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L’ineffabilité de l’existence des objets chez Russell

Chapitre 3 : L’interprétation hintikkienne du Tractatus

3.1. L’interprétation hintikkienne du Tractatus : trois arguments pour l’identification des

3.1.1. Premier argument : l’ineffabilité de l’existence des objets

3.1.1.1. L’ineffabilité de l’existence des objets chez Russell

Pour bien suivre les Hintikka dans leur argumentaire, il nous faut maintenant, à l’instar des deux interprètes, localiser la thèse de l’ineffabilité de l’existence des objets dans la philosophie de Russell. Pour ce faire, il me semble utile de revenir sur le passage cité précédemment où les Hintikka présentent cette thèse de Wittgenstein :

L’existence des objets simples particuliers se montre par le fait que leur nom est utilisé dans le langage. En ce qui concerne les règles de la logique, cette idée implique que toutes les constantes individuelles d’un langage logiquement bien formé sont supposées non vides (Hintikka et Hintikka, 1986, p. 69).

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Il s’agira, dès lors, d’un énoncé métaphysique du même statut logique que ceux que Wittgenstein formule dans le Tractatus, énoncé dépourvu de sens qu’il faudra éventuellement jeter (TLP, 6.54).

Nous avons vu que Wittgenstein considère que l’on ne peut pas dire de façon sensée qu’un objet existe parce que l’occurrence d’une constante d’objet au niveau du langage complètement analysé signifie déjà l’existence de l’objet en question. En effet, les noms qui composent les propositions élémentaires réfèrent de façon nécessaire à des objets. C’est ce que les Hintikka veulent dire lorsqu’ils affirment que « les constantes individuelles d’un langage logiquement bien formé sont supposées non vides ». Or, les deux interprètes prétendent voir un parallèle entre cette dernière idée et la thèse russellienne selon laquelle les noms propres logiques réfèrent de façon nécessaire à des objets d’expérience directe. Arrêtons-nous donc quelques instants sur cette notion de nom propre logique pour tenter d’y voir un peu plus clair :

Dans Theory of Knowledge, son manuscrit de 1913, Russell affirmait que « d’un ceci effectivement donné, objet d’une accointance, il est dépourvu de sens de dire qu’il existe » (Russell, 1913, p. 227). Les termes « ceci » (this) ou « cela » (that) sont, selon Russell, des noms propres logiques, c’est-à-dire les seules unités linguistiques pouvant être caractérisées comme des termes singuliers. Ces mots font référence à des objets d’expérience directe. Ils sont les seuls moyens dont je dispose pour désigner verbalement et de façon directe – c’est- à-dire, sans les décrire – les sense-data présents à ma conscience. Dire « ceci » ou « cela » revient à faire quelque chose comme un geste ostensif vers un objet d’expérience directe, à « pointer du doigt » un sense-datum, avec lequel je suis en accointance.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que l’accointance est une relation à deux termes, relation entre un sujet (S) et un objet (Δ). Cette relation d’accointance est, pour Russell, une relation duale, c’est-à-dire qu’elle comporte nécessairement deux termes au moins. Ainsi, lorsque j’affirme « ceci » ou « cela », lorsque je désigne un objet de mon expérience par un nom propre logique, j’asserte par le fait même l’existence de cet objet puisque celui-ci, en tant qu’il est ce avec quoi je suis en relation, ne peut pas ne pas exister. Une relation d’accointance doit comporter deux termes parce que « le terme d’une relation ne peut pas être une pure non-entité » (Russell, 1917b, p. 127, je traduis). C’est pourquoi Russell, à l’instar de Wittgenstein, soutient qu’un énoncé tel que « x existe » est proprement dépourvu de sens. Comme il le résume lui-même, « il semble que nous jugions que les objets des sens

existent, et que, en jugeant de la sorte, nous n’ajoutions rien à ce qui est déjà donné dans les sens » (Russell, 1913, p. 179). Autrement dit, l’accointance avec un objet implique par le fait même l’existence de l’objet. Il n’y a donc aucun sens à dire que cet objet existe puisque le simple fait de désigner celui-ci par un nom propre logique comme « ceci » ou « cela » indique qu’il existe, ou plutôt, comme le dit Russell (1913, p. 180) :

Nous pouvons dire « ceci existe », en entendant par là « l’objet de ma présente attention existe », ou « l’objet que j’indique existe ». Ici, le mot « ceci » a cessé de fonctionner comme un nom propre, et il est devenu un mot descriptif, dans lequel un objet est décrit par ses propriétés ; et on peut alors soulever la question de savoir s’il y a un tel objet, puisque l’on peut forger des descriptions auxquelles rien ne correspond.

Une autre façon d’expliquer cette thèse est de dire que l’existence n’est tout simplement pas un prédicat. Comme nous l’apprend la logique formelle, l’existence s’exprime à l’aide d’un quantificateur. Si je dis, par exemple, « les mammifères ovipares n’existent pas », je ne suis pas en train de prédiquer la non-existence à des entités qui seraient des mammifères ovipares. Je suis plutôt en train de dire qu’il n’existe aucune entité qui satisfait les deux prédicats « être un mammifère » et « être un ovipare » (qu’« il n’existe aucun x tel que ce x est à la fois un mammifère et un ovipare »). La non-existence est ce qui est exprimé par la négation du quantificateur existentiel « ~ (∃x) ».

On comprend mieux, dès à présent, en quel sens les Hintikka peuvent prétendre que la thèse de l’ineffabilité de l’existence des objets est présente chez Russell comme chez Wittgenstein. La comparaison soulève toutefois plusieurs objections. Beaucoup de choses distinguent en fait les considérations des deux philosophes sur la question de l’ineffabilité de l’existence des objets : d’une part, Russell ne croit pas que les conditions de possibilité du langage sont ineffables ou que le concept d’objet est un concept formel. D’autre part, ce dernier semble dire qu’il est possible de parler des objets à travers des descriptions (« l’objet de ma présente attention existe ») alors que Wittgenstein affirme qu’il est strictement dépourvu de sens de dire quelque chose à propos des objets (ou de dire qu’une chose est un objet). Par ailleurs, le fait qu’il soit insensé, pour Russell, de dire d’un objet d’accointance qu’il existe tient à la nature de l’accointance, qui est une relation entre un sujet et un objet et qui, donc, présuppose l’existence de l’objet tout autant que celle du sujet. Chez Wittgenstein, la thèse de

l’ineffabilité tient plutôt au fait qu’il est proprement impossible de faire figurer au sein du langage sa propre capacité de figuration (de dire dans le langage les conditions de possibilité du langage).

On voit donc mal, par conséquent, de quelle façon cet argument des Hintikka doit nous informer quant à la nature des objets du Tractatus, comment celui-ci est censé nous convaincre du fait que les objets tractariens sont des sense-data. Aussi se peut-il fort bien que les Hintikka exagèrent la proximité des thèses de Wittgenstein et de Russell. Comme nous le verrons dans le dernier chapitre, c’est bien là l’avis de Pears qui souligne, quant à lui, que les arguments qui conduisent Wittgenstein à l’atomisme logique sont d’une nature fort différente des arguments russelliens.