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Troisième argument : le solipsisme tractarien

Chapitre 3 : L’interprétation hintikkienne du Tractatus

3.1. L’interprétation hintikkienne du Tractatus : trois arguments pour l’identification des

3.1.3. Troisième argument : le solipsisme tractarien

Un autre argument qu’évoquent les Hintikka pour défendre leur interprétation concerne la difficile question du solipsisme du Tractatus. Selon eux, ce que Wittgenstein dit à propos du solipsisme vient confirmer de manière très nette l’hypothèse que les objets du Tractatus sont des objets d’expérience directe. En fait, les Hintikka prétendent même que ce que Wittgenstein affirme du solipsisme dans le Tractatus serait proprement inintelligible si les objets du Tractatus n’étaient pas de tels objets. Il s’avère que Jaakko Hintikka a formulé, en 1958, sa propre interprétation du solipsisme wittgensteinien (Hintikka, 1958). Les travaux ultérieurs de Hintikka et Hintikka sur Wittgenstein s’appuient d’ailleurs sur cette même lecture. Mon analyse du présent argument se basera donc sur cette même interprétation.

À l’aphorisme 5.62 du Tractatus, Wittgenstein en vient à affirmer la vérité du solipsisme : « Car ce que le solipsisme veut dire est tout à fait correct ; mais cela ne peut se dire, seulement se montrer ». De quel solipsisme est-il cependant question ? Pour bien répondre à cela, il faut, à l’instar de Hintikka, corriger une erreur de traduction fréquemment commise par les traducteurs de Wittgenstein, tant francophones qu’anglophones. Citons, pour bien illustrer le problème, l’entièreté de l’aphorisme en question :

5.62 – Cette remarque nous offre la clef pour décider de la réponse à la question : dans quelle mesure le solipsisme est-il une vérité ? Car ce que le solipsiste veut signifier est tout à fait correct ; seulement cela ne peut se dire, seulement se montrer. Que le monde soit mon monde se montre en ceci que les frontières du langage (le seul langage que je comprenne) signifient les frontières de mon monde.

Le problème de traduction concerne la précision que Wittgenstein fait entre parenthèses, à savoir que le langage dont il est question est « le seul langage que je comprenne ». Ici, Gilles- Gaston Granger traduit correctement le passage en allemand « … die Grenzen der Sprache

(der Sprache, die allein ich verstehe) die Grenzen meiner Welt bedeuten » par « … les frontières du langage (le seul langage que je comprenne) signifient les frontières de mon monde ». Toutefois, beaucoup (c’est le cas de Pears et McGuinness dans leur traduction du Tractatus42) ont fait l’erreur de traduire le passage entre parenthèses « der Sprache, die allein ich verstehe » par « le langage que moi seul je comprends » (the language, which I alone understand). Cette erreur tient au fait que le mot « allein » (« seul ») qualifie, dans le cas de la traduction fautive, le mauvais mot, à savoir « ich » (je) au lieu de « Sprache » (langage). Ainsi, dans un cas nous obtenons « […] le seul langage », dans l’autre « que moi seul je comprends ». Or, comme l’explique Hintikka, c’est la première traduction qui est la bonne puisqu’en allemand, le mot « allein » qualifie toujours le nom qui le précède et dans ce cas- ci, il s’agit de « Sprache ».

Cette erreur de traduction est significative, en cela qu’elle peut conduire à interpréter le solipsisme de Wittgenstein comme une forme classique de solipsisme, c’est-à-dire une forme de solipsisme qui nous force à penser le « je » comme étant confiné en lui-même et pour lequel l’existence des « autres esprits » (other minds) est objet de doute. En effet, si « les limites de mon langage sont les limites de mon monde » (TLP, 5.6) et que, par ailleurs, je suis le seul à pouvoir comprendre mon langage, dès lors, puisque personne d’autre ne parle ou comprend mon langage, personne d’autre n’existe à l’intérieur des limites de mon monde.

Toutefois, selon Hintikka, Wittgenstein n’entend pas du tout poser la question du solipsisme en ce sens, même s’il est d’accord avec l’idée solipsiste selon laquelle l’égo ne peut pas se projeter, pour ainsi dire, au-delà de lui-même, c’est-à-dire transcender les limites de son expérience. La question de savoir s’il existe d’autres esprits ne semble pas avoir

42 « The world is my world: this is manifest in the fact that the limits of language (of that language which I

alone understand) means the limits of my world ». Pears corrige toutefois le tir dans La pensée-Wittgenstein : « Rappelons simplement que le mot allemand allein qualifie habituellement le mot qui précède, mais parfois le mot qui suit. Or, l’expression die allein, un pronom relatif suivi du mot signifiant “seul”, est une expression standard, cela renforce donc la pression qu’exerce la convention normale selon laquelle allein qualifie qui (sic) précède le mot. On objectera qu’on pourrait encore faire porter allein sur le mot qui suit comme dans “seul, je l’ai fait”. Mais, répondrons-nous, l’effort intellectuel mobilisé pour bloquer le mot allein avec ce qui le suit serait trop grand, et l’allemand a pour produire cet effet d’autres tournures. Ainsi, que Wittgenstein se serve du mot allein plutôt que d’une autre tournure disponible montre qu’il voulait dire “le seul langage que je comprends” » (1987, p.159).

particulièrement intéressé le Wittgenstein du Tractatus, d’autant qu’il y a fort à parier que ce dernier aurait tout simplement refusé à cette question le statut même de question véritablement philosophique. Soit une telle question appartient à la psychologie, soit elle est dépourvue de sens. Or, le Tractatus étant essentiellement (comme son nom l’indique) un traité logique et philosophique, il doit évacuer en bloc toutes questions relatives à la psychologie et aux sciences en général (TLP, 4.11 ; 4.1121 ; 4.1122). De fait, Wittgenstein dira explicitement, à plusieurs reprises, que le je ou le sujet dont traite son solipsisme n’est pas un sujet psychologique (TLP, 5.634 à 5.641).

La traduction correcte de l’aphorisme 5.62 montre plutôt, selon Hintikka, qu’il est question, pour Wittgenstein, de réaffirmer la thèse du « langage comme médium universel » (baptisée ainsi par les Hintikka). Cette thèse est endossée par Wittgenstein à maints endroits au sein du Tractatus, notamment dans l’avant-propos où il explique, comme je l’ai dit plus avant, que les limites du pensable coïncident avec les limites de ce qui est exprimable et ainsi que « la frontière [à l’expression des pensées] ne pourra […] être tracée que dans la langue, et [que] ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens » (TLP, p. 31). Pour le dire ainsi, la thèse du langage comme médium universel consiste en le fait que rien ne peut être dit en dehors de la logique, c’est-à-dire de ce qui est correctement exprimable dans et par le langage. Aussi, le fait pour Wittgenstein de préciser, dans l’aphorisme 5.62, que le langage dont il est question est « le seul langage que je comprenne » réfère au fait que je ne peux pas faire autrement qu’employer le langage pour parler du langage et déterminer ses limites, je n’ai pas d’autre « forme » de langage, pas d’autre moyen d’exprimer ma pensée.

Ce passage vient bien corroborer ce que dit l’aphorisme 5.6 cité un peu plus haut (« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde ») : ce qui peut en bonne et due forme constituer mon monde est tout (et seulement) ce qui peut être, à proprement parler, représenté ou exprimé dans mon langage. C’est pourquoi, par ailleurs, l’aphorisme 5.5561 affirme que « la réalité empirique est circonscrite par la totalité des objets » et que « cette frontière se montre encore dans la totalité des propositions élémentaires » : puisque le langage est en quelque sorte le « grand miroir » du monde, il est clair que la totalité des propositions

(sensées) possibles est déterminée par l’ensemble des états de choses possibles, qui sont eux- mêmes donnés par la totalité des objets. C’est en ce sens que Wittgenstein dira en 5.61 que « la logique pénètre le monde », que « les limites du monde sont aussi ses limites » et que « nous ne pouvons pas dire en logique, [que] le monde contient ceci et ceci, mais non cela ». Comme l’explique Hintikka, « logic cannot anticipate what objects and what elementary propositions there are in the world. Although logic is prior to every “how”, it is not prior to “what” » (p. 89) (voir aussi l’aphorisme 5.552). Autrement dit, ce que je peux connaitre a priori à partir du langage sont les configurations possibles des états de choses puisque « les possibilités de vérité des propositions élémentaires signifient les possibilités de subsistance et de non-subsistance des états de choses » (TLP, 4.3). C’est d’ailleurs ce que Wittgenstein illustre par son usage des tables de vérité (TLP, 4.31, 4.442, 5.101). La logique – et partant, la philosophie – ne me dit absolument rien de ce que contient effectivement le monde, mais concerne bien plutôt ses possibilités de configuration. C’est pourquoi les limites de la logique coïncident avec les limites du monde, de mon monde, dans la mesure où c’est elle qui détermine ce que mon langage a la possibilité d’exprimer et donc, ce qui doit constituer les limites de mon expérience.

Pourquoi la logique détermine-t-elle les limites de mon expérience ? Parce que, précisément, le sujet solipsiste dont parle Wittgenstein est un sujet « métaphysique » et non pas empirique (ou psychologique) : puisque le sujet est identifié à la totalité (the total sum) de son langage, ce qui lui appartient en propre, les conditions de possibilité de son expérience, est ce que son langage a la possibilité d’exprimer, ce qui peut être dit de manière sensée, logique (c’est pourquoi « la logique est transcendantale », TLP, 6,13). Comme l’explique Hintikka (p. 89), « the only necessity there is, according to the Tractatus, is the empty tautological necessity of logic. There is nothing, therefore, in the world which can be said to be mine in the relevant sense of the word ». C’est aussi pourquoi, dans le Tractatus, la pensée est littéralement réduite à la seule proposition pourvue de sens (TLP, 4) : il n’y est pas question d’un sujet pensant au sens psychologique du terme, mais bien d’un sujet métaphysique qui a pour limites de son expérience (c’est-à-dire, est défini par) les limites mêmes de son langage (« Je suis mon monde », TLP, 5.63).

Ceci étant dit, il nous reste à voir comment Hintikka et Hintikka en viennent à arrimer leur thèse concernant les objets du Tractatus au solipsisme qu’y défend Wittgenstein (selon l’interprétation qu’en donne J. Hintikka du moins). En fait, selon eux, c’est bien parce que les objets du Tractatus sont des objets de connaissance et, plus précisément, des objets de connaissance directe, que l’on peut donner un sens à la manière dont Wittgenstein conçoit le solipsisme.

Ce passage du Tractatus, disent-ils « n’a de sens que s’il s’avère que les objets [dont parle Wittgenstein] sont les miens au sens fort » (p. 88). Leur argument consiste à dire qu’il serait impossible de concilier l’ontologie présentée au début du Tractatus (aphorismes 1 à 1.21, ainsi que 5.5561) avec le passage sur le solipsisme si les objets qui constituent l’ontologie tractarienne n’étaient pas des objets d’expérience : si ce n’était pas le cas « le fait que le monde est déterminé par la totalité des objets ne transformerait pas le monde en mon monde » (Hintikka & Hintikka, p. 88). Aux dires des deux interprètes, les remarques sur la mort que Wittgenstein formule aux aphorismes 6.431 et suivants du Tractatus confirmeraient également leur thèse :

6.431 – De même, le monde ne change pas dans la mort, mais cesse d’être. 6.4311 – La mort n’est pas un élément de la vie. On n’expérimente pas la mort.

Selon les Hintikka, il est bien clair que ce que Wittgenstein veut signifier est que le monde dans lequel nous vivons doit être un monde d’expériences. Or, la mort, elle, n’est précisément pas une expérience, elle signifie bien plutôt la fin de toutes nos expériences. C’est pourquoi Wittgenstein identifie le monde et la vie (« Le monde et la vie sont une seule et même chose » (TLP, 5.621)) et c’est la raison pour laquelle « le monde ne change pas dans la mort, mais cesse d’être ».

3.2. Conclusion

Nous avons donc, dans ce troisième chapitre, examiné les arguments qu’avancent les Hintikka pour identifier les objets tractariens aux sense-data russelliens. J’ai donné quelques raisons de douter de la validité du premier argument qui veut que la thèse de l’ineffabilité de l’existence des objets soit présente à la fois chez Russell et Wittgenstein. Les deux autres arguments examinés ici, à savoir l’argument qui concerne le statut épistémique des objets ainsi que l’argument sur le solipsisme semblent pour leur part plus convaincants. Mais le sont-ils vraiment ? Nous verrons dans le quatrième et dernier chapitre que le philosophe anglais David Pears présente de sérieuses objections à l’endroit des arguments hintikkiens. Selon Pears, en effet, l’œuvre de Wittgenstein nous fournit de bonnes raisons de penser que les objets tractariens s’apparentent aux objets du monde tels que nous, non-scientifiques, le trouvons plutôt qu’aux sense-data russelliens. L’interprète critique également, comme nous aurons l’occasion de le voir, l’interprétation que fait Hintikka du solipsisme tractarien. Selon Pears, en effet, le solipsisme tractarien n’est pas un solipsisme basé sur les sense-data, comme le prétend Hintikka, mais bien un solipsisme basé sur l’égo. Nous examinerons les raisons que Pears a d’avancer de telles thèses dans les pages qui suivent.

Chapitre 4 : David Pears – une lecture non empiriste du Tractatus