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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Savoir libérateur ?

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Academic year: 2021

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXV, 2003

SAVOIR LIBÉRATEUR ?

Didier NORDON Université Bordeaux 1

MOTS-CLÉS : SAVOIR – OBÉISSANCE – SPÉCIALISATION

RÉSUMÉ : La quête sans fin de savoir abstrait mène moins à une libération de notre société qu’à l’asservissement des spécialistes enfermés chacun dans sa spécialité.

ABSTRACT : The unending quest for abstract knowledge does not liberate us. Instead, it transforms specialists into slaves of their speciality.

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L’érudit de jadis (la “bibliothèque à pattes”, le “puits de science”) pouvait être attachant, tout en faisant parfois sourire. Nous n’en sommes plus à cette figure artisanale. Nos mémoires se mesurent désormais à grands coups de gigaoctets. Presque chaque jour, on réalise un nouveau progrès dans les possibilités de stocker l’information, ce dont on se félicite bruyamment. Croire aux bienfaits de l’accumulation du savoir fait partie de l’idéologie actuelle.

Or, à l’inverse, nous devrions être réservés vis-à-vis du savoir. En effet, au moment où nous aurions le plus besoin de lui, c’est-à-dire au moment d’une décision cruciale, il nous laisse, chacun, tout seul. Le savoir que je vais examiner ici est celui qui se trouve du côté de l’avoir et de la volonté de puissance, non le savoir contemplatif, situé du côté de l’être, qui peut exister dans d’autres civilisations. Je ne vise pas non plus ces savoirs indispensables à la vie et aux échanges que sont les “savoirs populaires”, par exemple : ce sont les règles à suivre imposées par le monde. Mes réserves naissent quand on se met à révérer “le” savoir en lui conférant la noblesse du singulier. Par “savoir”, j’entends un ensemble de connaissances abstraites. Ma critique porte surtout sur le fait que “le” savoir a une force propre, et que les hommes lui obéissent. En obéissant aux nécessités, on peut les dominer. En obéissant au savoir, on est dominé par lui.

Nous continuons à développer le savoir. Est-ce à dire que l’histoire a démenti les antiques avertissements lancés contre lui ? Certes pas. Aujourd’hui comme hier, le savoir promet toujours le meilleur pour l’avenir ; et, aujourd’hui comme hier, il est toujours susceptible de collaborer au pire. En témoigne la barbarie atteinte au XXe siècle par des pays qui ont le culte du savoir. Quant à l’homme actuel, à la tête d’un savoir quasi-infini, il est, face aux grandes inquiétudes, aussi désemparé que ses ancêtres - voire plus, comme en attestent les appréhensions nouvelles dues aux progrès de la biologie. Nombreux sont les cas où savoir n’aide pas à agir. Pas plus les possibilités d’action que les moyens de discriminer le vrai du fallacieux n’augmentent avec la quantité d’informations disponibles.

Si la recherche du savoir n’était qu’un divertissement, il n’y aurait pas de mal à y consacrer tant de forces : l’homme a besoin du divertissement. Il n’y a rien en soi de répréhensible dans le fait de développer le savoir avec frénésie, une frénésie qui sert précisément à occulter l’angoisse née de la pensée que jamais le savoir ne répond aux questions ultimes. On apprend, on s’enivre de savoir, pour oublier qu’apprendre est une vanité, et que rien ne peut émanciper qui que ce soit de la naïveté inhérente à la condition humaine. Tant que le côté divertissant du savoir reste perçu et assumé, je n’ai pas d’objection. Malheureusement, trop de gens adorent le savoir comme s’il était un dieu libérateur. Cette attitude-là ne me paraît pas recevable. En vérité, la plupart des hommes ont besoin d’un maître, ils aiment se soumettre et, dans le savoir, ils ne recherchent pas la liberté mais l’asservissement, le plaisir d’obéir. Voilà pourquoi ils font proliférer un savoir souvent aliénant alors que, depuis longtemps, ils sont mis en garde. Ma critique du savoir ne s’inscrit donc pas dans

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la tradition chrétienne : je pense que goûter à l’arbre de la connaissance n’est pas désobéir mais, à l’inverse, se lancer dans un processus d’obéissance sans fin ; et je ne considère pas l’obéissance comme une vertu. Ma critique s’éloigne aussi de la tradition “de gauche”, dans la mesure où je tiens pour mystificateur le slogan du “savoir libérateur”.

Apprendre est difficile, apprendre sans surestimer les vertus du savoir l’est encore plus. En particulier, une étude abstraite demande de gros efforts sans récompense immédiate : le plaisir n’est pas toujours là, et ne suffit pas à entretenir le feu sacré ; l’espoir d’un bon métier grâce à elle est aléatoire. Où trouver la stimulation, sinon dans une foi démesurée en l’étude en question, ou dans une croyance à votre supériorité puisque vous réussissez à accéder à un savoir ardu ? Le savoir abstrait est un instrument idéal pour donner l’enivrante illusion qu’on est sorti de la naïveté. Il croit que la source de la naïveté réside dans l’ignorance, donc il s’imagine pouvoir vaincre la naïveté - ce qui est, bien sûr, suprêmement naïf.

Forçons à peine le trait : plus un savoir est abstrait, plus ses adeptes risquent de se laisser duper par lui, c’est-à-dire, confondant son ésotérisme avec de la profondeur, croire qu’il les mène à une vérité interdite au commun des mortels. Trois disciplines parmi les plus abstraites en sont autant d’exemples : les mathématiques, la philosophie, la théologie. Combien de mathématiciens prenant pour argent comptant la phrase de Galilée selon laquelle la nature est un livre écrit en langage mathématique ! Combien de philosophes souriant devant les interrogations qu’ils jugent naïves ! Quant à la théologie, qui pourrait se passionner pour ses subtilités, tout en y voyant des jeux de l’esprit qui ne disent rien sur le grand mystère ?

Je me place ici dans une espèce de surplomb par rapport au savoir : je prétends en savoir sur lui plus long que lui-même ! Qu’est-ce qui prouve qu’il ne sortira pas des limites que je lui assigne ? Rien. Ma position est métaphysique. Sans pouvoir le démontrer, je crois qu’aucun savoir ne pourra déterminer ce qu’il advient de l’individu après sa mort. Je ne songe pas à son corps (le corps, on ne sait que trop ce qu’il devient) mais à ce qui n’est pas matériel. Qu’on appelle cela âme, esprit, intelligence ou conscience, le mot importe peu. L’essentiel est qu’il y a un souffle en nous sur le devenir duquel le savoir ne nous dira jamais le fin mot. Et cette ignorance sur la seule chose qu’il importerait véritablement de connaître condamne l’ensemble du savoir humain - passé, présent et à venir ! - à une tragique vanité. Il ne dira jamais quel sens a la vie. Malheureusement, il ne supporte pas de rester sans réponse. Il est prêt à toutes les proliférations pour se cacher que certaines questions lui échappent. Et, comme souvent, le déni d’une vérité gênante s’accompagne d’une tendance à l’intolérance. Il existe des fanatiques du savoir, aux yeux desquels les ignorants n’ont pas droit à la parole.

Comme toute foi, la foi dans le savoir fait obéir. Obéir au savoir, c’est le laisser s’interposer entre vous et les questions essentielles, lui abandonner toute la place. Croire qu’il change radicalement le

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rapport au monde. Attendre sa réponse là où, au vrai, il n’a rien à dire. Le développer pour lui-même pris comme fin en soi, voire devenu simple nécessité quotidienne d’un cerveau qui ne sait plus faire autre chose. Il exige de plus en plus de temps, répond de moins en moins aux questions initiales, prolifère en ramifications infinies. Il n’éclaire pas, il aliène, réduit la pensée à une technique. Quant aux préjugés, ils sont moins souvent chassés que renforcés par l’acquisition d’un savoir nouveau, tant l’homme est enclin à interpréter ce qu’il apprend de façon à confirmer ses préjugés. Bien entendu, nier que le savoir bouleverse la vie sur le plan matériel, et réussit à grandement l’améliorer, serait stupide. Notre société a raison d’être fière de ses succès scientifiques, techniques, médicaux. Mais elle les célèbre avec tant de faste qu’elle finit par oublier de quel prix elle les paie. Le savoir a trop d’avocats enthousiastes, c’est pourquoi je me permets d’“exagérer dans l’autre sens”.

“Une tête coupée en fait renaître mille” disait-on de l’hydre. Il en va de même du savoir. Résoudre un problème, découvrir un fait, dévoiler une perspective inattendue, étudier une théorie - tout cela, ouvrant de nouvelles pistes et incitant à de nouveaux développements, contribue à ce que le savoir augmente encore. Le savoir est pour ainsi dire un infini dynamique. Certains s’en réjouissent ; ils voient là une promesse de ne jamais s’ennuyer, le savoir les occupera éternellement. Par exemple, les mathématiciens expriment en général plus de satisfaction devant les démonstrations posant de nouvelles questions que devant celles parachevant la résolution d’un problème. Cela montre à quel point leur savoir s’est vidé de sens. Incapables de s’arrêter, ils n’en attendent rien, que de pouvoir l’accroître indéfiniment. Seulement, ils n’osent pas s’avouer qu’ils en jouissent comme d’un pur divertissement. Alors, par habitude et par esprit de sérieux autant que par conviction mûrement réfléchie, ils louent les bienfaits qu’il apporte au “progrès” de la société. Les savants scientistes du XIXe siècle, dont on se moque aujourd’hui parce qu’ils s’imaginaient à tort sur le point de tout savoir, avaient somme toute une attitude moins contradictoire : croyant fermement au savoir, ils comptaient donc sur lui pour les mener à un monde sans mystère. Désormais, notre société souffre d’accoutumance au savoir. Non seulement elle ne peut plus s’en passer, mais il lui en faut de plus en plus. Jusqu’à l’overdose finale ?

Pris dans l’actuelle prolifération du savoir, nous devons faire mieux que les marquis de Molière. Eux savaient tout sans avoir jamais rien appris ; nous avons à nous orienter sans presque rien savoir. Chacun de nous a perdu le contact avec la quasi-totalité du savoir. Mais cela n’autorise pas à renoncer à penser. Quel que soit le problème, nous sommes amenés à penser sans savoir assez. Telle est la situation à laquelle conduit la prolifération du savoir. Moins l’individu est en mesure de se faire un jugement personnel, plus il est soumis aux coups médiatiques. Par leur abondance, les sciences sont prises dans le système médiatique. Les scientifiques eux-mêmes n’ont aucun contrôle sur les résultats annoncés dans leur branche. Il y en a trop ! Ils ne peuvent pas se les approprier

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mais, tout au plus, “se tenir informés”, comme on s’informe en lisant un journal auquel, bien obligé, on fait confiance. Du coup, l’habileté de son auteur joue un rôle notable dans le succès d’une théorie sur une autre et contribue ainsi à déterminer, à un instant donné, la “vérité scientifique”. Si les faits sont objectifs, leur importance relative ne l’est pas. Plus on a de données concernant tel ou tel problème, plus complexes donc confuses sont les relations qu’elles entretiennent, et plus hasardeuse la priorité à établir entre elles. La vérité reste insaisissable. Aucun fait n’a de signification, de sens ou de valeur par lui-même ; c’est la subjectivité de l’observateur qui les lui donne. En fin de compte, plus il en connaît, plus important est le rôle que doit jouer son “nez” : soupeser le poids relatif des faits, pressentir lesquels vont prendre de l’importance et lesquels vont en perdre, décider lesquels sont les plus fâcheux, lesquels sont les plus favorables… En outre, alors même qu’il vise à tout savoir, il doit aussi deviner le rôle susceptible d’être joué par ceux qu’il ignore !

On se moque souvent des experts parce que, quel que soit le problème posé, ils sont incapables de se mettre d’accord. Parfois, on en déduit qu’ils bluffent : s’ils étaient aussi savants qu’ils prétendent, ils sauraient où est la vérité. Une telle conception est simpliste. La faiblesse des experts ne vient pas d’un manque de connaissances, mais d’un excès. “Contrairement à une idée répandue, l’incertitude est souvent proportionnelle à la quantité de données disponibles, et non inversement proportionnelle” (M. Field et M. Golubitsky, La symétrie du chaos, InterEditions, 1993). Voilà une critique radicale de la manie qu’a notre société d’accumuler les données pour essayer de venir à bout de tous ses problèmes. En somme, plus les experts seront experts, plus souvent ils susciteront la moquerie… Notre société agit avec le savoir comme avec n’importe quelle marchandise : elle se livre à une accumulation forcenée.

Par ailleurs, il faudrait bien de l’outrecuidance pour croire notre savoir débarrassé des scories. Combien de nos découvertes tombent en quelques années du succès aux oubliettes, sinon au ridicule ! Donc, à un instant donné, plus un homme sait de choses, plus il en sait de fausses. Notre seul avantage sur les Anciens est que nous pouvons repérer et moquer les fadaises contenues dans leur savoir, mais qu’eux ne peuvent pas nous rendre la politesse. La spécialisation montre à quel point le développement du savoir impose sa loi. Car elle est partout présente, alors que presque personne ne fait son éloge. Beaucoup de spécialistes, même, voient en elle un appauvrissement. Tous néanmoins, par leur pratique, y contribuent chaque jour. Comment pourrait-il en aller autrement ? Il y a une énorme inertie. Le savoir est lancé, il doit continuer de s’accroître, il l’exige, il nous a tendu un piège : nous sommes convaincus que renoncer à lui, c’est sombrer dans l’obscurantisme. Or les capacités individuelles restent à peu près les mêmes. Donc plus vaste est le savoir, plus étroite est la spécialisation de chaque individu. Quiconque est favorable à ce qu’on continue d’accumuler du savoir est ipso facto favorable à ce que la spécialisation augmente.

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Mais l’inertie n’explique pas tout. Même si, en paroles, il déplore la spécialisation, plus d’un spécialiste y tient beaucoup, au fond. Obéir lui plaît, c’est cela qu’il recherche en elle. Se faire traiter de “spécialiste étroit” est un mince inconvénient, comparé à la tranquille assurance qui naît du fait d’avoir l’esprit balisé par un savoir pointu, technique, aux règles bien définies et qu’il n’y a qu’à suivre. J’ai souvent constaté le désir des étudiants en sciences de se faire avant tout enseigner des “méthodes”, c’est-à-dire des procédures fiables pour résoudre les problèmes : ce qu’ils cherchent dans le savoir, ce n’est pas l’exercice de leur liberté, mais des garanties pour ne pas “sécher”.

Le spécialiste n’a guère le temps de mettre en perspective son savoir, de réfléchir au rôle qu’il joue (avec les inquiétudes que ce genre d’interrogation suscite) car il doit se tenir au courant - et le savoir progresse vite ! C’est un esclavage tel, que certains finissent par bluffer pour y échapper : ils font semblant de connaître leurs devanciers mieux qu’ils ne les connaissent en réalité. Cette tentation de bluffer à laquelle le savoir soumet perpétuellement n’est d’ailleurs pas le moindre des reproches qu’on doit lui adresser.

“La force d’un savant réside dans le fait qu’il limite ses doutes à sa spécialité” (Élias Canetti, Auto-da-fe, Gallimard, 1968, p. 80). Si difficiles soient-elles d’un point de vue technique, les questions que se pose un savant pareil n’en sont pas moins faciles ; ce sont de “bonnes” questions, pas intempestives, internes à sa spécialité, qui ne remettent pas en cause la façon dont il voit le monde. Il est corseté par son savoir : c’est son savoir qui souffle à un tel savant les questions qu’il se pose, c’est encore son savoir qui lui dicte la façon dont il tente de les résoudre. Les réponses que peut-être il apportera n’intéresseront que les autres spécialistes. En cela, ce savant n’est pas libre, sa curiosité est bridée. Et il transforme son savoir en moyen pour ne pas penser : dans une pensée digne de ce nom, le doute s’insinue partout.

Le savoir ramène tout à ses normes. Ainsi, les méditations des philosophes célèbres, au lieu de rester questionnement, deviennent objet de savoir. Nul n’a le droit d’éprouver de l’angoisse devant les espaces infinis sans évoquer Pascal. O ces philosophes qui dissertent sur la liberté, mais n’ont pas même la liberté de s’exprimer autrement qu’un philosophe doit le faire ! L’émotion artistique aussi est soumise au savoir, en conséquence de quoi les hommes “cultivés”, engoncés dans des principes, sont souvent les derniers à percevoir la richesse d’une forme nouvelle d’expression. N’ont-ils pas été enclins à mépriser, à mesure que ces genres apparaissaient, le cinéma, le jazz, la bande dessinée, les Beatles ?...

Utilisé pour désigner tantôt ce qui fait la force principale des armées, tantôt une branche du savoir, le terme de “discipline” est révélateur. L’habit ne fait pas le moine, l’absence d’uniforme ne fait pas la liberté. La peur de paraître ignorant ou bête devant un “grand” intellectuel fait peser sur le “petit” une hiérarchie intériorisée, largement aussi contraignante que celle, extériorisée, en usage dans

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l’armée. Voici un chercheur qui emploie avec pertinence des termes savants, qu’il a compris et faits siens ? Bravo ! Mais ils le conduisent à réagir, devant un problème, comme doit le faire un bon chercheur de sa spécialité. Ce n’est plus l’action créative d’un homme libre, mais l’obéissance aux règles d’un technicien qui ne sort pas de son domaine de compétence. Ce n’est pas lui qui parle ; c’est, à travers lui, le savoir. Tels ces obèses du cerveau, dont toute l’audace se borne à se poser des questions qui les conduiront à apprendre encore plus - quitte à ne pas trouver de réponse, donc à continuer d’apprendre…

Le savoir est éclaté en milliers de sous-savoirs hétérogènes. Il y a pourtant une unité entre eux : leurs possesseurs sont obéissants. Même isolés au sein d’un savoir infiniment spécialisé, donc protégés du regard et du jugement que le groupe des collègues pourrait porter sur eux, ils obéissent scrupuleusement. A coup sûr, il existe des articles de mathématiques dont la portée est si faible que personne ne les a jamais lus, mais dans lesquels l’auteur - au prix de combien de travail et de combien de peine ! - ne s’est pas autorisé la moindre minuscule entorse aux principes de la rigueur démonstrative.

Chacun obéit au savoir qui est le sien. Quel crève-cœur de repenser aujourd’hui à tant de contributions marxistes orthodoxes ! Savants sans aucun doute, leurs auteurs, et certains même honnêtes. Mais emprisonnés dans un fatras de connaissances qui les privait de liberté de pensée. Ne croyons pas que, s’ils ont été conduits à ces aberrations, c’est que leur savoir était faux. Les choses se passent à l’inverse. Tout savoir risque de mener à l’orthodoxie, donc à l’aliénation et à la fausseté. L’expérience des marxistes rejoint celle des aristotéliciens du Moyen-Age, ou celle des scientistes et des freudiens orthodoxes de nos jours. Et celle des universitaires : la thèse est un travail à la fois de pur savoir et de pure soumission.

En outre, ne soyons pas dupes du singulier noté au début (“le” savoir). L’abstraction et l’esprit d’obéissance donnent une unité aux divers aspects “du” savoir mais, derrière, les rivalités font rage. Par exemple, les réductionnistes, qui espèrent expliquer l’esprit à partir des neurones, développent du savoir ; les psychanalystes, qui veulent une approche globale de l’homme, également. Les démarches et conceptions sous-jacentes sont différentes, sinon opposées. Un succès des unes représente une difficulté supplémentaire, presque un échec, pour les autres. Il faut choisir son camp, de façon subjective là encore. La victoire d’une approche sur l’autre paraît aussi improbable qu’une synthèse entre elles. “Interdisciplinarité”, quel terme hypocrite ! Les disciplines sont en guerre, non en conjonction. Les chercheurs qui allient leurs efforts à ceux des collègues des disciplines voisines sont plus rares que ceux qui entretiennent la guerre.

Si le slogan du savoir libérateur a pu faire illusion au XIXe siècle, il ne le devrait plus aujourd’hui. Acquérir du savoir permet à quelques-uns de connaître une ascension sociale, mais c’est au prix de la perpétuation de l’oppression subie par les autres, et d’une aliénation partagée par tous. Trop

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savante, empêtrée dans son savoir qui ne lui donne aucun guide pour l’action ni pour voir clair sur elle-même, notre société montre une incapacité, un manque d’imagination, dramatiques face aux problèmes qu’elle devrait résoudre. En témoigne, puérile mais non dénuée de justesse, cette question qu’on entend parfois : “Comment se fait-il que, à l’aube du troisième millénaire, il y ait encore tant de misère ?” Quant aux intellectuels, ils n’ont en général pas été, au cours du XXe siècle, des modèles de la résistance contre les tyrannies. Ce phénomène, souvent constaté, a peut-être d’autres causes que la lâcheté - par exemple, le fait que cultiver le savoir inhibe la faculté de désobéir. En tous cas, de notre part à nous qui vivons en période de paix, il serait à la fois prétentieux et naïf de juger qu’un collaborateur des tyrans ne peut être que mauvais intellectuel. Prétentieux, car un tel jugement sous-entend que notre savoir à nous est, en quelque sorte, plus vrai que le sien. Naïf, car nul ne peut être contraint à interpréter le savoir dans telle direction plutôt que telle autre. On trouve, dans le savoir, de quoi légitimer les tyrannies comme on trouve de quoi les combattre ; chacun est seul avec sa conscience pour en décider.

L’idéal serait que, en même temps qu’il acquiert de plus en plus de savoir, l’individu acquière aussi de plus en plus de force pour critiquer ce savoir : le mettre en perspective, le relativiser, le réexaminer, en évaluer la portée. C’est le contraire qui se produit. Trop contents de savoir, nous manquons de l’énergie nécessaire pour ne pas nous laisser abuser par ce que nous savons ou croyons savoir. Pire encore, et paradoxal : le savoir est un redoutable ennemi du savoir ! Songeons à tous les exemples de spécialistes accrochés sottement, et parfois dangereusement, à la leçon qu’on leur a jadis enseignée plutôt qu’accepter le savoir nouveau qui la contredit…

Tout se passe comme si le savoir avait une vie propre et nous imposait sa volonté. L’homme qui a appris à obéir ne sait plus vivre autrement, l’homme pris dans le savoir est soumis à ses lois. Le savoir n’est pas libérateur. Donnons de cela une dernière illustration, un peu dérisoire et désolante : la fréquence avec laquelle la phrase de Montaigne sur la tête bien faite plutôt que bien pleine revient comme sujet d’examen, où on attend toujours des candidats qu’ils approuvent Montaigne, mais qu’ils aient quand même la tête bien pleine. (De toutes façons, vérifier qu’ils l’ont bien faite est à peu près impossible, alors…) Autrement dit, chacun répète la citation de Montaigne, dont il a empli sa tête ; mais personne n’a la tête assez bien faite pour trouver comment la faire passer dans la réalité…

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