurs cessé de voir le jour. Qu’il s’agisse de débattre de la signification des aphorismes de l’austère Tractatus Logico-Philosophicus ou des plus tardives, mais non moins importantes, Recherches philosophiques, de décider s’il y a rupture ou continuité entre les différentes périodes du corpus (des Carnets de 1914-1916 aux Recherches et De la certitude, publiées à titre posthume) ou de situer la philosophie wittgensteinienne par rapport aux autres mouvements marquants de l’histoire de la philosophie occidentale, tant s’en faut pour que soit achevée l’exégèse de l’œuvre de celui que l’on considéra de son vivant – à tort ou à raison – comme le plus important des philosophes du vingtième siècle.

Dans leurs nombreux efforts interprétatifs, les exégètes de la pensée wittgensteinienne en sont venus à se pencher sur les relations que cette dernière entretient avec l’école phénoménologique. L’étudiant de philosophie moyen s’en surprendra peut-être : d’abord, parce que la philosophie de Wittgenstein est indéniablement marquée du sceau de la philosophie analytique et que l’on fait généralement de cette dernière l’adversaire d’une philosophie dite « continentale » au sein de laquelle on relègue volontiers la phénoménologie ; ensuite, parce qu’on enseigne la plupart du temps qu’il y a deux Wittgenstein, celui du Tractatus et celui des Recherches philosophiques, et que ni l’un ni l’autre ne semble, de prime abord du moins, s’être intéressé à la phénoménologie.

(8)

En réalité, l’enquête sur la dimension phénoménologique de la pensée de Wittgenstein s’est amorcée avec l’étude des écrits de la période dite « intermédiaire » de son œuvre. En effet, en 1964, treize ans après la mort du philosophe, le corpus wittgensteinien s’est vu augmenté d’un recueil de notes de recherche datant de 1929-1930 et jusqu’alors inédites, les Remarques philosophiques. Ce recueil a ceci de tout à fait singulier qu’il présente, dès ses premières pages, un tout nouveau thème faisant l’objet des interrogations wittgensteiniennes : la phénoménologie ou plus précisément, le « phénoménologique ». Wittgenstein y discute notamment de la possibilité d’un « langage phénoménologique » et emploie à plusieurs reprises à travers l’ouvrage le substantif « phénoménologique », ces deux termes ayant été jusqu’alors absents de ses écrits. Or, comme l’a montré Herbert Spiegelberg (1968) dans ce qui fut sans doute le premier écrit d’importance sur ce qu’il nomma le « puzzle de la phénoménologie wittgensteinienne », il apparait très nettement lorsqu’on passe au peigne fin les Remarques, que Wittgenstein y tenait pour cruciale la question du phénoménologique et qu’elle occupait même une place centrale dans ses réflexions1.

Depuis l’article de Spiegelberg, le nombre des interprétations phénoménologiques de la pensée wittgensteinienne a décuplé : d’un côté, on s’emploie tous azimuts à comparer la pensée de Wittgenstein (du premier comme du second) à la doctrine de tel ou tel phénoménologue, qu’il s’agisse d’Edmund Husserl (Ricœur, 1966 ; Hintikka et Hintikka, 1986 ; Hintikka 1997 ; Benoist et Laugier, 2004 ; Rigal, 2003 ; Grondin, 2013), de Martin Heidegger (Taylor, 1995 ; Dastur, 2010) ou encore de Maurice Merleau-Ponty (Gier, 1981 ; Cometti, 2002) ; d’un autre côté, on s’efforce de découvrir, bon an mal an, quelque teneur phénoménologique à la méthode du philosophe, tout particulièrement dans les Recherches Philosophiques (Park, 1998).

1 « The words “Phänomenologie” and “phänomenologisch” appear at least twelve times in the text of the

Philosophische Bemerkungen (the noun four times, the adjective eight times). Four of these references occur

in Chap. I (§§ 1 and 4), two in Chap. VI (both in § 57), one in Chap. VII (§ 75), two in Chap. XX (§§ 213 and 217), one in Chap. XXI (§ 218), and two in Chap. XXII (§§ 224 and 230). This means that the pertinent passages appear throughout the text, with a slight clustering at the very beginning and again toward the end. So Wittgenstein’s phenomenology is clearly a pervading theme of the book, not merely an incidental side issue. » (Spiegelberg, 1968, p. 245)

(9)

Cet engouement pour la question de la phénoménologie wittgensteinienne peut s’expliquer par plusieurs choses : d’abord, sans doute, l’espoir que certains pans plus obscurs de la pensée de Wittgenstein s’éclairent à l’aune des travaux des phénoménologues (ou vice versa) ; ensuite, peut-être, une certaine volonté pratique de réduire le schisme qui sépare la philosophie analytique de la phénoménologie sur la base de la reconnaissance du fait qu’il existe des préoccupations théoriques communes aux deux courants de pensée (Roy, 2010). Dans tous les cas, il est certain que transformer ce qui a longtemps été une guerre de clochers entre deux écoles philosophiques dont on jugeait les vues incommensurables en un dialogue rationnel et argumenté ne peut être considéré que comme un progrès.

*

C’est l’une des plus importantes et des plus radicales interprétations phénoménologiques de la pensée wittgensteinienne, à savoir celle du récemment défunt philosophe et logicien finnois Jaakko Hintikka (1929-2015), qui fera l’objet du présent mémoire. C’est dans son ouvrage Investigations sur Wittgenstein coécrit avec Merrill B. Hintikka (Hintikka & Hintikka, 1991) et dans une série d’articles et de conférences (1989, 1990a, 1990b, 1995, 1996a, 1996b) que Hintikka développe, à partir de l’étude des Remarques philosophiques et des autres écrits de la période intermédiaire de Wittgenstein (Quelques remarques sur la forme logique, Grammaire philosophique, Le grand manuscrit dactylographié, etc.) une lecture à la fois rétrospective et prospective du corpus wittgensteinien : « rétrospective » en cela que l’étude des écrits de 1929-1930 pousse les Hintikka à fournir une interprétation inédite (phénoménologique) du Tractatus de 1921 ; « prospective » parce que ces mêmes écrits témoignent d’un Wittgenstein en transition, remaniant ses idées et jonglant avec les différents problèmes qui donneront lieu, selon les deux interprètes, à la formulation des arguments phares de sa seconde période philosophique : pour le dire simplement, les Remarques philosophiques constitueraient la clé de lecture du travail du premier Wittgenstein et le point d’origine des idées du second. C’est dans cette perspective que les deux interprètes avancent que l’examen critique puis le rejet par Wittgenstein, en 1929, d’un prétendu « langage phénoménologique » donnerait à penser que ce langage n’est autre que

(10)

celui du Tractatus Logico-Philosophicus. Les Remarques de 1929 s’ouvrent en effet avec une déclaration pour le moins déconcertante de la part de Wittgenstein :

Le langage phénoménologique ou « langage primaire » comme je l’ai appelé n’est pas maintenant le but que je poursuis, je ne le tiens plus maintenant comme indispensable.

Cette remarque est surprenante puisque jamais auparavant le philosophe n’avait employé l’adjectif « phénoménologique », encore moins pour décrire son propre travail. Aussi, les Hintikka ont-ils décidé de prendre au sérieux cette déclaration de Wittgenstein : 1929 marquant le retour de ce dernier au travail philosophique après un long hiatus, il semble à première vue évident, selon eux, que le langage que le philosophe dit avoir envisagé avant ne peut être autre que le langage idéal du Tractatus. C’est cette identification du langage primaire devant résulter de l’analyse logique du langage ordinaire dans le Tractatus à un langage phénoménologique, qui, entre autres choses, conduira J. Hintikka à qualifier ce dernier ouvrage de véritable « traité de phénoménologie ». C’est cette même idée qui poussera Hintikka à lire l’œuvre entière de Wittgenstein avec, pour ainsi dire, des « lunettes phénoménologiques » et qui emmènera celui-ci à qualifier Wittgenstein de « philosophe de l’expérience directe » et même, carrément, de « phénoménologue ».

Malheureusement – et sans surprise –, Wittgenstein est loin d’être explicite en ce qui concerne cet autre langage dont il aurait auparavant été question. Nulle part le philosophe viennois ne confirme que ce qu’il entend par « langage phénoménologique » renvoie bel et bien au langage du Tractatus, bien qu’il faille reconnaitre, par ailleurs, que la précision selon laquelle ce langage phénoménologique peut être aussi tenu pour un « langage primaire » joue pour beaucoup en faveur de cette hypothèse. Le Tractatus lui-même – à première vue du moins – n’est pas non plus d’un très grand secours : on le sait, il n’y est à aucun moment question de phénoménologie ou d’un quelconque langage phénoménologique. Il n’en demeure pas moins que l’interprétation phénoménologique que proposent Hintikka et Hintikka de la philosophie de Wittgenstein repose principalement sur leur interprétation du Tractatus et c’est pourquoi c’est sur cette dernière que se concentrera le présent mémoire.

(11)

Les Hintikka fournissent un bon nombre de preuves en faveur de leur interprétation phénoménologique du Tractatus. Je m’intéresserai à l’une d’elles tout particulièrement : celle qui veut que les objets de l’ontologie tractarienne soient identifiables aux objets fondamentaux de l’épistémologie de Bertrand Russell, c’est-à-dire des objets d’expérience directe ou « sense-data ». Cette thèse est en effet l’une des pierres de touche de l’interprétation hintikkienne et c’est elle qui rend possible, selon Hintikka et Hintikka, l’identification du langage du Tractatus au langage phénoménologique.

Dans le premier chapitre du mémoire, je montrerai de quelle façon l’idée d’une analyse logique du langage chemine depuis Gottlob Frege et Russell jusqu’à Wittgenstein. J’aborderai, dans la première partie du chapitre, la philosophie du langage de Frege et montrerai quelle place y occupe l’analyse logique. Par la suite, j’exposerai la théorie des descriptions définies de Russell ainsi que la méthode d’analyse contextuelle que celui-ci formula en 1905. Je montrerai comment les conceptions respectives de l’analyse logique des propositions de Frege et de Russell culminent jusqu’à la conception du langage propre à Wittgenstein.

Le second chapitre sera quant à lui consacré à la philosophie de l’atomisme logique. Nous arrêter sur cette doctrine philosophique à laquelle adhéraient tant Russell que Wittgenstein nous permettra de bien circonscrire les notions de sense-data (chez Russell) et d’objet (chez Wittgenstein). Nous serons mieux à même de voir quels rôles jouent ces deux notions dans le cadre de leurs doctrines philosophiques respectives. Nous aurons aussi mis en place toutes les notions qui nous seront nécessaires afin de comprendre le débat interprétatif qui oppose les Hintikka à Pears et qui fera l’objet des chapitres suivants.

Le troisième chapitre examinera l’interprétation phénoménologique hintikkienne du Tractatus. Nous verrons dans le détail quels sont les arguments qu’avancent Hintikka et Hintikka pour identifier les objets tractariens aux sense-data russelliens. Trois arguments seront examinés : l’argument sur l’ineffabilité de l’existence des objets, l’argument qui concerne leur statut épistémique et l’argument sur le solipsisme. Le premier argument vise à montrer que Wittgenstein et Russell adhéraient tous deux à la thèse de l’ineffabilité de

(12)

l’existence des objets, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle il est dépourvu de sens de dire d’un objet qu’il existe, ce qui aurait pour conséquence de rapprocher leurs conceptions respectives des objets. Je montrerai toutefois que les raisons pour lesquelles les deux philosophes adhèrent à une telle thèse sont de nature fort distincte et qu’en ce sens, l’argument des Hintikka n’est pas aussi convaincant qu’il n’y parait. Le second argument a pour but de montrer qu’à l’instar des sense-data russelliens, les objets de l’ontologie tractarienne sont des objets de connaissance et le troisième argument concerne quant à lui le solipsisme tel qu’il est abordé par Wittgenstein dans le Tractatus. Selon Hintikka et Hintikka, ce que Wittgenstein dit à propos du solipsisme dans son traité de 1921 n’est compréhensible que si les objets du Tractatus sont des sense-data. Ces deux derniers arguments seront évalués, dans le chapitre suivant, à l’aune de l’interprétation que propose David Pears du Tractatus.

Le quatrième et dernier chapitre exposera finalement les objections formulées par Pears à l’encontre de l’interprétation des Hintikka. Contre l’interprétation phénoménologique hintikkienne, Pears propose une lecture non empiriste du Tractatus. Selon Pears en effet, les Hintikka exagèrent la proximité des thèses de Russell et Wittgenstein, ce qui les conduirait à conclure indument que les objets tractariens sont des sense-data. Le premier argument de Pears en faveur de son interprétation porte ainsi sur le caractère non empirique du critère de simplicité des objets du Tractatus. Il vise à montrer que le critère de simplicité qu’adopte Wittgenstein n’est pas empiriste, ce qui a pour conséquence d’introduire une démarcation importante entre sa démarche et celle de Russell. Le second argument concerne la déduction a priori de l’existence nécessaire des objets par Wittgenstein. C’est en effet l’exigence de la détermination du sens qui conduit l’auteur du Tractatus à la déduction qu’il doit nécessairement exister des objets, contrairement à Russell pour qui l’existence des objets nous est connue en raison de notre rencontre avec ceux-ci dans notre expérience quotidienne du monde. Le troisième argument de Pears vise quant à lui à rapprocher la conception tractarienne des objets de ce que Pears conçoit comme étant les phénomènes du monde tel que nous, non-scientifiques, le trouvons, qu’il identifie tour à tour aux phénomènes au sens kantien du terme ou au « monde comme représentation » schopenhauerien. Le quatrième argument se veut finalement une lecture par Pears du solipsisme tractarien s’opposant à l’interprétation qu’en fait J. Hintikka et qui interdit que le monde du « je » solipsiste soit un

(13)

monde de sense-data. Aux yeux de Pears, le solipsisme tractarien est plutôt un solipsisme basé sur l’égo et non pas sur les sense-data et la question qui est posée par Wittgenstein est celle de savoir si les limites du langage peuvent être établies d’un point de vue personnel ou « égologique », ce par quoi l’auteur du Tractatus répond par la négative. J’examinerai ces différents arguments et exposerai les raisons pour lesquelles l’interprétation qu’ils viennent appuyer s’avère plus convaincante que l’interprétation phénoménologique du Tractatus proposée par les Hintikka.

J’espère qu’à la fin de ce mémoire, je serai parvenu à montrer que le puzzle de la phénoménologie wittgensteinienne est loin d’être aussi simple à résoudre que ne le laissent entendre les Hintikka et que, si l’œuvre de Wittgenstein comporte bel et bien une dimension phénoménologique, il apparait peu probable que celle-ci trouve son origine dans le Tractatus.

(14)

Chapitre 1 : La philosophie analytique du langage

1.0. Introduction

Pour Jaakko et Merrill B. Hintikka, la chose est sans équivoque : Wittgenstein était un phénoménologue. Dans leur ouvrage Investigations sur Wittgenstein (1986), les deux interprètes ont avancé bon nombre d’arguments afin de défendre cette thèse pour le moins inusitée dont Jaakko Hintikka, dans les années qui suivirent la publication de l’ouvrage, s’est visiblement fait le promoteur (voir notamment Hintikka 1989, 1990a, 1990b, 1995, 1996a, 1996b). L’interprétation phénoménologique hintikkienne de la pensée de Wittgenstein n’a d’ailleurs pas manqué de susciter des réactions de la part des autres spécialistes de l’œuvre. Robert J. Fogelin (1989) par exemple (et pour ne mentionner que lui) usa des termes « provocant », « controversé » et « hétérodoxe » pour parler des arguments avancés par les Hintikka avant de décrire leur ouvrage de 1986 comme un « self-consciously contrarian book on the history of Wittgenstein’s development, challenging a great many standard, or at least common, interpretations » (p.96).

Dans un article de 1996 intitulé « The Idea of Phenomenology in Wittgenstein and Husserl », Hintikka défend en effet qu’une certaine incapacité à approcher la pensée d’auteurs comme Wittgenstein ou encore Husserl par l’entremise des problèmes qu’ils ont tenté de résoudre, plutôt qu’en les considérant comme des doctrines, systèmes ou écoles de pensée, a eu pour conséquence de nous faire manquer la dynamique réelle interne à leurs œuvres (Hintikka, 1996b, p. 101). Selon lui, les interprètes de Wittgenstein se sont rendus coupables d’une telle faute en ne prenant pas au sérieux l’épisode phénoménologique de 1929-1930 lors duquel Wittgenstein aborde un certain nombre de problèmes qu’on pourrait qualifier de « phénoménologiques », ne considérant cet épisode que comme un moment accessoire et passager de l’œuvre. Or, Hintikka persiste et signe : que Wittgenstein envisage la construction d’un langage phénoménologique témoigne chez le philosophe viennois d’un véritable projet d’ordre phénoménologique (Hintikka, 1996b, p.101-102).

(15)

De façon plus polémique encore, Hintikka défend que la raison principale derrière la négligence des interprètes à accorder toute l’importance qu’elle mérite à cette dimension phénoménologique de l’œuvre wittgensteinienne tient à ceci qu’ils n’ont pas su voir que lorsqu’il parlait de phénoménologie, Wittgenstein n’avait pas autre chose en tête que la doctrine du Tractatus Logico-Philosophicus :

The phenomenological philosophy Wittgenstein is talking about in 1929 is the philosophy of the Tractatus. Wittgenstein’s famous book is, I can say without stretching

the term, an exercise in phenomenology. The ideal language envisaged in the Tractatus is ideal precisely in that it captures faithfully what is given to me. The simple objects postulated there are therefore the objects of my immediate experience, that is to say, phenomenological objects. The world according to the early Wittgenstein is the world of phenomenological objects. Massive evidence for this conclusion is assembled in chapter 3 of Hintikka and Hintikka (1986). (Hintikka, 1996b, p. 102)

L’interprétation du Tractatus de Wittgenstein que proposent Jaakko Hintikka et Merrill B. Hintikka dans leur ouvrage repose effectivement, pour l’essentiel, sur un argument concernant la nature des objets de l’ontologie proposée par Wittgenstein en 1921. Selon Hintikka et Hintikka, les objets du Tractatus sont identifiables aux sense-data de l’épistémologie russellienne, à savoir des objets d’expérience directe ou comme le dit Jaakko Hintikka dans la citation précédente, des « objets phénoménologiques ». C’est cette identification des objets tractariens aux objets russelliens qui conduit les Hintikka à conclure que le langage idéal que Wittgenstein tente d’élaborer dans le Tractatus et le langage phénoménologique dont il est question dans les Remarques de 1929 sont identifiables l’un à l’autre.

Il n’est toutefois pas si aisé de savoir précisément ce que Wittgenstein avait en tête lorsqu’il parlait d’objets. Le fait est qu’il subsiste, dans le Tractatus, un certain espace interprétatif laissé vacant par le philosophe : nulle part en effet dans le traité de 1921 il n’est donné d’exemple de ce qu’il faut concevoir au juste comme un objet et jamais Wittgenstein ne se prononce explicitement sur la question, ce qui n’est pas sans donner du fil à retordre aux interprètes de sa pensée. La question de savoir de quelle nature sont les objets tractariens a suscité plusieurs débats dans les dernières décennies (Hintikka & Hintikka, 1986, 1997 ;

(16)

Ishiguro, 2013 ; Pears, 1987, 1995, 1997) et, comme nous le verrons dans le dernier chapitre du présent mémoire, l’interprétation hintikkienne ne fait décidément pas l’unanimité.

Dans les faits, c’est dans le cadre de son enquête sur la nature et le fonctionnement du langage que Wittgenstein, dans son Tractatus, en vient à parler d’objets (à formuler une ontologie) – l’existence des objets simples étant à ses yeux la condition de possibilité même du langage (Stern, 1995, pp. 53-55). Ainsi, s’il nous faut comprendre un tant soit peu ce qu’il en retourne des débats entourant cette fameuse notion d’objet, nous faudra-t-il nous pencher sur la philosophie du langage du premier Wittgenstein et tâcher d’en saisir les tenants et aboutissants. Cette philosophie du langage s’étant principalement développée en réaction aux théories de Gottlob Frege et de Bertrand Russell, il apparait difficile de faire l’économie d’une mise en perspective (historique) des idées du premier Wittgenstein par rapport à celles de ses deux influents prédécesseurs. Aussi, dans ce premier chapitre, m’intéresserai-je à la question de l’analyse logique du langage telle que celle-ci a été abordée par la philosophie analytique du début du vingtième siècle. Je traiterai, dans un premier temps, de la philosophie du langage de Frege et de l’idée d’analyse des propositions qui ressort de celle-ci. J’exposerai par la suite la théorie des descriptions définies de Russell ainsi que la méthode d’analyse contextuelle qu’il formula en 1905. Je tâcherai de montrer comment les conceptions respectives de l’analyse logique des propositions de Frege et de Russell culminent dans la conception de l’activité philosophique qui fut celle de Wittgenstein et dans sa théorie du langage que nous examinerons, quant à elle, dans le second chapitre.

(17)

1.1. Frege : l’idéographie, le principe de contextualité et l’analyse des

propositions

« That all sound philosophy should begin with an analysis of propositions, is a truth too evident, perhaps, to demand a proof »,

Russell, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, 1900. Wittgenstein hérita de sa préoccupation pour la question de l’analyse logique du langage de Frege et de Russell. C’est en 1878 que Gottlob Frege écrit Begriffsschrift, court traité de logique qui allait être d’une importance cruciale pour les développements de la logique moderne. Non seulement ce traité allait-il contribuer de façon considérable au développement de la logique après George Boole (on lui doit « l’invention du calcul vérifonctionnel, l’analyse des propositions en fonctions et en arguments au lieu des classiques sujets et prédicats, la théorie de la quantification, la définition de la notion de séquence mathématique, etc. » (Van Heijenoort, 1999, p. 1, je traduis.)), mais il allait témoigner de l’effort d’élaboration, par le logicien allemand, d’un « langage formel, basé sur le modèle de l’arithmétique, servant à exprimer la pensée pure » (Ibid.). En effet, Frege, rencontrant plusieurs problèmes dans sa tentative de fournir une définition de la notion de séquence mathématique, réalisa que ces difficultés étaient liées au caractère imprécis du langage ordinaire. C’est pourquoi il entreprit d’élaborer son Begriffsschrift, un langage qui servirait à exprimer sans ambiguïtés et sans embellissements les concepts (en allemand, « Begriff » signifie « concept » et « Schrift » signifie « script » ou « mode d’écriture », littéralement « le mode d’écriture du concept » qu’on traduira généralement par le terme « idéographie »).

Dans ses Fondements de l’arithmétique de 1884, Frege mit de l’avant l’idée que la résolution des problèmes philosophiques devait passer par la détermination de la signification (Bedeutung) des mots et du sens (Sinn) des propositions. En tentant de répondre à la question « qu’est-ce qu’un nombre ? », il formula son fameux « principe de contextualité » qui stipule que les mots n’acquièrent une signification que dans le contexte d’une proposition :

(18)

[…] il faut toujours faire porter l’attention sur une proposition complète. C’est là seulement que les mots veulent proprement dire quelque chose […] Il suffit qu’une proposition prise comme un tout ait un sens : ses parties reçoivent par là même un contenu […] Les mots n’ont une signification qu’au sein d’une proposition (Frege, 1884, p. 186-188).

En vertu de ce principe, c’est l’analyse des propositions contenant des termes numériques qui devait permettre la détermination de la signification (Bedeutung)2 de ces mêmes termes :

[…] si nous n’avons aucune représentation ou intuition d’un nombre, comment peut-il jamais nous être donné ? Les mots n’ont de signification qu’au sein d’une proposition ; il s’agira donc de définir le sens d’une proposition où figure un terme numérique (Frege, 1884, p. 188).

La signification du terme numérique « neuf » par exemple, devait ainsi être découverte par l’analyse d’une proposition comme « il y a neuf planètes dans le système solaire ». Les termes numériques avaient, en effet, selon Frege, une référence, c’est-à-dire qu’ils renvoyaient à des réalités considérées comme objectives. Pour lui, les nombres ne devaient pas être considérés comme de simples concepts, mais bien comme des objets. L’on ne saurait ainsi nier, défendait-il, que les termes numériques ont une référence en raison seulement du fait que certains nombres sont proprement inimaginables. Si tel était le cas, nous devrions conclure la même chose d’entités matérielles comme les particules élémentaires ou certains objets célestes (les trous noirs et autres objets cosmiques) dont nous inférons l’existence sans pour autant pouvoir les observer directement ou même les imaginer3.

C’est cependant l’article de 1892, sobrement intitulé « Sur le sens et la référence » (« Über Sinn und Bedeutung »), qui finira d’asseoir, dans la philosophie frégéenne, la distinction entre sens (Sinn) et référence (Bedeutung). Selon cette distinction, la référence d’un terme est

2 Le terme « signification » traduit ici le terme allemand « Bedeutung », que l’on traduit aussi en français par

« référence ».

3 Il existe certes des représentations conventionnelles pour de telles entités – particules subatomiques ou trous

noirs –, mais ces représentations ne sont jamais que des analogies commodes. Nous n’avons jamais observé directement un trou noir et il est impossible, comme le stipule, en physique, le principe d’incertitude de Heisenberg, de véritablement « observer » la réalité subatomique. Russell au tout début d’« On Denoting » (1905) – article dont il sera question plus loin dans le chapitre – explique bien pourquoi une théorie adéquate de la référence « est essentielle pour la connaissance scientifique et pour la question de la connaissance en général ».

(19)

l’objet unique auquel ce terme renvoie. Par exemple, dans la phrase « Pierre-David a les cheveux frisés », le terme « Pierre-David » renvoie à un et un seul objet, soit une personne précise qui porte le nom « Pierre-David ». On dira de ce terme qu’il est un terme singulier, à savoir une expression qui renvoie à un et un seul objet. La référence correspond ainsi à l’objet unique que désigne un terme singulier. La notion de sens, quant à elle, renvoie à l’idée selon laquelle l’objet ou la référence se donne, au sein de l’expression, selon un mode spécifique de donation ou de présentation : l’objet auquel renvoient les expressions « la galaxie dans laquelle se situe notre système solaire » et « la Voie lactée », par exemple, se présente de deux façons distinctes selon qu’il est désigné par la première expression ou bien la seconde : dans un cas, l’objet en question est présenté comme une certaine entité céleste (ensemble d’étoiles, de gaz, etc.) assez grande pour contenir, entre autres choses, notre système solaire, dans l’autre, comme un objet particulier qui porte le nom de « Voie lactée » en raison, disons, de son allure blanchâtre lorsque vu dans le ciel nocturne.

La notion de sens doit également être distinguée de la notion de représentation (Vorstellung) : une représentation est subjective alors qu’un sens est objectif, c’est-à-dire qu’une représentation n’existe que dans l’esprit du sujet qui la conçoit, est essentiellement privée et change d’un porteur à un autre alors qu’un sens possède une existence objective et autonome, est public – c’est-à-dire qu’il peut être appréhendé par tous ceux qui sont à même de le comprendre – et est éternel et immuable. Aussi, Frege rejette-t-il toute conception psychologisante ou subjective du sens4. Le sens, n’est rien d’autre qu’une entité abstraite et objective (au sens où sont objectives les idées platoniciennes5) contenant le mode de donation ou de présentation de l’objet et que nous appréhendons lorsque nous saisissons un terme ou une expression. Sens et référence n’appartiennent toutefois pas uniquement aux termes singuliers : selon Frege, cette distinction s’applique également aux phrases qui ont pour référence leurs valeurs de vérité et pour sens les pensées (Gedanken) qu’elles véhiculent (Frege, 1892, p. 216).

4 L’antipsychologisme de Frege concerne d’abord l’arithmétique. Voir Frege 1884, chapitre 2.

5 Frege explique : « Je distingue objectif de palpable, spatial, réel. L’axe de la terre, le centre de gravité du

système solaire sont objectifs ; je ne peux pour autant les appeler réel comme la terre elle-même. » (Frege, 1884, p.153).

(20)

Quoi qu’il en soit, le principe de contextualité que Frege met de l’avant dans les Fondements implique que la signification d’un mot (sa référence) ne peut être déterminée indépendamment de la proposition dans laquelle ce mot a une occurrence. Cela vaut autant pour les termes numériques que pour toute autre catégorie de terme. Selon Frege, nous pouvons déterminer la signification d’un mot seulement parce que nous sommes à même de comprendre le rôle que celui-ci joue dans la proposition qui le contient, d’où l’importance et la nécessité, pour Frege, de l’analyse des propositions. Comme nous le verrons, cette idée d’une analyse des propositions sera également centrale dans la philosophie de Wittgenstein. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que ce dernier ait repris à son compte, à l’aphorisme 3.3 du Tractatus, le principe de contextualité de Frege : « […] ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification6 ».

1.2. Russell : la théorie des descriptions définies et l’analyse contextuelle

L’essentiel, cependant, de la conception wittgensteinienne du langage et partant, de la nature des propositions, se situe dans ce que Bertrand Russell en 1918 appellera, à tort ou à raison7, la « philosophie de l’atomisme logique ». Cette doctrine, partagée à la fois par Russell et par Wittgenstein, fut très certainement le produit de l’intense dialogue philosophique qui se tint entre les deux penseurs durant les années 1913 et 1914 avant que la Première Guerre ne les sépare. Si, à cette époque, l’influence de Wittgenstein sur Russell fut significative – on sait que Russell abandonna son projet de théorie de la connaissance à la suite d’une violente critique de Wittgenstein (voir Pears, 1977 ; Sommerville, 1979 ; Griffin, 1985a, 1985b ; Marion 2004, etc.) –, il est clair que le jeune viennois développa les idées de sa première philosophie dans le sillage de la philosophie russellienne. De fait, bien que Russell attribua l’essentiel des idées derrière la doctrine atomiste à Wittgenstein, il faut rappeler que c’est « On Denoting », l’important article de Russell datant de 1905, qui donnera son élan à la

6 Cet aphorisme de Wittgenstein débute avec « seule la proposition a un sens » ce qui, de façon notoire, le

distingue de Frege, lequel croyait que les termes singuliers, au même titre que les propositions, possèdent un sens.

(21)

philosophie de l’atomisme logique. Je relègue toutefois l’examen de cette dernière doctrine au prochain chapitre pour me consacrer ici à une exposition détaillée de la conception de l’analyse logique du langage que Russell met en place dans son article et qui aura une influence décisive sur la pensée wittgensteinienne.

1.2.1. De la dénotation

C’est en partie8 pour pallier aux insuffisances de la théorie frégéenne que Russell développa, dans « On Denoting », une méthode d’analyse et de traduction des propositions du langage ordinaire dans le langage de la logique du calcul des prédicats du premier ordre qui allait permettre que soit exhibée la structure logique réelle de propositions en apparence problématiques telles que, par exemple « l’actuel roi de France est chauve », « le cercle carré existe », etc. La théorie de la référence de Frege ne parvenait pas à s’accommoder de ce genre de propositions, du moins pas sans contrevenir à certains principes logiques, notamment le principe du tiers exclu, en affirmant, par exemple, que puisque ces propositions contiennent des expressions qui sont dépourvues de référence, elles doivent, par conséquent, être dépourvues de valeur de vérité (n’être ni vraies ni fausses). Le principe du tiers exclu stipule en effet que de deux propositions dont l’une est la négation de l’autre, il est nécessaire que l’une soit vraie et l’autre fausse.

Il est clair que Russell, en fervent défenseur des principes de la logique (Hylton, 20059) et de l’idée selon laquelle notre langage fonctionne selon ces mêmes principes, ne pouvait pas accepter qu’une proposition sensée puisse être dépourvue de valeur de vérité. L’argument de Russell à l’encontre de Frege dans « On Denoting » va dans le même sens : le principe du tiers exclu exige qu’une proposition sensée, c’est-à-dire une proposition logiquement bien construite et que nous sommes à même de comprendre, possède une valeur de vérité. Il faut donc trouver une façon de traiter les expressions dépourvues de référence de façon à ce que

8 Russell, comme nous le verrons, critique également, dans l’article de 1905, la théorie des objets d’Alexius

Meinong (1853-1920).

9 Selon les mots de Hylton, Russell avait une conception de la vérité qui n’admettait aucun compromis (« a

(22)

les propositions dont elles font partie aient une valeur de vérité si l’on veut pouvoir dire qu’elles ont un sens.

La méthode d’analyse de Russell allait permettre d’établir que les descriptions définies (expressions dont la forme est « le tel-et-tel » par exemple « la guitare de Jérôme », « la septième planète du Système solaire », « le professeur de l’UQAM qui n’a jamais commenté mon travail », « l’actuel roi de France », « l’auteur des Paradoxes de l’irrationalité », etc.) ne sont en fait pas des termes singuliers et ne sont donc pas, par conséquent, de véritables expressions référentielles, c’est-à-dire des symboles simples désignant un particulier. Le philosophe anglais montra que ces expressions sont en fait des constructions discursives décomposables en termes de quantificateurs (∀x, ∃x) et de fonctions propositionnelles (« x est chauve [Cx] », par exemple), qu’elles sont en fait des expressions quantifiées.

En effet, pour Russell, les seuls véritables termes singuliers, les seules expressions référentielles ayant réellement une occurrence dans notre langage ordinaire, sont les noms propres – au sens de ce que l’on entend généralement par « nom propre »10 (« Russell »,

« Donald Davidson », « Stanford », « Halifax », etc.). Cela signifie que, bien que les termes « Donald Davidson » et « l’auteur des Paradoxes de l’irrationalité » (par exemple) semblent en apparence, dans le langage ordinaire, être des expressions désignant un même objet (à savoir, Donald Davidson en personne), leur rôle dans la structure logique réelle s’avère, dans les faits, différente. Selon Russell, seuls les noms propres peuvent être remplacés, dans le langage de la logique du calcul des prédicats du premier ordre, par une constante d’objet, c’est-à-dire une constante qui tient lieu d’un objet particulier. Ainsi, lorsque nous traduisons l’expression « Donald Davidson est né au Massachusetts » par « Md », « Mx » remplace le prédicat « x est né au Massachusetts » et « Davidson » est remplacé par la constante d’objet « d ». Dans un pareil cas, « Md » est rendu vrai par l’existence de l’individu précis dont il est question, à savoir Donald Davidson.

10 Russell, nous le verrons plus loin, utilise également la notion de nom propre logique pour parler d’expressions

référentielles comme « ceci » ou encore « cela ». Il ne faut donc pas confondre la notion de nom propre ordinaire et celle de nom propre logique. Nous verrons par ailleurs que les noms propres, au sens ordinaire du terme, sont, pour Russell, des descriptions déguisées.

(23)

À l’inverse, la véritable forme logique d’une expression telle que « l’auteur des Paradoxes de l’irrationalité est né au Massachusetts » sera « (∃x) ((Ax ∧ (∀y) (Ay ⊃ y = x)) ∧ Mx)) » (où Ax remplace « x est un auteur des Paradoxes de l’irrationalité ») que l’on peut traduire par « il existe un et un seul x11 qui est un auteur des Paradoxes de l’irrationalité et est né au Massachusetts ». Contrairement à la traduction de l’énoncé « Donald Davidson est né au Massachusetts », aucune constante d’objet n’a d’occurrence dans la traduction de l’énoncé « l’auteur des Paradoxes de l’irrationalité est né au Massachusetts ». Au lieu de cela, nous retrouvons une variable d’individu (x) qui remplace un objet quelconque, de telle sorte que l’énoncé sera vrai à condition qu’un et un seul individu soit à la fois un auteur des Paradoxes de l’irrationalité et né au Massachusetts.

Trois clauses remplacent ainsi la description définie au sein de la proposition analysée : une clause d’existence ((∃x) Ax ou « il existe un certain individu qui est un auteur des Paradoxes de l’irrationalité »), une clause d’unicité ((∀y) (Ay ⊃ y = x) ou « tout individu ayant la propriété d’être un auteur des Paradoxes de l’irrationalité est identique au premier », ce qui a pour conséquence qu’il existe au plus un individu qui est un auteur des Paradoxes de l’irrationalité) et une clause d’attribution de propriété (exprimée ici par le prédicat « x est né au Massachusetts »). C’est en ce sens que Russell dira des descriptions définies qu’elles sont des symboles incomplets, c’est-à-dire des expressions qui n’ont de signification (de dénotation) que dans le contexte d’une phrase. C’est cette dernière idée qui fait dire à certains interprètes que l’analyse russellienne est une forme d’analyse « contextuelle » (entre autres Vernant, 2003 ; Marion 2004).

Bref, on se retrouve au fin mot de l’analyse avec le constat que les descriptions définies ne fonctionnent pas comme des termes singuliers, que ces deux types d’expressions occupent des fonctions distinctes au sein de la structure logique de notre langage et contribuent différemment à la valeur de vérité des propositions dans lesquelles elles ont une occurrence. C’est ce constat qui allait permettre à Russell de résoudre les différentes énigmes qu’occasionne la théorie frégéenne.

11 C’est ce qu’exprime la clause d’unicité (∀y) (Ay ⊃ y = x) qui stipule que « pour tout y, si y est un auteur des

(24)

1.2.2. L’analyse du langage comme outil de résolution de problèmes philosophiques

Reprenons la mieux connue parmi ces énigmes, celle qui concerne l’énoncé « l’actuel roi de France est chauve ». Comme je le disais plus tôt, la théorie frégéenne nous contraint à dire de cet énoncé qu’il est dépourvu de valeur de vérité, qu’il n’est en fait ni vrai ni faux. Cela est vrai, chez Frege, parce que l’expression « l’actuel roi de France » est une expression qui n’a pas de référence. Toutefois, comme l’a bien montré Russell, les expressions qui ont cette forme, les descriptions définies, ne fonctionnent pas comme des expressions référentielles. Les propositions qui les contiennent n’ont pas à être traitées comme celles qui contiennent des termes singuliers. La traduction de l’expression « l’actuel roi de France est chauve » ne sera donc pas « Cr » où « r » remplacerait « le roi de France » et « Cx » remplacerait « x est chauve », mais bien

A) (∃x) ((Rx ∧ (∀y) (Ry ⊃ y = x)) ∧ Cx) (il existe un et un seul x tel que x est à la fois un actuel roi de France et chauve12).

Cette traduction permet de préserver le principe du tiers exclu, c’est-à-dire d’éviter d’affirmer que l’énoncé « l’actuel roi de France est chauve » est dépourvu de valeur de vérité : en effet, qu’il n’existe actuellement aucun roi en France a, en fait, pour seule conséquence la fausseté de (A) qui affirme qu’il existe actuellement un roi en France qui est chauve. Par contre, la négation de (A), à savoir « il est faux qu’il existe un et un seul x tel que ce x est à la fois un actuel roi de France et chauve » que l’on traduit par « ~ (∃x) ((Rx ∧ (∀y) (Ry ⊃ y = x)) ∧ Cx) »13 est vraie. Avec cette traduction, il semble tout à fait clair que le principe du tiers exclu est préservé puisque (A) étant faux, ~ (A) est vrai.

12 La paraphrase la plus précise serait « Il existe au moins un x tel que x est actuellement un roi de France et,

pour tout y, si y est actuellement un roi de France, alors y = x, et x est chauve.

13 La traduction de Russell permet de voir que les énoncés « l’actuel roi de France est chauve » et « l’actuel roi

de France n’est pas chauve » ne sont la négation l’un de l’autre que dans la mesure où nous interprétons le second de telle sorte que la négation s’applique à tout l’énoncé (que lorsque l’expression dénotante a une occurrence secondaire, comme le dit Russell) comme c’est le cas ici : « ~ (∃x) ((Rx ∧ (∀y) (Ry ⊃ y = x)) ∧

(25)

L’on voit bien, à l’aide de cet exemple, de quelle manière l’analyse logique des propositions telle que la concevait Russell était appelée à exhiber la structure logique réelle du langage et par là, à permettre la résolution de problèmes philosophiques : outre les problèmes sémantiques comme ceux qu’occasionnait la théorie frégéenne, la théorie des descriptions définies allait fournir une solution à certains importants problèmes d’ordre ontologique. Par exemple, le fait de n’accorder le statut de terme singulier qu’aux seuls noms propres a pour conséquence que nous ne sommes pas engagés à affirmer l’existence d’une entité x chaque fois que nous employons une expression pourvue de sens. C’est là, en effet, une conséquence de la théorie de la signification d’Alexius Meinong (auquel Russell s’était rallié pendant un moment) que le philosophe anglais s’emploie également à critiquer dans « On Denoting ».

Selon Meinong, comme pour Frege, tous les termes singuliers (ce qui inclut les descriptions définies), doivent être considérés comme des expressions référentielles. Cependant, pour Meinong, contrairement à Frege, même les termes fictionnels ou les expressions qui parlent d’un objet inexistant (par exemple « l’actuel roi de France » ou « Bilbon le Hobbit ») ou encore d’objets impossibles ou inconcevables (comme le cercle-carré) renvoient à des objets. Cela signifie – lourde conséquence ontologique – qu’il existe, selon Meinong, tant des objets réels que des objets abstraits et des non-entités auxquels devraient renvoyer nos expressions. Cette théorie implique également, souligne Russell, qu’une expression comme « l’actuel roi de France n’existe pas », censée être une expression vraie, s’avère, dans la perspective meinongienne, être une expression contradictoire. En effet, si nous suivons Meinong dans sa théorie, nous sommes contraints de dire que « l’objet qui existe auquel renvoie l’expression “l’actuel roi de France” n’existe pas », qu’en résumé, le roi de France à la fois existe et n’existe pas. Or, comme nous l’avons vu, Russell soutient que les descriptions définies ne sont pas des expressions référentielles, que celles-ci n’ont de signification (de dénotation) que dans le contexte d’une phrase, qu’elles sont des symboles incomplets et qu’en somme, la clause d’existence ne représente qu’une seule des trois conditions devant être satisfaites pour qu’une phrase (au sein de laquelle une description définie a une occurrence) soit vraie.

dénotante a une occurrence primaire), nous affirmons tout de même qu’il existe un roi en France, mais que celui-ci n’est pas chauve, ce qui ne correspond pas à la négation complète de l’énoncé selon lequel il existe un et un seul actuel roi de France qui est chauve.

(26)

L’analyse de Russell permet donc que la théorie de la signification ne soit pas encombrée d’une ontologie imposante meublée d’entités abstraites et métaphysiquement douteuses. L’avantage théorique manifeste que présente à cet égard la méthode russellienne d’analyse s’accorde avec l’idéal d’une « philosophie scientifique » que préconisait Russell et dont la maxime principale nous enjoint, selon les mots du philosophe de Cambridge, à « autant que possible substituer des constructions logiques aux entités inférées » (1917b, p. 115). Cette procédure, dira Russell, « […] est précisément analogue à celle qui a débarrassé la philosophie des mathématiques de l’inutile ménagerie des monstres métaphysiques qui avaient coutume de l’infester » (1917b, p.148).

Il vaut également la peine de mentionner, au passage, que même la preuve classique de l’existence de Dieu – le fameux argument ontologique de Saint-Anselme (Prosoglion, II) qui fut repris par René Descartes (Méditations métaphysiques, V) et à toutes les sauces tout au long de l’histoire de la philosophie14 – se trouva mise à mal par l’analyse russellienne15 :

« The most perfect Being has all perfections; existence is a perfection; therefore the most perfect Being exists » becomes : – « there is one and only one entity x which is most perfect; that one has all perfections; existence is a perfection; therefore that one exists. » As a proof, this fails for want of a proof of the premiss « there is one and only one entity

x which is most perfect. »

On comprend mieux, par conséquent, les raisons qui ont pu pousser Wittgenstein à dire que « le mérite de Russell est d’avoir montré que la forme logique apparente de la proposition n’est pas nécessairement sa forme logique réelle » (TLP, 4.0031)16, lui qui, sa vie durant, s’employa à déconstruire tous azimuts les « mythes » philosophiques. Il est très clair que dès

14 On compte notamment une version de cet argument chez Baruch Spinoza, Gottfried Wilhelm Leibniz et

Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Le mathématicien Kurt Gödel a aussi proposé une version de la preuve ontologique. Des philosophes plus contemporains ont également proposé une défense de cet argument en s’appuyant sur les avancements de la logique modale (voir à cet effet le recensement de G. Oppy, 2017, dans le Stanford Encyclopedia of Philosophy).

15 On ne peut que relever ici l’intégrité et l’absolue cohérence de Russell qui trouve dans un article de

philosophie du langage l’occasion de défendre l’athéisme pour lequel il a toujours milité. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Russell ait affirmé la chose en 1968 : « Mes idées sur la religion demeurent celles que j’ai adoptées à l’âge de 16 ans. Je considère toutes les religions comme étant non seulement fausses mais aussi néfastes. Cette position est exposée dans tout ce que j’ai publié. » (Russell, 1968, cité par Vernant, p.11).

(27)

ses premiers travaux, Wittgenstein avait hérité de la méfiance de son protecteur en face du langage ordinaire, ce langage « vague, fluctuant et ambigu, telle l’ombre que projette la flamme tremblante d’un lampadaire par une nuit venteuse » (Russell, 1913, p. 14), et qui « nous trompe tant par son vocabulaire que par sa syntaxe17 ». On sentira l’influence de Russell sur cette question à travers toute l’œuvre de Wittgenstein qui dira quant à lui que « toute philosophie est critique du langage » (TLP, 4.0031), que « la langue déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille […] » (TLP, 4.002) et encore que « Distrust of grammar is the first requisite for philosophizing » (NB, p.106).

Nous voyons bien, ainsi, comment cette insistance mise sur la nécessité d’une analyse logique du langage a pu cheminer de Frege jusqu’à Wittgenstein en passant par Russell. Il ne faut d’ailleurs pas chercher plus loin l’origine de l’appellation « philosophie analytique »18 qui vit le jour en même temps que le « tournant linguistique » anglo-saxon, véritable révolution philosophique qu’inaugurèrent, dit-on, ces trois logiciens. Il n’est pas surprenant, en somme, que la philosophie de l’atomisme logique de Russell et Wittgenstein se soit constituée autour de cette même idée d’analyse logique du langage.

1.3. Conclusion

En exposant, dans ce premier chapitre, les philosophies du langage de Frege et de Russell, j’entendais tracer le portrait général de l’arrière-plan philosophique sur lequel se déploie la philosophie du langage du premier Wittgenstein. Dans le prochain chapitre, j’en montrerai

17 Je traduis.

18 Je n’affirme pas qu’il s’agît de l’unique origine historique de la philosophie analytique en tant que telle,

c’est-à-dire comprise comme courant de pensée et marquée par une méthode particulière de philosopher distincte de la philosophie dite « continentale ». À cet égard, qu’on me permette de citer Mathieu Marion au côté duquel je me range volontiers sur cette question : « Il est à noter que la philosophie analytique fait partie d’une tradition anti-kantienne, que l’on nomme « tradition sémantique » et qui prend son origine dans l’œuvre du bohémien Bernhard Bolzano. Cette tradition englobe aussi les travaux, dans l’ancien empire austro-hongrois, des étudiants de Brentano, influencés par Bolzano, et ceux des premiers phénoménologues à Munich et Göttingen (Meinong, Twardowski, Marty, Husserl, Reinach, etc.). Il faut donc comprendre que la philosophie n’est pas du tout un produit culturel purement anglo-saxon. Elle s’est certes implantée en Grande-Bretagne grâce à Moore, Russell et Wittgenstein (un Autrichien) à Cambridge, et grâce à Austin, Ryle et Ayer (au retour d’un séjour à Vienne) à Oxford. » (Marion, 1998, p.426).

(28)

les tenants et aboutissants. Il me sera nécessaire, avant toute chose, de présenter la doctrine de l’atomisme logique telle qu’elle fut endossée par Russell. En effet, l’interprétation hintikkienne du Tractatus de Wittgenstein repose sur l’affirmation qu’il existe une certaine proximité entre les versions russelliennes et wittgensteiniennes de l’atomisme logique. Cette exposition de l’atomisme logique russellien me permettra également de définir l’une des notions centrales pour la discussion des chapitres suivants, soit la notion de sense-data. Une fois examinée la version russellienne de l’atomisme logique, je m’attaquerai à celle de Wittgenstein. Après avoir exposé la nature du projet wittgensteinien dans le Tractatus, je montrerai de quelle façon l’idée d’une analyse logique du langage conduit Wittgenstein à supposer que la réalité est fondamentalement constituée d’éléments simples, soit les fameux objets qui feront l’objet (sans mauvais jeu de mots) de la discussion des chapitres suivants.

(29)

Chapitre 2 : Le langage dans l’atomisme logique

2.0. Introduction

Dans le chapitre précédent, j’ai exposé les conceptions respectives de Frege et de Russell de l’analyse logique du langage. Il nous faudra, dans ce deuxième chapitre voir de quelle façon Wittgenstein se réappropria celle-ci. C’est cette même idée, en effet, qui conduira le philosophe à mettre sur pied la doctrine philosophique qui sera celle du Tractatus et qui caractérisera sa première philosophie du langage : l’atomisme logique.

La doctrine atomiste prendra la forme d’un système philosophique et métaphysique débouchant sur une théorie de la signification et de la nature des propositions à laquelle souscriront, pour un certain temps, tant Wittgenstein que Russell. Il s’agissait, pour les deux philosophes, d’établir à quelles conditions les propositions de notre langage en arrivent à exprimer le vrai, de spécifier sous quelles conditions la détermination du sens s’avère possible. On peut dire, en somme, qu’avec l’atomisme logique, c’est toute la question du lien entre le langage et le monde, entre les mots et les choses, qui se trouvait posée. Aussi, le pari derrière la doctrine atomiste consistait-il en ceci que toutes les vérités devaient reposer, en dernière instance, sur une couche fondamentale et dernière d’éléments que l’analyse avait pour mandat de révéler.

Les deux philosophes, cependant, adoptèrent des versions bien distinctes de l’atomisme logique et il conviendra, dans ce qui suit, d’exposer dans le détail chacune d’entre elles. Dans ce deuxième chapitre, je commencerai donc par présenter l’atomisme logique tel qu’il fût endossé par Russell, ce qui me permettra d’introduire la notion de sense-data. C’est à cette notion, rappelons-le, que les Hintikka identifient la notion d’objet telle qu’elle est comprise, selon eux, par Wittgenstein. Il nous sera donc utile de voir ce qu’il en retourne de celle-ci chez Russell. Dans un deuxième temps, je présenterai la version de l’atomisme logique à laquelle souscrivait Wittgenstein ce qui nous permettra de comprendre quel rôle joue la notion d’objet dans sa philosophie du langage. Au fin mot de ce chapitre, nous aurons mis en

(30)

place toutes les notions nécessaires afin de comprendre le débat entre Hintikka et Pears, débat sur lequel porteront les deux derniers chapitres de ce mémoire.

2.1. L’atomisme russellien : les sense-data, la connaissance par accointance et

la connaissance par description

Russell présente en détail l’atomisme logique dans une longue conférence de 1918 intitulée The Philosophy of Logical Atomism. Par le biais de la doctrine atomiste, Russell entendait s’opposer à une certaine forme de monisme inspiré de l’idéalisme hégélien et très populaire en Angleterre à son époque selon lequel la réalité est essentiellement une et indivisible (Russell, 1918, p. 178). Russell et George Edward Moore, son collègue à Cambridge, s’opposaient farouchement à cette tangente philosophique – Peter Hylton parle d’une « révolte » contre l’idéalisme (Hylton, 2005) – y voyant un vice intellectuel, mais aussi le danger d’une mécompréhension totale de ce en quoi devait consister la notion de vérité. Il n’y a évidemment pas lieu d’exposer ici tous les détails de cet important moment de l’histoire de la philosophie du vingtième siècle. L’important est plutôt de souligner l’urgence pour Russell de poser, à travers l’atomisme logique, la question de la nature de la proposition.

Dans sa conférence, Russell caractérise l’atomisme logique comme une doctrine logique résultant de la philosophie des mathématiques et sous-tendue par un certain nombre de présupposés métaphysiques (PLA, p. 178). Cette doctrine est dite « atomiste » pour deux raisons au moins : d’une part, elle stipule que l’existence d’un complexe dépend de l’existence des simples – les « atomes logiques » c’est-à-dire les termes singuliers – qui le composent ; d’autre part, elle stipule que la vérité d’une proposition dépend, en dernière instance, soit de l’existence d’un fait atomique, soit de l’existence de plusieurs faits atomiques qui sont en relation (Klement, 2015). Or, un fait est, selon Russell, ce qui est exprimé par une phrase et pas simplement par un nom. Par exemple, le nom « Socrate » n’exprime pas un fait contrairement à la phrase « Socrate est mortel ». Comme il a été dit précédemment, un nom propre comme « Socrate » est, pour Russell, ce qu’il convient d’appeler un « terme singulier », c’est-à-dire une expression référentielle qui, à l’inverse des descriptions définies, a un analogue dans la structure logique de la proposition : Russell dira,

(31)

à ce titre, que les termes singuliers sont les constituants réels d’une proposition. L’atomisme russellien peut donc, à cet égard, être considéré comme une forme extrême de réalisme (de fait, le titre d’une conférence que ce dernier donna en 1911, conférence où l’expression « atomisme logique » apparait pour la première fois, est « Analytical Realism »).

Par ailleurs, dira Russell, l’atomisme logique peut être dit « logique » en deux sens : il s’agit d’un atomisme logique parce que les atomes postulés ne sont pas des atomes physiques (au sens où l’entend la physique), mais bien des atomes logiques (Russell, 1918, p. 179) ; plus précisément, il s’agit d’un atomisme logique parce que les atomes en question doivent être découverts par le biais d’une analyse qui relève non pas de la physique, mais bien de la logique (p. 179). Parmi ces atomes logiques, on compte non seulement les particuliers, c’est-à-dire les sense-data, mais aussi les prédicats (« x est rouge », « x est mortel », etc.) et les relations (« a précède b », « x diffère de y », etc.).

Les sense-data sont, pour Russell, les unités fondamentales sur la base desquelles doivent être construites tant l’épistémologie que la théorie de la signification. Bien que, comme je l’ai déjà dit plus avant, le philosophe de Cambridge, en 1913, à la suite de violentes critiques de Wittgenstein, abandonna son projet d’une théorie de la connaissance19, nous retrouvons, au fondement de l’atomisme logique russellien, les principales notions de son épistémologie : la notion de sense-data, mais aussi celle d’accointance. Tout porte à croire, en effet, que les présupposés russelliens sur la question de la connaissance n’ont que très peu changé entre 1913 et 1918 et ce, malgré les attaques de Wittgenstein, de telle sorte qu’il n’est sans doute pas abusif, d’un point de vue interprétatif, de décrire l’usage que Russell fait de ces notions en 1918 à partir des prémisses de son épistémologie de 1913.

19 Plus précisément, sa théorie du jugement comme relation multiple consignée dans le manuscrit Theory of

(32)

Russell, à cette époque, concevait la connaissance, dans sa forme la plus fondamentale, comme une relation à deux termes entre un sujet (S) et un objet (O)20, relation qu’il convient de symboliser comme suit :

S – O

La philosophie moderne, de Descartes jusqu’à Russell (en passant par Emmanuel Kant), a introduit un terme intermédiaire à cette relation « suivant en cela le principe selon lequel le sujet ne peut connaitre que les modifications de son esprit, celles-ci étant provoquées par l’objet, auquel on attribue parfois des “pouvoirs causaux” » (Marion, 2008), de telle sorte que l’on peut illustrer plus exactement cette relation de la façon suivante :

S – Δ – O

Chez Russell, ce terme intermédiaire (Δ) correspond au donné des sens ou aux sense-data (le terme fut introduit par Moore en 1909), un sense-datum, étant un objet de la perception, impression ou mieux, partie d’une impression sensible21, qui est directement présent à la

conscience du sujet. Les sense-data sont « ces choses immédiatement connues dans la sensation : couleurs, sons, odeurs, les différentes duretés, rugosités, etc. »22 (Russell, 1912, p. 34) et en tant que tel, ils sont ce à partir de quoi nous avons connaissance des objets du monde extérieur :

Il est évident que toute connaissance de la table passe par les sense-data – la couleur brune, la forme rectangulaire, l’aspect lisse, etc. –, que nous associons à la table. (Russell 1912, p. 34)

20 L’épistémologie russellienne est donc strictement dualiste : « this dualism seems to me a fundamental fact

about cognition » (Russell, 1910).

21 Un sense-datum, dira Russell, ne consiste pas en la totalité de ce qui est donné à un moment x, mais plutôt en

une partie de ce tout en tant que cette partie est isolée par l’attention (Russell, 1917b, p. 109).

22 Ce qu’il confirmera encore dans sa conférence de 1918 en parlant de « little patches of colour or sounds,

Références

Documents relatifs

Elles ont été intégrées en premier dans Excel de 1992 (N° 4) puis dans Excel 93 (N° 5) qui a été le premier programme Microsoft voyant apparaître le langage VBA (voir définition

- Compare le avec celui que tu reçois des correspondants - Examjne des thermomètres ordinaires. - un thermanètre à maxima et

L’étude de voisinages-boule de l’estimateur des moindres carrés (ou de l’estimateur iden- tiquement nul) permet de montrer que des estimateurs usuels concurrents

12) Les cas de coronavirus ne sont pas récents, quelles sont les raisons pour lesquelles, le coronavirus de Wuhan a-t-il été autant

Dans l’esprit de «éliminant d’autorité les erreurs » [Fascicule 101:4.6, page 1109:7] , les auteurs expliquent que (1) nos hypothèses sur le décalage vers le rouge sont

o écrire, en respectant les critères d’évaluation, un texte court expliquant l’expression « Voir loin, c’est voir dans le passé », texte qui sera à rendre sur feuille pour

Des cellules qui n’ont jamais été exposées aux UV, sont prélevées chez un individu sain et chez un individu atteint de Xeroderma pigmentosum.. Ces cellules sont mises en

Dans la série « collège autour d'un thème », cet article présente la réalisation de quelques expériences simples (et peu coûteuses) à réaliser sur 2 séances d'une heure,