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Deuxième argument : la déduction a priori de l’existence nécessaire des objets

Chapitre 4 : David Pears – une lecture non empiriste du Tractatus (quatre arguments contre

4.2. Deuxième argument : la déduction a priori de l’existence nécessaire des objets

argument bien particulier de Wittgenstein conduit Pears à souligner une différence significative entre les démarches de Wittgenstein et de Russell. Alors que Russell milite pour une version empiriste de l’atomisme logique, Wittgenstein défendrait, selon Pears, une version strictement a priori de cette même doctrine.

4.2. Deuxième argument : la déduction a priori de l’existence nécessaire des

objets

Le deuxième argument qu’avance Pears pour éloigner la philosophie wittgensteinienne de l’empirisme russellien concerne le type d’argument qui est mobilisé par Wittgenstein dans le Tractatus. L’argument wittgensteinien pour l’existence d’objets simples découvrables au terme de l’analyse logique des propositions n’est pas, contrairement à l’argument russellien, un argument empirique, mais bien un argument a priori45 :

[…] son atomisme logique n’a donc rien d’une version de l’empirisme : il n’utilise pas un critère de simplicité empiriste fondé sur les exigences de l’apprentissage des significations [références], et ne table pas sur la proclamation empiriste selon laquelle que (sic) l’analyse découvrira bientôt les fondements atomiques du discours factuel. Il passe a priori de l’existence d’énoncés factuels doués de sens à celle d’une grille élémentaire ayant des objets simples à ses points nodaux (Pears, 1987, p. 70).

Pour présenter les choses ainsi, Wittgenstein, contrairement à Russell, n’affirme pas l’existence d’objets pour des raisons empiriques, parce que c’est bien le cas que nous

45 Dans La pensée-Wittgenstein, Pears se contente du terme « a priori » pour distinguer la démarche

wittgensteinienne de la démarche russellienne, qui se situe clairement dans une veine empiriste. Dans sa préface à La philosophie de l’atomisme logique, toutefois, il catégorise clairement la pensée de Wittgenstein comme une forme d’idéalisme.

rencontrons certaines entités dans notre expérience. Il postule plutôt l’existence de tels objets pour des raisons de nécessité logique, parce que, selon lui, il nous serait impossible de comprendre le fonctionnement de notre langage si de tels objets n’existaient pas.

En effet, pour Russell, la question de savoir s’il y a des objets simples est une question d’ordre empirique : nous rencontrons bien de tels objets au sein de notre expérience (nous sommes en accointance avec ceux-ci) et c’est parce que les constituants élémentaires de notre langage renvoient ultimement à ces objets que nos mots acquièrent une signification (référence). Autrement dit, notre langage serait proprement incompréhensible s’il ne renvoyait pas ultimement à de tels objets. Toutefois, bien que l’accointance avec des objets soit requise pour que nous puissions comprendre les mots que nous utilisons, leur existence, elle, n’est en rien nécessaire.

Il en va autrement pour Wittgenstein qui propose un argument strictement a priori pour l’atomisme logique. Cet argument consiste à dire que le fait qu’une proposition soit pourvue de sens implique qu’elle figure un état de choses possible. Cela implique-t-il pour autant que les objets qui composent ces états de choses existent ? Une manière de répondre à cette question est de souligner le lien étroit qui subsiste entre la question de la détermination du sens (Sinn) et celle de l’existence d’atomes linguistiques (Seymour, 2005, p. 52). En effet, au 3.23 du Tractatus, Wittgenstein dit que « requérir la possibilité des signes simples, c’est requérir la détermination du sens ». C’est que, selon Wittgenstein, la signification (référence) doit être déterminée, univoque et sans ambiguïté. Un signe linguistique doit avoir une et une seule signification de même qu’« il y a une analyse complète de la proposition, et une seulement » (TLP, 3.25). La première formulation de 3.23 dans les Carnets de 1914-1916 semble éclairer davantage le lien entre cette question et celle de l’existence des objets : « l’exigence des choses simples, nous dit Wittgenstein, est l’exigence de la détermination du sens ». Wittgenstein parlait bien, dans les Carnets – qui, rappelons-le, compilent les notes qui serviront à l’élaboration du Tractatus de 1921 – de l’exigence, pour la détermination du sens, de l’existence d’objets (de « choses » (Sachen)) simples. Autrement dit, qu’il y ait des objets simples est ce qui permet que le sens soit déterminé, qu’il y ait une et une seule analyse pour une proposition, puisqu’à chaque signe linguistique (à chaque nom) correspond un objet

simple qui constitue sa signification. Le point semble étayé clairement dans une entrée du même ouvrage datant du 18 octobre 1914 : « […] before any proposition can make sense at all the logical constants must have reference ».

Dans le Tractatus, l’argument de Wittgenstein est diffusé à travers les remarques attachées au 2.02 qui stipule que « l’objet est simple » :

2.021 – Les objets constituent la substance du monde. C’est pourquoi ils ne peuvent être composés.

2.0211 – Si le monde n’avait pas de substance, il en résulterait que, pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité d’une autre proposition.

2.0212 – Il serait alors impossible d’esquisser une image du monde (vraie ou fausse).

Wittgenstein veut montrer, comme l’affirme 2.021, que des objets simples – des objets qui, donc, « ne peuvent pas être composés » – constituent la substance du monde, c’est-à-dire le fondement de la réalité auquel sont rattachés les noms simples qui composent notre langage. Pour en arriver à cette conclusion, il est nécessaire de réduire à l’absurde la thèse évoquée en 2.0211 à savoir que la substance du monde n’est pas composée de tels objets. La conséquence d’une telle thèse serait, comme l’indique 2.0212, qu’il serait « impossible d’esquisser une image du monde » parce que le fait qu’une proposition ait un sens « dépendrait de la vérité d’une autre proposition » (et le sens de cette dernière proposition, de la vérité d’une autre proposition, à l’infini) :

If the analysis of ordinary descriptive sentences never terminated on logical atoms, their meaning would always depend on further factual truths. But that would not be acceptable, because it would make meaning indeterminate. The meaning of any descriptive sentence would depend on a truth, whose meaning would depend on a further truth, and so on ad infinitum. (Pears, 1985, p. xxxix).

Cela signifie, en d’autres termes, que le langage serait proprement impossible. Comme cette conclusion est absurde puisque, visiblement, « [n]ous nous faisons des images des faits » et que nous avons des pensées que nous exprimons à l’aide de phrases – puisque, en bref, nous parlons un langage – nous devons conclure de toute évidence, selon Wittgenstein, qu’il existe des objets simples.

Évidemment, l’argument de Wittgenstein est substantiellement plus compliqué : il nous faudrait, entre autres, expliquer la raison pour laquelle il affirme que l’inexistence des objets aurait pour conséquence que le sens d’une proposition dépendrait dès lors de la vérité d’une autre proposition. Pears consacre l’entièreté du chapitre 5 de The False Prison à cette question et il est inutile de reprendre ces développements ici. L’important pour nous est de bien voir le caractère a priori de la démarche de Wittgenstein : c’est bien sa conception du langage, c’est-à-dire de la manière dont, selon lui, une proposition en vient à acquérir un sens déterminé qui le conduit à la conclusion qu’il doit exister des objets simples auxquels se rapportent les constituants élémentaires des propositions. Sa démarche n’a rien à voir avec de quelconques présupposés empiristes, avec l’idée, par exemple, que la connaissance procède des données des sens et que c’est à ce matériel précis que se rattache l’usage de nos expressions linguistiques.

Ainsi, cet argument de Pears nous conduit à tracer une différence fondamentale entre les ontologies russellienne et wittgensteinienne : selon Wittgenstein, des objets composant la substance du monde doivent nécessairement exister. Pour Russell, l’existence de tels objets demeure une question d’ordre empirique et n’est, par conséquent nullement nécessaire. Comme le dit Pears : « c’est un fait [selon Russell] que nous trouvons des choses qui satisfont à son critère ; mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi : on peut soutenir, dit-il, que l’analyse logique pourrait ne jamais atteindre les atomes logiques » (Pears, 1987, p. 73). Cela est d’ailleurs cohérent avec le fait que les objets russelliens sont des sense-data : de tels objets sont par nature changeants et éphémères. Une telle nature incomberait mal à des objets qui sont censés composer la substance du monde, comme c’est le cas des objets tractariens.

Notons également qu’un passage du Tractatus semble confirmer de façon exemplaire l’interprétation non empiriste de l’atomisme logique de Wittgenstein que propose Pears. Ce dernier, bien qu’il en discute ailleurs dans son ouvrage (Pears, 1987, p. 125), ne fait étonnamment pas mention de ce passage dans le cadre de son argumentaire sur le caractère non empiriste de la démarche wittgensteinienne. Il s’agit de l’aphorisme 5.552 du Tractatus auquel les Hintikka réfèrent également et que nous avons déjà cité :

L’« expérience » dont nous avons besoin pour comprendre la logique, ce n’est pas qu’il y ait tel ou tel état de choses, mais qu’il y ait quelque chose : mais ce n’est pas là une expérience. La logique est antérieure à toute expérience – que quelque chose est ainsi. Elle est antérieure au Comment, non au Quoi.

Dans ce passage, Wittgenstein expose assez explicitement l’idée que la logique – entendant par là la logique du langage, son fonctionnement – serait proprement incompréhensible s’il n’existait pas un monde (et donc, des objets). La raison en est, comme nous l’avons vu, que c’est l’existence des objets qui rend possible la détermination du sens. Or, nous dit le philosophe, il n’est nul besoin de faire l’expérience qu’il existe des objets pour que cette détermination soit possible. La connaissance du fait que ceux-ci existent ne relève pas d’une expérience. Il suffit que notre langage réponde d’une certaine logique pour que nous puissions en déduire la nécessité qu’existent des objets, il suffit que la signification des termes qui composent notre langage soit déterminée pour que nous puissions en conclure qu’il existe un monde, composé d’objets auxquels les mots sont rattachés. La logique n’a pas à voir avec la rencontre des objets au sein de notre expérience. Elle est, comme le dit Wittgenstein, « antérieure à toute expérience ». Il n’est donc nul besoin d’en appeler, comme le faisait Russell, à une forme d’intuition extralinguistique comme l’accointance pour expliquer que nous connaissons la forme logique des objets.

On voit bien, par conséquent, de quelle façon l’argument de Pears qui concerne la déduction a priori, par Wittgenstein, de l’existence des objets simples contrevient à l’interprétation hintikkienne : l’argument qui conduit l’auteur du Tractatus à postuler l’existence d’objets simples découvrables au terme de l’analyse est d’un tout autre ordre que celui qui mène Russell à la même conclusion. Ce dernier croit en effet que c’est la rencontre des objets dans notre expérience qui nous informe de leur existence, alors que Wittgenstein déduit leur existence de façon strictement a priori. C’est la détermination du sens qui exige que de tels objets existent et notre connaissance de leur existence ne relève pas de l’expérience que nous en avons. Tout ceci tend à suggérer que les objets tractariens sont d’une nature fort différente des sense-data russelliens.