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Historicité et absoluité de l'esprit chez Hegel

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Mathieu Robitaille

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spritchez

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egel

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître es arts (MA.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

NOVEMBRE 2003

(2)

Résumé

Le but de ce mémoire est de montrer comment Hegel a pu affirmer à la fois l’absoluité et Γhistoricité de l’Esprit. Comment Hegel a-t-il en effet pu prétendre que l’Esprit est historique, pour autant qu’il s’engage dans le temps et se manifeste dans et comme histoire, et, simultané- ment, qu’il peut dépasser sa condition historique, en s’élevant, comme esprit absolu, au savoir infini de lui-même ? En explicitant ces notions d’historicité et d’absoluité, il apparaîtra qu’elles renvoient essentiellement l’une à l’autre et forment une unité dialectique. Elles désignent con- jointement, mais suivant deux angles différents, cette processualité de la réflexion en soi au sein de l’altérité caractéristique de la subjectivité ou de l’Esprit. La conclusion est que l’historicité et l’absoluité nomment ensemble le mode d’être fondamental de l’Esprit. L’Esprit est aussi bien historique qu’absolu, parce que son essence réside dans l’activité de devenir historiquement lui- même au sein de l’altérité temporelle.

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Ce mémoire a bénéficié d’une bourse d’excellence délivrée par le F.Q.R.S.C. Que ce Fonds soit grandement remercié de son appui. Sincères remerciements à ma directrice, Mme Marie-Andrée Ricard, pour son écoute remarquable et ses conseils toujours judicieux. Merci enfin à Joëlle, ma femme, pour son soutien affectif et intellectuel.

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T

able

des

matières

RÉSUMÉ ... ii

Remerciements...m Tabledesmatières... .־...u Abréviationsdesouvragesde Hegel...vi

Introduction... 1

Chapitrepremier : L’historicitédel’Esprit... 22

§ 1. De l’histoire mondiale à l’historicité...27

A. L’histoire mondiale... 28

B. Histoire mondiale et automanifestation... 34

§ 2. Anhistoricité de la nature et historicité de l’Esprit...43

A. Nature, extériorité et nécessité ... 43

AT. La matière et ses configurations élémentaires ...46

A. 2. Le phénomène de la vie...49

B. La nature en son opposition à l’Esprit... 55

BT. Le concept du temps ...59

B. 2. Rapport de la nature et de l’Esprit au temps... 65

C. Historicité de l’Esprit et anhistoricité de la nature...75

D. Récapitulation ...81

§ 3. La finitude infinie de l’Esprit... 83

A. De l’être-là à la véritable infinité... 84

B. La véritable infinité de l’Esprit... 96

Chapitredeuxième : L’absoluitédel’Esprit...100

§ 4. L’éternité de l’Esprit... 105

(5)

B. Les deux modes de la temporalité naturelle : le maintenant et la durée... 108

B.l. Le maintenant (présent fini)... 109

B. 2. La durée (présent indé-fini) ... 111

C. L’éternité (présent infini) ... 113

C. l. La signification temporelle de l’éternité... 113

C.2. La signification spirituelle de l’éternité ... 121

C.3. Définition englobante de l’éternité...122

§ 5. Réminiscence et philosophie...124

A. La réminiscence...125

A.l. La définition psychologique de la réminiscence ... 125

A.2. Le rapport de la réminiscence au temps... 131

B. Philosophie et réminiscence... 136

Conclusion...146

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Abréviationsdesouvragesde Hegel1

D Differenz des Fichteschen und Schellingschen Systems der Philosophie

EPWI Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830). Erster Teil : Die Wissenchaft der Logik

EPWII Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830). Zweiter Teil : Die Naturphilosophie

EP Will Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830). Dritter Teil : Die Philosophie des Geistes

F Fragmente historischer und politischer Studien aus der Berner und Frankfurter Zeit

GPR Grundlinien der Philosophie des Rechts

GR Gymnasialreden

GW Glauben und Wissen

JS I Jenaer Systementwürfe I

JS II Jenaer Systementwürfe II

JS III Jenaer Systementwürfe III

PHÄ Phänomenologie des Geistes

PP Texte zur philosophischen Propädeutik

VÄI Vorlesungen über die Ästhetik I

VÄII Vorlesungen über die Ästhetik II

VG Die Vernunft in der Geschichte

VGP I Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie I

VGP II Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie II

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiquées en note de bas de page selon la règle suivante : après T abréviation comme telle suivra 1) le numéro du paragraphe (s’il y a lieu), 2) la lettre « Z » si la citation provient d’un Zusatz de Hegel, 3) enfin le numéro de la page (en chiffres arabes). Ainsi, par exemple, T indication suivante : EPWni, § 381, Z, 18, signifie que la citation en question provient de l’addition au § 381 de la Philosophie de l’Esprit de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1830), à la page 18.

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VPG Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte

VPRI Vorlesungen über die Philosophie der Religion I

WDA Wer denkt abstrakt ?

WL I (1831) Die Wissenschaft der Logik Die Lehre vom Sein (1831)

WL I (1812) Die Wissenschaft der Logik. Das Sein (1812)

WL II Die Wissenschaft der Logik Die Lehre vom Wesen.

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Zeit

So wandelt sie im ewig gleichen Kreise, Die Zeit, nach ihrer alten Weise,

Auf ihrem Wege taub und blind ; Das unbefangne Menschenkind

Erwartet stets vom nächsten Augenblick Ein unverhofftes seltsam neues Glück. Die Sonne geht und kehret wieder,

Kommt Mond und sinkt die Nacht hernieder, Die Stunden die Wochen abwärts leiten, Die Wochen bringen die Jahreszeiten.

Von außen nichts sich je erneut, In dir trägst du die wechselnde Zeit, In dir nur Glück und Begebenheit.

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I

ntroduction

Dans ses lettres sur Spinoza ainsi que ses écrits sur la croyance, l’idéalisme et le réa- lisme, le théologien allemand F.H. Jacobi a développé une critique bien connue de la philoso- phie de Kant. Cette critique, qui témoigne de la réception historique de la Critique de la raison

pure, insiste massivement sur la portée négative des thèses kantiennes qui y sont présentées et dégage les apories ou les contradictions radicales qui mineraient le projet critique kantien. Comme certains de ses contemporains, Jacobi voit en la doctrine kantienne non pas les assises théoriques en vue d’un renouvellement de la métaphysique comme métaphysique pratique, mais la ruine pure et simple de la métaphysique comme science1. Mais Γ originalité de Jacobi dans

cette réception fut certainement de ramener le criticisme kantien à cette soi-disant contradiction fondamentale entre « idéalisme » et « réalisme », c’est-à-dire entre l’affirmation de l’existence

objective des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et l’affirmation que nous ne pouvons d’aucune manière savoir si ces choses en soi existent objectivement, abstraction faite de notre conscience. L’essentiel de la critique de Jacobi porte donc sur le statut de la chose en soiet peut être résumé comme suit : sans l’affirmation de l’existence objective de la chose en soi, il nous est impossible d’entrer dans le système kantien, puisque la distinction critique entre le phéno- mène et la chose en soi est fondatrice chez Kant. Mais, en revanche, avec l’affirmation de l’existence de la chose en soi - affirmation qui relève non pas d’un savoir théorique, mais d’une croyance rationnelle -, nous sommes obligés de sortir de ce système et de !’abandonner. Bref, selon Jacobi, « si l’on ne part pas de la croyance naturelle [en la chose en soi] prise comme prin- cipe ferme et fixe, on ne peut entrer dans le système, mais si l’on s’y tient, il est impossible d’y demeurer et de s’y établir1 2. »

Pourquoi un tel préambule ? En quoi la critique jacobienne de Kant peut-elle nous inté- resser ici, au seuil d’une recherche portant sur l’historicité et l’absoluité de l’Esprit chez Hegel ? Cette critique nous intéresse puisqu’elle exprime parfaitement, en sa forme, la critique la plus sérieuse qui fut portée à l’endroit de la philosophie de Hegel, de sa réception historique jusqu’à

1 Cf. F.H. JACOBI, David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, p. 141 : « Dès lors voici quelle est la véritable situation : le criticisme commence par ruiner la métaphysique d’un point de vue théorique pour l’amour de la science ; après quoi - tout menaçant alors de s’engloutir dans le gouffre béant et insondable d’une subjectivité ab- solue - d’un point de vue pratique, il ruine à son tour la science pour l’amour de la métaphysique. »

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aujourd’hui. La forme de cette critique est effectivement semblable à celle de Jacobi : de même que Jacobi nous met devant une contradiction qui, à ses yeux, nous empêche d’« habiter » la philosophie kantienne, de même cette critique nous situe-t-elle devant une croisée des chemins, où aucune route ne mène à la philosophie hégélienne, mais où chacune nous en fait plutôt sortir, ou nous incite du moins à la quitter. Il y aurait, autrement dit, une contradiction immanente à la philosophie hégélienne, analogue à la contradiction kantienne débusquée par Jacobi. Le contenu de cette critique ne porte pas sur la chose en soi, mais sur le statut et la reconnaissance de la

finitude dans la philosophie hégélienne. Par « finitude », il faut entendre ici de manière générale l’ensemble des limitationsinhérentes à notre existence et au monde. Est fini ce dont l’essence et l’existence sont garanties par un autre dont il dépendet qu’il ne peut pas « dépasser ». En ce sens, la connaissance humaine est finie chez Kant puisqu’elle est limitéepar la donation sensible du phénomène : elle dépendcomplètement de cette donation, sans laquelle elle ne peut rien con- naître objectivement. Ainsi limitée au monde phénoménal, la connaissance est également finie pour autant qu’elle ne peut connaître théoriquement d’autres objets que ceux qui se donnent à elle dans une intuition sensible. Tous les objets « métaphysiques », qui dépassentpar principe le champ de la sensibilité, tombent à l’extérieur de l’horizon de la connaissance et marquent de ce fait sa limite. La connaissance ne peut outrepasser cette limite sans errer. — De même, la tradi- tion chrétienne affirme que toutes les choses de ce monde sont finies à titre de créatures de Dieu. Elles ne sont pas au principe de leur existence, mais en sont redevables à Dieu : elles sont créées par Dieu. Seul Dieu est créateur et non créature. Seul Dieu est infini, parce qu’il est le principe même de son existence : il est causa sui. — La finitude désigne en tous les cas une li- mitation, où la limite est « extérieure » à ce qui est fini, donc indépassable, et essentielle à celui- ci.

Le contenu de la critique adressée à Hegel ne concerne pas le statut et la reconnaissance d’une telle finitude épistémologique ou théologique. Elle concerne la finitude historique et tem-

porelle de notre existence humaine. Par « finitude historique » ou par « historicité », j’entends ici notre condition historique ou limitée par l’histoire. Par « histoire », je renvoie à cet horizon de sens prédéterminé par les cultures et générations antérieures, dans lequel nous nous trouvons toujours déjà situés, à partir duquel se constitue notre identité et hors duquel nous ne saurions exister ni nous comprendre. Hegel, pour sa part, décrit ainsi notre condition historique dans ses

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In der Tat aber, was wirsind, sind wir zugleich geschichtlich, oder genauer : wie in dem, was in dieser Region, der Geschichte des Denkens [sich findet,] das Vergangene nur die eine Seite ist, so ist in dem, was wir sind, das gemeinschaftliche Unvergängliche unzertrennt mit dem, daß wir geschichtlich sind, verknüpft. Der Besitz an selbstbewußter Vernünftigkeit, welcher uns, der Jet- zigen Welt angehört, ist nicht unmittelbar entstanden und nur aus dem Boden der Gegenwart ge- wachsen, sondern es ist dies wesentlich in ihm, eine Erbschaft und näher das Resultat der Arbeit, und zwar der Arbeit aller vorhergegangenen Generationen des Menschengeschlechts zu sein. So gut als die Künste des äußerlichen Lebens, die Masse von Mitteln und Geschicklichkeiten, die Einrichtungen und Gewohnheiten des geselligen und des politischen Zusammenseins ein Resul- tat von dem Nachdenken, der Erfindung, den Bedürfnissen der Not und dem Unglück, dem Wollen und Vollbringen der unserer Gegenwart vorhergegangenen Geschichte sind, so ist das, was wir in der Wissenschaft und näher in der Philosophie sind, gleichfalls der Traditionzu ver- danken, die hindurch durch alles, was vergänglich ist und was daher vergangen ist, sich als, wie sie Herder genannt hat, eine heilige Ketteschlingt und [das,] was die Vorwelt vor sich gebracht hat, uns erhalten und überliefert hat1.

La compréhension que nous avons de nous-mêmes et du monde est historique, car elle est le fruit et le résultat du travail des époques antérieures, de la tradition. Toute rationalité, af- firme ici Hegel, s’enracine dans un tel travail de médiation historique. Ceci veut dire que nous n’avons pas d’accès direct et immédiat aux choses, mais que tout est lu à partir d’une « grille » - de « préjugés » - que nous recevons de la tradition à laquelle nous appartenons et de laquelle nous provenons. Notre historicité signifie ainsi que nous sommes des êtres « devenus », en si- tuation d’héritier face au passé. Elle indique que nous pensons le monde et nous-mêmes à tra- vers le filtre de la tradition. L’histoire représente donc une limite en apparence insurmontable pour l’être humain : chaque individu demeure et demeurera toujours, comme dit Hegel dans la Préface aux Principes de la philosophie du Droit, un « fils de son temps » 1 2.

Cette finitude historique renvoie du même coup à la finitude temporelle de notre exis- tence, puisque notre historicité roule sur une condition temporelle. En effet, si l’historicité dési­

1 VGP I, 21. — Cf. aussi VGP III, 465 : « Was wir geschichtlich sind, der Besitz, der uns, der jetzigen Welt ange- hört, ist nicht unmittelbar entstanden und nur aus dem Boden der Gegenwart gewachsen, sondern dieser Besitz ist die Erbschaft und das Resultat der Arbeit, und zwar der Arbeit aller vorhergehenden Generationen des Menschen- geschlechts. »

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gne notre rapport essentiel et constitutif au passé, alors est présupposé que nous vivions « dans le temps». Paul Ricœur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, résume bien cette idée: « J’appellerai condition historique ce régime d’existence placé sous le signe du passé comme n’étant plus et ayant été1. » Autrement dit, c’est parce que nous sommes des êtres temporels que nous vivons avec la « présence » et la mémoire du passé, ce qui est une marque de notre condi- tion historique. Or, ce temps qui configure nos vies s’impose lui aussi comme une limite, et comme une limite vraisemblablement indépassable : notre existence apparaît intégralement tem- porelle et rien ne semble pouvoir échapper à sa prise mortelle. Le temps est principe de dispari-

tionet de mort: tout ce qui existe temporellement est éphémère et périssable. Notre condition de

mortelsdénote bien la limitation inévitable qu’opère sur nous le temps : nous sommes en proie à la mort comme l’animal blessé au vautour. La temporalité de notre existence traduit donc bel et bien une finitude.

Cette double limite (historique et temporelle) peut être résumée sous la notion englo- baute de « finitude historico-temporelle ». Cette notion exprime que le temps et !’histoire cons- tituent ensemble l’horizon dernier dans lequel nous sommes situés et à partir duquel nous nous comprenons et comprenons notre monde1 2.

Revenons à la critique adressée à Hegel. Il y aurait une contradiction dans la philosophie hégélienne sur ce thème de la finitude historico-temporelle. Elle s’exprimerait ainsi : d’une part, il est évident que sans la reconnaissance de la finitude historico-temporelle il nous est tout à fait impossible Centrer dans le hégélianisme. Comme nous venons de le voir, Hegel accorde une place décisive à l’enracinement historique et temporel de l’Esprit, de l’humanité envisagée sous son angle rationnel. Mais, d’autre part, il est tout aussi évident qu,aveccette reconnaissance - et en son nom - il nous faut définitivement sortirdu hégélianisme, dans la mesure où ce dernier culmine avec la figure infinieet éternelle de l’esprit absolu, soit dans la figure d’un esprit qui a

dépassésa finitude historique et temporelle. Bref, et en paraphrasant Jacobi : si l’on ne part pas de l’affirmation de la finitude historico-temporelle prise comme principe ferme et fixe, on ne

1 P. RJCCEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 367.

2 Toutes ces définitions de la finitude, de la temporalité, de !’historicité, de l’histoire, etc. sont liminaires et heuris- tiques. Je les approfondirai et expliciterai davantage dès le début du premier chapitre.

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peut entrer dans le système hégélien, mais si l’on s’y tient, il est impossible d’y demeurer et de s’y établir1.

Cette critique, ce n’est pas tant Marx que la philosophie d’obédience « herméneutique » qui l’a développée au cours du dernier siècle1 2. Malgré des divergences philosophiques éviden- tes, les philosophies de M. Heidegger, H.-G. Gadamer et P. Ricœur convergent en cette opposi- tion explicite à Hegel sur le thème de la finitude historico-temporelle. C’est bien sûr Heidegger qui, en développant au début des années 1920 son « herméneutique de la facticité », a pavé la voie philosophique à Gadamer et Ricœur, en faisant de l’opposition à la philosophie de Hegel un motif dominant de sa pensée « postmétaphysique ». Sans entrer dans le détail de cette critique pour le moins complexe et ambiguë, j’en soulignerai les grandes lignes afin d’introduire à mon propos.

Heidegger

La critique heideggerienne part d’un constat fort simple : « Kein Philosoph vor Hegel hat eine solche Grundstellung der Philosophie gewonnen, die es ermöglicht und fordert, daß das Philosophieren sich zugleich in seiner Geschichte bewegt und daß diese Bewegung die Philosophie selbst ist3. » Nul avant Hegel, dans l’horizon de la tradition métaphysique occiden- tale, n’aurait insisté à ce point sur l’historicité, mais surtout sur la corrélation fondamentale entre la philosophie et l’histoire : la philosophie serait essentiellement une pensée de son histoire.

1 Cf. l’Introduction de J.-M. Vaysse à son ouvrage Hegel. Temps et histoire, dont voici un extrait significatif en page 5 : « On considère massivement le hégélianisme comme une philosophie qui pense simultanément les condi- fions d’émergence et d’annulation de l’historicité. »

2 En attribuant cette critique à la philosophie herméneutique (ici Heidegger, Gadamer et Ricœur), je ne mésestime pas le fait que l’ensemble de la philosophie, depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, qu’elle soit de provenance anglo-saxonne ou continentale, est en opposition tendue à Hegel et retirse la prétention « absolutiste » de sa philosophie. Toutefois, il me semble que ce sont Heidegger et ses « descendants » d’obédience herméneutique - sur la base de la tradition historiciste allemande dont le point de départ est, comme le dit R. Aron, «le refus de !’hégélianisme » (cf. La philosophie critique de l’histoire, p. 15) - qui formulèrent avec le plus d’acuité cette critique fondamentale portant sur le thème de la finitude historico-temporelle. Voilà pourquoi je crois qu’il est justifié d’attribuer ici la formulation du noyau conceptuel de cette critique à la philosophie herméneutique, et avant tout à Heidegger, sans mésestimer tous les autres courants de pensée antérieurs et postérieurs en opposition à Hegel. — Sur ce point, cf. R. Ahlers, Endlichkeit und absoluter Geist in Hegels Philosophie, p. 63 : « Die moderne Philosophie seit Hegel gründet ihr Selbstverständnis im Gegensatz zu Hegels Metaphysik. Endliche Materialität sowie endliche politische Freiheit im Marxismus entnehmen ihre Legitimität aus dem Gegensatz zu Hegels absolutem Geist, wie auch die radikale Temporalität in der phänomenologischen Richtung von Heidegger und Gadamer. » — Pour un panorama plus général et plus détaillé de l’ensemble des oppositions modernes et con- temporaines à Hegel, cf. L. S1EP, Der Weg der »Phänomenologie des Geistes«, p. 18 sq.

3 M. HEIDEGGER, « Hegel und die Griechen », dans Wegmarken, p. 428-429. Sur ce point, cf. aussi Identität und Differenz, p. 33 sq.

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Effectivement, la philosophie n’est pas selon Hegel une activité s’exerçant en vase clos, à l’abri et à l’écart de la mobilité historique. Comme toutes les autres sciences, elle prend forme à partir d’un horizon de sens prédéterminé, à partir d’une tradition dont elle essaie de dire le sens. C’est pourquoi la philosophie n’est rien d’autre que « son temps saisi par la pensée »1.En pensant l’enracinement fondamental de la philosophie, plus généralement de l’Esprit, dans l’orbe de l’histoire et du temps, Hegel aurait donc deviné toute l’importance de la fïnitude histo- rico-temporelle.

Mais si Hegel est le premier à avoir mis à ce point en évidence la fïnitude historico- temporelle, rendant ainsi possible tous les courants « historicistes » ultérieurs, il est aussi, para- doxalement, celui qui l’aurait le plus occultée. En effet, la fïnitude historico-temporelle n’aurait pas reçu au sein de la philosophie hégélienne un traitement philosophique adéquat. Malgré la place capitale qu’il lui accorde au sein de sa pensée systématique comme moment de la négati-

vité — puisque la négativité exprime une limitation -, Hegel se serait empressé toutefois de la

« dissoudre » dans Yinfinité de l’esprit absolu, c’est-à-dire de l’Esprit tel qu’il dépasse toutes ces limitations et se retrouve pleinement auprès de lui-même en sa vérité et universalité1 2. En faisant de la fïnitude historico-temporelle un thème déterminant de sa philosophie, Hegel aurait pensé plus radicalement que tous ses prédécesseurs la fïnitude de notre existence. Par contre, en faisant de cette fïnitude une manifestation de l’infinité et un moment de l’absolu, Hegel aurait absorbé, et donc fatalement supprimé, cette fïnitude dans l’absoluité de l’Esprit. À preuve, ar- gumente Heidegger, Hegel définit la philosophie comme savoir absolu, comme savoir qui non seulement élimine (tilgt) le temps3, donc la fïnitude, mais aussi comme savoir qui porte, à la suite de la métaphysique, sur Vêtant comme tel, sur l’étant effectifpar excellence, c’est-à-dire

éternel: sur Vens realissimum4qu’est l’absolu, l’Idée ou encore le concept5. En d’autres termes,

1 Cf. GPR, 26 : « Was das Individuum betrifft, so ist ohnehin jedes ein Sohn seiner Zeit ; so ist auch die Philosophie

ihre Zeit in Gedanken eifaßt. »

2 Heidegger affirme que Hegel a pensé et reconnu la fonction originaire du négatif et de la négativité, mais uni- quement en vue de l’abolir dans la vie de l’absolu : « Und das größte und verborgene Geheimnis des Hegelschen Philosophierens. Er hat eigentlich die positive ursprüngliche Funktion des Negativen erkannt, anerkannt, gefordert, aber - nur um sie aufzuheben und in das innere Leben des Absoluten mithineinzunehmen. » M. HEIDEGGER, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problemlage der Gegenwart (ci-après DI), p. 260.

3 Comme le texte du « savoir absolu » le suggère. Cf, PHÄ, 584.

4 Cf. M. HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie des Geistes (ci-après HPG), p. 4.

5 Cf Ibid., p. 17-18 : « Diese im Ansatz der antiken Philosophie notwendig sich vorbereitende Antwort hat Hegel radikal vollzogen, d. h. die in der antiken Philosophie angelegte Aufgabe zur wirklichen — die Antwort wirklich

durchführenden — Vollendung gebracht. (Danach ist das Seiende als solches, das Wirkliche in seiner wahren und vollen Wirklichkeit, die Idee, der Begriff. Der Begriff aber ist die Macht der Zeit, d. h. der reine Begriff tilgt die

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en déterminant l’essence de la philosophie comme savoir absolu, Hegel dévoilerait la constitu- tion onto-théo-Iogique de sa philosophie1 - soit sa visée d’élaborer le logos de Vêtant suprême

qu’est l’absolu -, et par là son enracinement dans la métaphysique.

Que la philosophie soit définie par Hegel comme savoir absolu serait donc la marque in- contestable qu’en elle ce n’est pas la finitude historico-temporelle qui est la Sache de la pensée, mais le concept effectif, infini et étemel. En mettant ainsi l’accent sur le concept au détriment du temps, pour reprendre les propos de Heidegger et de Hegel lui-même* 1 2, ce dernier répéterait à

son tour !’oubli radical de la temporalité, soit l’oubli de I,être en sa différence avec l’étant3. Ceci ferait de Hegel un penseur « métaphysique », puisqu’à la suite de cette tradition il aurait imité l’oubli de l’être constitutif de la métaphysique occidentale4. Penseur de Vabsolu5, de ce qui est absolument effectif et présent, Hegel n’aurait fait que reprendre à nouveaux frais, en !’accomplissant, la compréhension métaphysique qui identifie l’être à la «présence constante »

{beständige Anwesenheit) qui habite tout étant : à la substance6 7. Malgré le fait qu’il a élevé la

problématique de la métaphysique dans une nouvelle dimension en pensant l’être non seulement comme substantialité, mais aussi et plus radicalement comme subjectivité1', Hegel serait donc resté un métaphysicien8.

Mais pour quelle raison Hegel a-t-il, malgré sa prise en compte explicite du phénomène de la finitude historico-temporelle, répété l’oubli traditionnel de l’être ? Comment Hegel a-t-il pu glisser aussi facilement de !’historicité à l’absoluité, de la finitude à l’infinité ? La réponse de

Zeit. Mit anderen Worten : Das Seznsproblem kommt erst da und nur da zu seiner eigentlichen Fassung, wo die Zeit zum Verschwinden gebracht ist.) Daß dieses in der Hegelschen Philosophie geschieht, bringt sie u. a. dadurch zum Ausdruck, daß die Philosophie die Wissenschaft, d. h. das absolute Wissen ist. »

1 Sur la constitution onto-théo-logique de la métaphysique en général et de la philosophie hégélienne en particulier, cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz, p. 31 sq.

2 Hegel affirme en effet dans Y Encyclopédie que c’est le concept qui a puissance sur le temps, et non le temps sur le concept. Cf. EPW Π, § 258, 49.

3 Cf. M. HEIDEGGER, Logik. Die Frage nach der Wahrheit, p. 257 : « Hegel sieht grundsätzlich nicht die Funktion der Zeit für die Interpretation des Seins, denn sonst müßte er sie schon einführen bei der Erörterung des Seins überhaupt, wovon sich bei Hegel keine Spur findet, sondern das pure Gegenteil, [...] Über Temporalität ist von Hegel nichts zu erwarten und zu lernen. » ; cf. aussi Identität und Differenz, p. 36-37.

4 Cf. DI, p. 210 : « So radikal Hegel denkt, im Rückgang zur echten Identität im Sinne der Ermöglichung des Wirklichen in ihrer Totalität, sowenig kann er dadurch das wesentliche und zentralste metaphysische Versäumnis wieder rückgängig machen, das seit der Antike und verstärkt durch Descartes und Kant negativ die abendländische Metaphysik bestimmt : 1. die Frage nach dem Sein überhaupt, die Seinsfrage in ihrer Ausarbeitung ; 2. damit aber : Metaphysik des Daseins, d. h. die Frage nach der Seinsverfassung der endlichen Subjektivität als solcher. »

5 Cf. Ibid., p. 342 : « Das Absolute ist überhaupt nur möglich durch den Mangel der Frage nach dem Sein im ganz grundsätzlichen Sinne. »

6 Cf. Id., Vom Wesen der menschlichen Freiheit, p. 109.

7 Cf. PHÄ, 22-23. C’est là la « thèse » de la Phénoménologie de l’Esprit.

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Heidegger est simple : la finitude historico-temporelle envisagée par Hegel n’est pas du tout la finitude originaire, c’est-à-dire la finitude temporelle qu’est l’être lui-même en sa différence ontologique avec l’étant. La finitude hégélienne est en vérité une finitude dérivée, et dérivée de sa conception vulgaire du temps comme maintenant1, c’est-à-dire une pseudo-finitude1 2. Dit très

simplement, Hegel n’a pas vu les véritables limites de notre existence : nous sommes engoncés dans une histoire qui nous détermine davantage que nous ne la déterminons, et nous sommes des mortels qui cherchons faussement à occulter notre « être-pour-la-mort ». D’où l’exigence hei- deggerienne d’une « confrontation » (.Auseinandersetzung) avec Hegel sur le thème de la fini- tude, en vue de rabattre les prétentions démesurées de la métaphysique hégélienne estimant pouvoir saisir rationnellement l’absolu, l’infini et l’étemel :

Die Problematik der Endlichkeitist es freilich, mit der wir versuchen, uns mit Hegel zu treffenin der Verpflichtung zu den ersten und letzten sachlichen Notwendigkeiten der Philosophie ; das heißt nach früher Gesagten : Wir suchen durch eine Auseinandersetzung mit seinerProblematik der Unendlichkeit aus unserem Fragen nach der Endlichkeit dieVerwandschaft zu schaffen, die notwendig ist, um den Geist seiner Philosophie zu enthüllen3.

Contre Hegel, Heidegger voudra rappeler que c’est toujours à partir du temps que la métaphysique pense l’étemel et le subsistant ; que l’absoluité n’est pensable qu’à partir de !’historicité et l’infinité qu’à partir de la finitude4. Contre Hegel qui, en faisant de l’historicité une « manifestation » de l’absoluité et de la finitude un « moment » de l’infinité, aurait au bout du compte méconnu la radicalité de la finitude historico-temporelle, Heidegger pense cette fini- tude comme le phénomène total et intégral de l’être. Il n’existe rien « au-dessus » ni « par- delà » la finitude historico-temporelle. Elle est absolument indépassable. Si donc « pour Hegel

1 Cf. M. Heidegger, Logik. Die Frage nach der Wahrheit, p. 257 : « Hegel kann die temporale Funktion der Zeit nicht verstehen, weil er die Zeit traditionell-dogmatisch als Jetzt-Zeit begreift. » ; cf. aussi Sein und Zeit, § 82, p. 428.

2 Cf HPG, p. 55-56 : « Er hat doch gerade die Endlichkeit aus der Philosophie ausgetrieben, und zwar in dem Sinne, daß er sie aufltob, also überhaupt, indem er sie ins Recht setzte. Gewiß ; nur bleibt die Frage, ob die

Endlichkeit, wie sie in der Philosophie vor Hegel bestimmend war, die ursprüngliche und wirklich in der Philosophie eingesetzte Endlichkeit war, oder nur eine beiläufige und zwangsläufig mitgenommene. Es muß gefragt werden, ob nicht gerade Hegels Unendlichkeit selbst dieser beiläufigen Endlichkeit entsprang, um sie dann rückgreifend aufzuzehren. »

3 Ibid., p. 55. 4 Cf DI, p. 212.

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l’Idée de la raison absolue était le problème fondamental, pour nous c’est le temps1. » Il s’agira

donc pour Heidegger d’opposer à l’infinité la finitude originaire ; au savoir absolu le problème de l’être ; à l’éternité l’historicité ; et à l’absolu Γêtre-jeté1 2. Cette note lapidaire de 1929 en té-

moigne : « Zur grundsätzlichen Auseinandersetzung mit Hegel. Gegen die Vernunft als in sich kreisende (ewige, gegenwärtige) Unendlichkeit gerade. Die volle Transzendenz als Endlichkeit des Daseins als Zeitlichkeit, Geworfenheit3. »

Gadamer

Gadamer reprendra cette critique de Heidegger, en insistant moins cependant sur l’oubli de l’être que signerait à son tour la philosophie hégélienne que sur le dépassement radical et démesuré de la conscience historique et finie que celle-ci postulerait.

Gadamer, d’une part, insiste massivement dans son œuvre sur !’impossibilité d’un dépas- sement radical de notre historicité dans la figure du « savoir absolu ». À ses yeux, si Hegel est le premier philosophe à avoir véritablement mis en lumière - et avec beaucoup plus de profondeur que les grands historiens de l’école historiciste4 - l’historicité de toute conscience et de tout sa- voir5, il est tout autant celui qui a au plus haut point prétendu échapper à cette historicité dans le savoir absolu que serait son système, en affirmant avoir synthétisé de manière définitive le sens total de l’histoire, ou en prétendant avoir complètement « mis à distance » l’advenir historique6. Ce faisant, Hegel aurait prétendu supprimer l’historicité de notre condition7, ce qui ne saurait

être possible aux yeux de Gadamer.

1 « Für Hegel war die Idee der absoluten Vernunft, für uns ist die Zeit das Grundproblem. » DI, p. 336.

2 Voir le schéma très explicite à ce sujet de Heidegger (Ibid., p. 267), où il oppose directement les éléments de sa philosophie à ceux de Hegel.

3 Ibid., p. 260. — Malgré cette opposition en apparence « unilatérale » à Hegel, Heidegger estimait par ailleurs qu’il ne fallait pas se limiter à de telles affirmations contradictoires, comme si la confrontation avec Hegel pouvait se résumer à une telle dialectique digne des antinomies de la raison pure kantiennes : « Folglich ist zu bedenken, daß diese Auseinandersetzung [avec Hegel] die strengste ist, wo es doch leicht und bequem scheinen könnte, gegen das Absolute nun eben die offenbare Endlichkeit unserer selbst auszuspielen. Denn jeder sagt das doch, unser Wissen sei Stückwerk. Wir dürfen Hegel nicht für so borniert halten und meinen, daß er das nicht auch gewußt hätte. »

Ibid., p. 209.

4 Cf. H.-G. GADAMER, Wahrheit und Methode (ci-après WM), p. 202.

5 Cf. Id., Hegel und der geschichtliche Geist, p. 384 sq. ; en part. p. 386 : « [..,] die Geschichtlichkeit des Geistes ist Hegels grundlegende Einsicht. »

6 Cf. Id., Kant und die hermeneutische Wendung, p. 221.

7 Cf. Id., Selbstdarstellung Hans-Georg Gadamer, p. 503-504. — J. Grondin aperçoit lui aussi dans cette soi-disant élimination de la finitude et du temps Vhybris de la philosophie hégélienne : « La pensée de la totalité ne se conçoit qu’au prix d’une élimination de la finitude et du temps. Hegel en était parfaitement conscient, nonobstant ses décla- rations répétées au sujet de l’enracinement temporel de la philosophie, mais qui ont toujours pour fonction de tour- ner en dérision les prétentions de ceux qui attendent de la philosophie une recette pour rendre le monde meilleur.

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Bref, selon Gadamer, en thématisant d’une part !’historicité et en prétendant d’autre part avoir recueilli tout le sens de l’histoire dans son système philosophique, Hegel se situerait dans une « contradiction » qui interdirait à son système la possibilité d’être répété, donc d’être « habitable » du moment où l’on pense avec sérieux l’historicité1. La reprise authentique du

phénomène de !’historicité exige, selon lui, que s’effondre l’arrière-plan métaphysique qui pré- détermine la conception hégélienne de l’histoire, c’est-à-dire le plan providentiel* 1 2. Car qui pense

sérieusement l’historicité devrait conclure ipso facto à !’impossibilité et à l’illusion de toute ab- soluité. Ainsi, contre l’esprit absolu hégélien, Gadamer voudra réhabiliter les droits de la « conscience historique », laquelle est constamment limitée par le travail de l’histoire, donc est incapable de s’achever dans un quelconque savoir absolu :

Was ist die Auszeichnung des historischen Bewußtseins - gegenüber allen anderen Bewußtseinsgestalten der Geschichte -, daß seine eigene Bedingtheit den grundsätzlichen Anspruch objektiver Erkenntnis nicht aufheben soll ? Seine Auszeichnung kann nicht darin bestehen, daß es wirklich im Sinne Hegels »absolutes Wissen« wäre, das heißt, in einem gegenwärtigen Selbstbewußtsein das Ganze des Gewordenseins des Geistes vereinigte. Der Anspruch des philosophischen Bewußtseins, die ganze Wahrheit der Geschichte des Geistes in sich zu enthalten, wird von der historichen Weltansicht ja gerade bestritten. Das ist vielmehr der Grund, weshalb es der geschichtlichen Erfahrung bedarf, daß das menschlichen Bewußtsein kein unendlicher Intellekt ist, für den alles gleich-zeitig und gleich gegenwärtig ist. Absolute Identität von Bewußtsein und Gegenstand ist dem endlich-geschichtlichen Bewußtsein prinzipiell unerreichbar3.

En fait Gadamer reprend à sa façon, en la tournant contre la philosophie hégélienne elle- même, la remarque de Hegel dans ses Leçons d’esthétique à propos de l’art : à la thèse du déclin de l’art, qui pour Hegel révèle son manque en n’apparaissant plus comme le médium privilégié et le plus haut de la vérité4, de telle sorte qu’on ne ploie plus les genoux devant ses œuvres5,

Non, si la philosophie doit abandonner ces velléités utopiques, c’est parce qu’elle a affaire au présent étemel de l’esprit, à la vérité absolue, donc achronique. » J. GRONDIN, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, p. 189.

1 Cf. H.-G. GADAMER, Das Erbe Hegels, p. 465.

2 Cf. Id., Das Problem der Geschichte in der neueren deutschen Philosophie, p. 28. 3 WM, p. 238.

4Cf. VÄI, 141. 5 Cf. Ibid., 142.

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correspond en quelque sorte la thèse du déclin de la pensée de Γ absoluité de Γ Esprit. Pour Ga- damer, malgré notre admiration devant la synthèse hégélienne, on ne s’incline cependant plus devant elle, car elle pointe vers quelque chose de plus grand qu’elle qui la dépasse et qu’elle n’est pas apte à saisir rationnellement1. Cet « excédent » qui échapperait à la philosophie hégé- lienne en particulier et à la philosophie de la réflexion en général n’est nul autre que cette fini- tude de la conscience historique, d’une part, et du langage, d’autre part1 2. Gadamer, à l’encontre

de la « fermeture » hégélienne et de son insistance sur 1 ,effectif et le devenu, entend rétablir, en bon disciple de Heidegger3, le droit de l’ouverture vers le possible et Y imprévisible. Il veut se faire l’avocat du « mauvais infini »4, de cet infini qui n’est jamais clos comme infini et qui de-

meure constamment livré au fini.

Dans son allocution inaugurale de 1939 à l’Université de Leipzig, Gadamer plaidera en faveur de l’héritage et de la leçon véritables de la philosophie hégélienne : non pas la déduction de l’histoire à partir des hauteurs du concept et du savoir absolus, laquelle suppose la figure dé- mesurée d’une pleine autocompréhension5, mais cette tâche toujours à reprendre de se

« rencontrer » soi-même au cœur du dialogue avec notre histoire6. Tâche humaine que Gadamer

1 Cf. H.-G. Gadamer, Das Erbe Hegels, p. 471.

2 Une autre finitude qui échapperait à la philosophie de la réflexion selon Gadamer est en effet la flnitude du lan- gage : la réflexion ignorerait le fait que toute conceptualité renvoie à un langage commun qui est la source de tout sens et au-dessus duquel nous ne saurions nous élever. Cf. Id., Die Idee der Hegelschen Logik, en part. p. 83-84. 3 La primauté du possible sur l’effectif est un thème bien connu de la philosophie heideggerienne, que Gadamer reprend à son compte. Cf. M, HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 38: « Höher als die Wirklichkeit steht die

Möglichkeit. » — Toutefois, Gadamer ne suivra pas Heidegger en sa tentative de dépasser la métaphysique, et par suite Hegel qui en constitue T « achèvement » (cf. Id., Hegel und die Griechen, p. 432). D’une part, il prétend qu’aucune position philosophique réflexive ne peut renverser la philosophie hégélienne, et donc qu’elle est en un sens indépassable : « Die Polemik gegen den absoluten Denker ist selber ohne Position. Der archimedische Punkt, die Hegelsche Philosophie aus den Angeln zu heben, kann in der Reflexion nie gefunden werden. » WM, p. 349. D’autre part, Gadamer affirme vouloir récupérer la tâche de !’hégélianisme, tout en évitant - ce qui ne surprendra pas - les conséquences soi-disant démesurées de cette pensée « absolue » de l’absolu : « So Hegels Aufgabe - wenngleich nicht seine Lösung - zu übernehmen, wird, das hoffe ich fühlbar gemacht zu haben, gerade auch für die gegenwärtigsten Aufgaben der Philosophie fruchtbar. » Id., Hegel und der geschichtliche Geist, p. 393.

4 Cf. Id., Zwischen Phänomenologie und Dialektik Versuch einer Selbstkritik, p. 8 : « Von je her habe ich mich als Anwalt jener »schlechten« Unendlichkeit bekannt, die mich in einer spannungsvollen Nähe zu Hegel hält. » ; cf. aussi Id., Kant und die hermeneutische Wendung, p. 221.

5 Cf. Id., L’herméneutique comme philosophie pratique, p. 245. — Ce texte ne fait pas partie des Gesammelte Werke.

6 Cf. Id., Hegel und der geschichtliche Geist, p. 394 : « Sich mit sich selbst zusammenzuschließen, ist das Sein des Geistes. Der Geist hat in der ausdrücklichen Aneignung seiner Geschichte seinen Inhalt, gerade weil er sie mit seiner Zukunft zusammenschließt. Nicht die Deduktion der Weltgeschichte oder der Geschichte der Philosophie von der Höhe des absoluten Begriffes aus ist die lebendige Lehre, die uns Hegel gibt, sondern die im geschichtlichen Leben des Einzelnen wie des Gesamt jeweils neu sich stellende Aufgabe, sich mit seiner Geschichte zusammenzuschließen. »

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décrit par ailleurs dans un magnifique texte intitulé Die Kontinuität der Geschichte und der Au-

genblick der Existenz de la façon suivante :

Für den Menschen in der Geschichte ist die Erinnerung, die bewahrt, wo alles ständig entsinkt, kein vergegenständlichendes Verhalten eines wissenden Gegenüber, sondern der Lebensvollzug der Überlieferung selber. Ihm geht es nicht darum, den Vergangenheitshorizont ins Beliebige endlos auszuweiten, sondern die Fragen zu stellen und die Antworten zu finden, die uns von dem her, was wir geworden sind, als Möglichkeiten unserer Zukunft gewährt sind1.

Ricceur

Paul Ricceur, dont l’opposition à Hegel est très proche, selon son propre aveu, de celle de Gadamer1 2, cherche à délégitimer les « prétentions du savoir de soi de l’histoire à s’ériger en savoir absolu3 », c’est-à-dire les prétentions démesurées d’une médiation totale entre histoire et

vérité, en laquelle consiste la « tentation hégélienne »4. Ricceur veut lui aussi faire valoir la fi-

nitude historico-temporelle inexpugnable qui traverse notre être. Il insiste sur l’incapacité de toute conscience historique à résumer dans son présent l’ensemble du passé et d’anticiper les grandes lignes de l’avenir :

Le pas que nous ne pouvons plus faire, c’est celui qui égale au présent étemel la capacité qu’a le présent actuel de retenir le passé connu et d’anticiper le futur dessiné dans les tendances du pas- sé. La notion même d’histoire est abolie par la philosophie, dès lors que le présent, égalé à l’effectivité, abolit sa différence d’avec le passé5.

Il nous faut pour Ricœur « renoncer à Hegel », c’est-à-dire à toute tentative de totalisation du passé dans un « étemel présent »6. Non seulement celle-ci présuppose-t-elle à tort l’abolition de l’histoire dans une figure spirituelle supérieure à l’histoire, mais elle menace la différence indé- racinable entre le passé et le présent, différence dont chaque conscience historique vit et se

nourrit dans sa quête d’une conscience et d’une connaissance de soi authentiques.

1 H.-G. GADAMER, Die Kontinuität der Geschichte und der Augenblick der Existenz, p. 145. 2 P. RICCEUR, Temps et récit III, p. 372, note 1.

3 Id., La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 385. 4 Cf. Id., Temps et récit III, p. 350.

5Ibid., p. 368-369. 6 Cf. Ibid., p. 366.

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Ricœur veut ainsi réhabiliter la limitation principielle de toute connaissance de soi, fon- dée dans !'historicité de notre condition, en opposition au savoir absolu hégélien, qui, il est vrai, suppose une pleine connaissance de soi de la conscience historique comme Esprit. Pour ce faire, Ricœur reprend la distinction kantienne entre « idée régulatrice » et « idée constitutive », conce- vant le « passé intégral » comme une figure de l’idée régulatrice, c’est-à-dire comme la limite jamais atteinte d’un effort d’intégration toujours plus englobant et toujours plus complexe du passé dans le présent1. En un mot, pour Ricœur, la « sortie de !’hégélianisme signifie le renon- cernent à déchiffrer la suprême intrigue1 2 ».

Tentons de résumer l’argument principal du « bloc herméneutique ». Selon Heidegger, Gadamer et Ricœur, Hegel n’aurait élaboré au fond qu’un concept faible de finitude historico- temporelle. Sa philosophie présuppose bel et bien cette finitude de notre existence, mais celle-ci serait finalement ignorée au profit de l’infinité et de l’absoluité de l’Esprit3 4. D’où cette critique analogue à celle de Jacobi : si Ton ne part pas de l’affirmation de la finitude historico- temporelle prise comme principe ferme et fixe, on ne peut entrer dans le système hégélien, mais si Ton s’y tient, il est impossible d’y demeurer et de s’y établir.

Or, il me semble qu’au principe de cette critique se cache un présupposé que ni Heideg- ger, ni Gadamer, ni Ricœur ne remettent apparemment en question, à savoir que « historicité » et « absoluité » sont des concepts exclusifs Tun de l’autre, qui ne forment pas, par conséquent, une processualité dialectique au sens hégélien, c’est-à-dire une unité de moments opposésPar « absoluité », il faut entendre ici une forme d’identité à soi pleinement universelle, dépassant par principe toute limitation historico-temporelle. L’Esprit est absolu pour autant qu’il se sait en son

1 Cf. P. RICŒUR, Histoire et vérité, p. 31. 2 Id., Temps et récit III, p. 371.

3 Ce qui fait dire à Heidegger, comme je l’ai souligné, que le concept hégélien de finitude n’est pas la finitude ori- ginaire, et donc est un faux concept de finitude, du moins un concept dérivé. Un certain X. P0RTELLA, dans son article « La pensée de la finitude » (dans Raison et finitude, Cahiers du Centre d’études phénoménologiques 3/4, Louvain-La-Neuve, Cabay, 1983), va même jusqu’à affirmer que toutes les pensées philosophiques de !’histoire se savaient finies, à l’exception de Hegel, qui aurait affirmé avoir dépassé par sa propre pensée toute finitude : « Mais si toute pensée est [...] une pensée qui est et se sait finie — Hegel sans doute excepté —, toute pensée n ’est pas pour autant une pensée de la finitude. » C’est là le préjugé bien commun suivant lequel Hegel aurait cru que sa philoso- phie était toute la vérité et, à ce titre, parfaite et irréfutable.

4 Un leitmotiv commun étant, par exemple, que Y Aufhebung hégélienne, noyau de toute processualité dialectique, est au fond une illusion spéculative. Les véritables limites de notre existence sont, pour ces philosophes, véritable- ment « unaufhébbar ». À titre d’exemple, Gadamer qualifie la finitude langagière de « unaufhebbare Schranke », donc d’une limite qui ne saurait à’aucune façon être dépassée dans une figure supérieure. Cf. H.-G. GADAMER, Die Idee der Hegelschen Logik, p. 83.

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essence, qu’il parvient à une parfaite connaissance de soi. Cette figure de pleine autocompré- hension suppose que l’Esprit qui se sait absolument « dépasse » sa condition historique, qu’il dépasse tout savoir de soi limité par une tradition ou une culture déterminée pour s’élever à un niveau d’universalité stricte. — Selon Heidegger, Gadamer et Ricœur, donc, ou bien la con- science est finie historico-temporellement, mais alors aucune absoluité ni infinité n’est pensable, c’est-à-dire aucun dépassement effectif de cette finitude ; ou bien elle est anhistorique et infinie, mais alors la finitude historico-temporelle se trouve niée. Derrière cet « ou bien / ou bien » se dissimule le point de vue de ce que Hegel nomme le point de vue de l’entendement (Verstand), en opposition au point de vue de la raison {Vernunft). On peut donc dire que dans ce débat, c’est l’entendement qui prétend faire valoir, contre l’unité des contraires postulée par la raison hégé- tienne, le droit de la différence en tant que différence. Là où Hegel s’était assigné la tâche de dépasser les oppositions fixes de l’entendement1, en pensant ensemble notamment l’historicité et l’absoluité de l’Esprit, la philosophie herméneutique réaffirme ces mêmes oppositions en les posant en leur différence radicale. La critique de la philosophie herméneutique à l’endroit de Hegel apparaît ainsi comme la réaction de l’entendement contre la raison1 2.

Avant de trancher la question de savoir si le bloc herméneutique a raison contre Hegel, ou si l’entendement a raison contre la raison, encore faut-il cependant comprendre ce que Hegel avait précisément en tête lorsqu’il affirmait, par exemple, en 1821 : « Darauf kommt es dann an, in dem Scheine des Zeitlichen und Vorübergehenden die Substanz, die immanent, und das Ewi- ge, das gegenwärtig ist, zu erkennen3. » Voulait-ii porter nos regards, par-delà l’effectivité histo- rique, vers un « au-delà » {Jenseits), vers une éternité par-delà la temporalité ? Malgré les pro- pos explicites de Hegel condamnant !’abstraction vide de l’au-delà au nom de l’effectif et du présent ; malgré ses propos affirmant l’enracinement historico-temporel de l’activité philosophi- que4, c’est là l’opinion de la philosophie herméneutique.

1 Cf. EPW I, § 32, Z, 99 : « Der Kampf der Vernunft besteht darin, dasjenige, was der Verstand fixiert hat, zu überwinden. »

2 Critique bien sûr présente chez certains prédécesseurs, comme Kierkegaard, mais qui parvient à mon sens à sa véritable formulation dans l’horizon de la philosophie herméneutique. Ce n’est pas un hasard si l’un des ouvrages de Kierkegaard s’intitule Ou bien, ou bien : Kierkegaard a voulu rétablir les droits de l’entendement et ménager une place non pas à la raison, mais à la foi. Ce faisant, Kierkegaard reprend une visée kantienne.

3 GPR, 25.

4 Sur la condamnation de l’au-delà, cf. EPW I, § 36, Z, 105 : « Wird der Begriff Gottes bloß als der des abstrakten oder allerrealsten Wesens aufgefaßt, so wird Gott dadurch für uns zu einem bloßen Jenseits, und von einer Er- kenntnis desselben kann dann weiter nicht die Rede sein ; denn wo keine Bestimmtheit ist, da ist auch keine Er- kenntnis möglich. Das reine Licht ist die reine Finsternis. » ; sur !’effectivité de l’absolu, cf Ibid., § 24, Z, 85 : « Man meint gewöhnlich, das Absolute müsse weit jenseits liegen ; aber es ist gerade das ganz Gegenwärtige, das

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Une chose apparaît cependant certaine : Hegel a ouvertement reconnu le paradoxe qui semble interdire toute tentative rationnelle d’articuler !’historicité et l’absoluité. À preuve, il

débute son cours d’histoire de la philosophie (à Berlin en 1820) en soulevant Y hétérogénéité apparente existant entre l’histoire, d’une part, qui étudie, pour reprendre le mot d’Aristote, le

particulier1, et la philosophie, d’autre part, qui s’attache à Yuniversel :

Aber Geschichte und Philosophie erscheinen schon für sich nach der gewöhnlichen Vorstellung von Geschichte als sehr heterogene Bestimmungen. Die Philosophie ist die Wissenschaft von den notwendigen Gedanken, deren wesentlichem Zusammenhang und System, die Erkenntnis dessen, was wahr [und] darum ewig und unvergänglich ist ; die Geschichte dagegen hat es nach der nächsten Vorstellung von ihr mit Geschehenem, somit Zufälligem, Vergänglichem und Ver- gangenem zu tun* 1 2.

Cette hétérogénéité entre le vrai, soit l’étemel, et l’historique, soit le passager, ne donne- t-elle pas raison à la philosophie métaphysique classique qui tenait la raison pour le règne de Y a

priori (règne de l’universel et du nécessaire), en opposition ferme à l’histoire, incarnant pour sa

part le règne de Ya posteriori (règne de l’individuel et du contingent)3 ? Ne nous invite-t-elle

pas à rejeter d’entrée de jeu toute tentative de penser la rationalité de l’histoire, sa dimension d’universalité, et l’historicité de la raison, sa dimension de contingence ? Bien plus : cette hété- rogénéité ne réduit-elle pas à néant la possibilité même d’une histoire de la philosophie, c’est-à- dire d’une histoire de la vérité ? Comment en effet la vérité qui doit être vraie non pas hier ou

wir als Denkendes, wenn auch ohne ausdrückliches Bewußtsein darum, immer mit uns fuhren und gebrauchen. » ; sur Γ enracinement historique et temporel de la philosophie, cf. GPR, 26 : « Das was ist zu begreifen, ist die Aufga- be der Philosophie, denn das was ist, ist die Vernunft. Was das Individuum betrifft, so ist ohnehin jedes ein Sohn seiner Zeit ; so ist auch die Philosophie ihre Zeit in Gedanken erfaßt. Es ist ebenso töricht zu wähnen, irgendeine Philosophie gehe über ihre gegenwärtige Welt hinaus, als, ein Individuum überspringe seine Zeit, springe über Rhodus hinaus. »

1 Étudiant le particulier et non le général, l’histoire est en ce sens plus éloignée de la vérité, qui est universelle, que la poésie, qui malgré les fictions qu’elle forge et raconte, se meut dans la sphère du général ou de l’universel, puis- qu’elle dit « non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire confer- mément à la vraisemblance ou à la nécessité ». D’où la fameuse formule aristotélicienne suivant laquelle la poésie est plus « philosophique » que l’histoire. Cf. ARISTOTE, Poétique, 1451 a 35-b 5, p. 98.

2 VGP III, 467.

3 Voir les remarques de H. Schnädelbach, qui résume bien cette opposition classique entre « histoire » et « raison », dans Vernunft und Geschichte, p. 11-12 : « Geschichte hingegen ist das Feld des Individuellen, Kontingenten und Veränderlichen : das Chaos der res gestae, d.h. menschlichen Handlungen und ihrer Folgen. Das Wissen davon - Geschichte als die rerum gestarum memoria - wurde darum seit der Antike für ebensowenig wissenschaftsfähig gehalten wie die Erfahrung als das Wissen des Einzelnen ; stets galt das Prinzip »Singularium non est scientia«, das empirisches und historisches Wissen gleichermaßen betraf [...]. »

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aujourd’hui ou demain, mais « éternellement », pourrait-elle advenir dans le temps et se confîgu- rer temporellement1 ? Car, comme le soulignait ironiquement Nietzsche, « comment une chose

pourrait-elle procéder de son contraire, par exemple la vérité de l’erreur1 2 ? » L’historicité de la

vérité n’est-elle pas une pure et simple contradictio in adjecto ? Cette contradiction ne con- damne-t-elle pas définitivement toute compréhension d’une unité rationnelle de l’historicité et de l’absoluité ? — L’enjeu de la question ne se limite évidemment pas ici à l’historicité de la philosophie, mais à l’historicité de la vérité elle-même, à l’historicité de Y absolu. En d’autres termes, derrière cette question portant sur la possibilité d’une histoire de la philosophie, c’est rien de moins que la rencontre effective ou fictive de l’historicité et de l’absoluité qui est enjeu.

Or, loin de trancher rondement la question, Hegel commence par bien poser le problème. Il se met tout d’abord en peine d’approfondir le sens d’un développement temporel de la philo- sophie et, par là, de l’absolu : « Die unmittelbarste Frage, welche über sie [!’histoire de la philo- sophie] gemacht werden kann, betrifft jenen Unterschied der Erscheinung der Idee selbst, wel- eher soeben gemacht worden ist, die Frage, wie es kommt, daß die Philosophie als eine Ent- Wicklung in der Zeit erscheint und eine Geschichte hat3. »

Il nous faut donc observer que Hegel a expressément reconnu la contradiction apparem- ment insoluble qui oppose non seulement « philosophie » et « histoire », mais de manière géné- raie « historicité » et « absoluité ». Or, la reconnaissance de cette contradiction - qui pour cer- tains sonne le glas de toute pensée à prétention absolue -, n’a pas empêché Hegel d’affirmer par ailleurs Yidentité de l’historicité et de l’absoluité dans la figure de l’Esprit, et plus globalement encore l’identité de la finitude historico-temporelle et de l’infinité spirituelle par-delà leur d'tffé-

rence. La « thèse » de la Phénoménologie de l’Esprit qui avance, à l’encontre de la métaphysi-

que traditionnelle, que l’absolu n’est pas substance, mais tout aussi bien sujet, en offre un exem- pie éclatant. Que l’absolu est sujet signifie qu’il est résultat4, qu’il est « ce mouvement de posi- tion de soi-même ou la médiation avec soi-même du devenir-autre à soi1 ». L’absolu n’est pas

une chose morte, pétrifiée dans une identité indifférenciée, mais il est un devenir, quelque chose

1 Cf. VGPI, 24, note : « Das, was wahrhaft ist, ist nur im Gedanken enthalten, ist wahr nicht nur heute und morgen, sondern außer aller Zeit ; und insofern es in der Zeit ist, ist es immer und zu jeder Zeit wahr. Wie kommt nun die Gedankenwelt dazu, eine Geschichte zu haben ? »

2 F. NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, § 2, p. 22. 3 VGP ΙΠ, 480.

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qui devient soi-même à même Y altérité. Comme je le montrerai, ceci signifie que l’Esprit est quelque chose qui s’automanifeste,qui vient à soi historiquement, qui s’accomplit sur le terrain de l’histoire et comme histoire. Cette thèse de Hegel tente manifestement de réconcilier positi- vernent l’historicité (le devenir) et l’absoluité (l’identité à soi) en posant leur identité non pas abstraite, mais concrète, dans le phénomène total qu’est l’Esprit. Que cette réconciliation entre « historicité » et « absoluité », qui vise à nous délivrer de l’épouvantail {Schreckbild) de l’opposition rigide et définitive entre le fini et l’infini1 2, ou, pour reprendre les mots de P.-J. La-

barrière, entre les conditions de l’histoire et l’absolu de la liberté, « n’a pas été comprise ni ho- norée comme il l’entendait3 » par ses successeurs, voilà qui me semble tout simplement certain.

Il est trop facile de caricaturer Hegel comme ce philosophe qui aurait prétendu connaître tout sur tout du haut de son « savoir absolu » et échapper à sa condition historique et finie en philosophant sur l’histoire ; ou, pis encore, qui aurait postulé la fin définitive de l’histoire, comme si « le sommet et !’aboutissement du processus universel coïncidaient avec sa propre existence berlinoise4 ». Malheureusement, on passe ce faisant sous silence le fait que Hegel s’intéressa toute sa vie au problème de la finitude5 et qu’il essaya de formuler, comme le souli- gne très justement R. Ahlers, une « légitimation véritable et authentique de la finitude6 ». On ignore en outre le sens des thèses hégéliennes sur la finitude historico-temporelle, et notamment le sens du « dépassement » de celle-ci dans l’infinité spirituelle qu’est l’absoluité. Hegel a com- battu avec vigueur et acharnement l’opiniâtreté de l’entendement - pour qui la finitude repré- sente la catégorie la plus tenace et la plus têtue7 - à ne comprendre qu’une seule forme d’infinité : la « mauvaise infinité ». Cette mauvaise infinité, qui prend tantôt la forme d’un pro- grès à l’infini et tantôt la forme de l’infini faisant extérieurement face au fini, Hegel l’a critiquée au profit de la « véritable infinité », laquelle inclut en elle la finitude au lieu de s’y opposer abs- traitement ou extérieurement. Cette distinction entre mauvaise et véritable infinité était si

cru-1 PHÄ, 23.

2 Cf. VPRI, 192-193.

3 P.-J. Lab ARRIÈRE, « Hegel aujourd’hui », dans Hegeliana, p. 15.

4 F. NIETZSCHE, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », dans Considérations inactuelles I et II,

p. 147.

3 Cf. J.-L. VIEILLARD-BARON, Hegel et l’idéalisme allemand, p. 17 : « En fait la question proprement spéculative qui sous-tend la pensée de Schelling et celle de Hegel est : pourquoi y a-t-il du fini ? »

6 R. AHLERS, op. cit., p. 64-65 : « Hegel hat sich durchgehend, vom Anfang bis zum Ende seiner Philosophie mit dem Problem der Endlichkeit beschäftigt. Einerseits liegt ihm in dieser Beschäftigung an einer genuinen Legitimierung der Endlichkeit. Andererseits ist sich Hegel schon früh darüber im klaren, daß diese Endlichkeit nur im Rahmen einer Absolutheitsphilosophie garantiert werden kann. »

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cíale aux yeux de Hegel qu’il ne s’est pas gêné pour dire que la véritable infinité constituait rien de moins que « le concept fondamental de la philosophie1 ».

Or cette véritable infinité, qui anime l’absoluité de l’Esprit et en rythme la pulsion, est- elle uniquement pensable comme une sortie hors de la finitude historico-temporelle, ainsi que Heidegger, Gadamer et Ricœur l’affirment ? Cette absoluité n’est-elle pensable que comme une négation non pas dialectique, mais intégrale (sans conservation) de l’historicité ? Telles sont les questions qui motivent mon travail et auxquelles j’apporterai une réponse négative : l’absoluité n’est ni une négation abstraite, ni une sortie hors de la finitude historico-temporelle, mais le re- vers nécessaire de !’historicité. C’est donc à l’élucidation de cette réconciliation spirituelle es- quissée par Hegel entre « historicité » et « absoluité » qu’est consacré ce travail. La question que je pose est la suivante : comment Hegel en est-il arrivé à penser et à affirmer la double figure effective - tout à fait contradictoire à première vue - d’historicité et d’absoluité de l’Esprit ? Dans les mots de C. Bouton, cette question signifie : « Comment peut-on comprendre le para- doxe d’une éternité manifestée dans l’histoire ?1 2 », paradoxe que, soulignons-le, Kierkegaard a identifié comme V absurdité scandaleuse condamnant par principe toute intelligence de cette contradiction ultime que constitue T éternisation de l’histoire et Thistoricisation de l’étemel, au profit de cette « passion heureuse » qu’est la foi3.

Le postulat hégélien d’une articulation rationnelle entre l’historicité et l’absoluité, entre la temporalité et l’éternité, enfin entre la finitude et l’infinité est-elle une autre « chimère méta- physique » qu’il nous faudrait définitivement réprouver, parce qu’elle oublierait la finitude pro- pre et indépassable de notre existence, ou bien est-elle Vindication d’une infinité au cœur même

de la finitude qui, loin de la délaisser, V élève à son sens et à son accomplissement ? L’historicité et l’absoluité sont-elles deux régions ontologiques imperméables l’une à l’autre, par suite in- compatibles et irréconciliables, ou bien sont-elles les deux revers d’une même médaille, celle de l’Esprit ? « L’historicité est-elle la marque de la déchéance de l’homme ou est-elle la possibilité

1 Cf. EPWI, § 95, 203 : « Es kommt allein darauf ein, nicht das für das Unendliche zu nehmen, was in seiner Bes- timmung selbst sogleich zu einem Besonderen und Endlichen gemacht wird. — Auf diesen Unterschied ist deswe- gen hier weitläufiger aufmerksam gemacht worden ; der Grundbegriff der Philosophie, das wahrhafte Unendliche, hängt davon ab. »

2 C. BOUTON, Éternité et présent selon Hegel, p. 58. 3 Cf. S. Kierkegaard, Miettes philosophiques, p. 101,

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de Faction constructive et laborieuse ? L’historicité signifie-t-elle la relativité dissolvante, et exclut-elle toute possibilité d’atteindre à l’absolu 71 »

Bref, comment l’identité spirituelle de l’historicité et de l’absoluité est-elle possible ? Quelles sont les conditions de possibilité de cette double figure de l’Esprit1 2 ?

Division du travail

Pour répondre à ces questions, je procéderai de la façon suivante. Dans le premier chapi- tre - « L’historicité de l’Esprit » -, je tâcherai de dégager le sens de l’historicité de l’Esprit et de montrer comment celle-ci fait essentiellement signe vers l’absoluité. L’historicité y sera présen- tée comme le mode d’être fondamental de l’Esprit et son sens sera explicité par les notions d’« automanifestation » et de « venue à soi ». Au § 1 - « De l’histoire mondiale à l’historicité » -, j’essaierai de formuler le sens de l’historicité à partir d’une lecture des présupposés rationnels et conceptuels de la pensée hégélienne de l’histoire mondiale. Dans le § 2 - « Anhistoricité de la nature et historicité de l’Esprit » -, je mettrai à l’épreuve la formulation de l’historicité énoncée dans la première section au moyen d’une comparaison de l’Esprit à la nature. C’est dans cette deuxième section que le sens de !’historicité sera pleinement élucidé. Dans le § 3 - « La finitude infinie de l’Esprit » -, je montrerai comment cette historicité fait signe vers une finitude non pas intégrale, mais vers une finitude infinie de l’Esprit, où s’esquisse déjà l’unité dialectique de l’historicité et de l’absoluité.

Dans le deuxième chapitre - « L’absoluité de l’Esprit » -, je prendrai la voie inverse et tâcherai de montrer comment l’absoluité se constitue essentiellement non en niant abstraitement l’historicité, mais sur sa base. Nous verrons comment l’absoluité exprime certes un dépassement de l’historicité, mais un dépassement qui ne prend sens qu’à partir de l’historicité et qui ne

1 J.-L. Vieillard-Baron, Le problème du temps, p. 144.

2 En posant cette question, ma recherche se démarque nettement de celle accomplie par B. Bourgeois dans son ouvrage portant un titre analogue (Éternité et historicité de l’Esprit selon Hegel) à celui que j’ai donné à ce mé- moire. Bourgeois appréhende bien le rapport entre le moment historique et le moment absolu de l’Esprit, mais sa recherche porte avant tout sur le contenu de ce rapport, et non sur la relation de ce contenu à la forme de l’esprit absolu. Il interprète, par exemple, le rapport de la religion et de l’État, en montrant que « si le sens de l’histoire est

religieux, l’histoire du sens est politique » (p. 43). Ou encore, il interprète le rapport épineux de la philosophie et de la politique. Mais à aucun moment, du moins dans cet ouvrage, Bourgeois n’explicite-t-il comment l’historicité et l’absoluité de l’Esprit sont conjointement possibles et comment elles s’articulent. Mon travail vise à sonder plus en profondeur ce rapport. Par ailleurs, Bourgeois ne m’apparaît pas du tout le meilleur interprète de cette articulation entre l’historicité et l’absoluité. Il a tendance à mon sens à négliger l’importance du moment historique dans le_ développement et la constitution de l’esprit absolu. C’est aussi l’opinion de J.R. Seba dans Histoire,

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