• Aucun résultat trouvé

l Le maintenant (présent fini)

Premièrement, écrit Hegel au § 259 de Y Encyclopédie, nous observons dans la nature le

présent fini ou le maintenant (das Jetzt). Voici la définition que Hegel en donne : « Die endliche

Gegenwart ist das Jetzt als seiend fixiert, von dem Negativen, den abstrakten Momenten der Vergangenheit und Zukunft, als die konkrete Einheit, somit als das Affirmative unterschieden ; allein jenes Sein ist selbst nur das abstrakte, in Nichts verschwindende1 2. » En tant que mainte- nant les moments du temps s’articulent donc les uns les autres de manière abstraite. Ceci signi- fie que les dimensions du temps s’opposent extérieurement les unes aux autres. Le maintenant est certes l’articulation ou le rapport articulé du présent, du passé et de l’avenir, mais dans ce

1 Cf. C. BOUTON, Éternité et présent selon Hegel, p. 53 : « Le temps permet en effet selon Hegel de délimiter trois régions ontologiques distinctes où peut se développer l’Idée : le temps proprement dit, la durée finie et Γéternité. » 2 EPW II, § 259, 52. Cf. aussi JS III, 12 : « Das Itzt ist, diß ist die unmittelbare Bestimmtheit der Zeit, oder ihre erste Dimension. »

rapport ces moments se refoulent mutuellement, s’excluent. En effet, ce qui est maintenant ex- dut à la fois le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore :

Die Gegenwart ist nur dadurch, daß die Vergangenheit nicht ist ; umgekehrt hat das Sein des Jetzt die Bestimmung, nicht zu sein, und das Nichtsein seines Seins ist die Zukunft ; die Gegen- wart ist diese negative Einheit. Das Nichtsein des Seins, an dessen Stelle das Jetzt getreten ist, ist die Vergangenheit ; das Sein des Nichtseins, was in der Gegenwart enthalten ist, ist die Zu- kunft1.

L’être du maintenant réside dans cette tension inapaisable entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, de telle sorte que l’être du maintenant est à la fois être et non-être : devenir incessant. C’est pourquoi Hegel qualifie le maintenant, dans l’un de ses manuscrits de Iéna, de « contraire de soi-même » et de « négation de soi-même »2. De même, il écrit : « Die

Gegenwart ist nur die sichselbstnegirende einfache Gräntze, die auseinandergehalten in ihren negativen Momenten eine Beziehung ihres Ausschliessens, auf sie ausschliessendes ist3. » Le temps articulé comme maintenant traduit donc l’être-hors-de-soi temporel immédiat et abstrait de l’étant naturel, car il marque l’écartèlement ou la scission sans médiation de cet étant dans les trois dimensions du temps. Le maintenant est abstraitement « simple » {einfach), c’est-à-dire immédiatement : il est égal à lui-même (sichselbstgleich) non pas en incluant l’autre (le passé et l’avenir), mais en l’excluant : « Diß Eins ist, es ist unmittelbar ; denn seine Sichselbstgleichheit ist eben die Unmittelbarkeit ; es ist die Gegenwart. Diß Itzt schließt schlechthin alles andre aus sich aus, es ist schlechthin einfach4. » Bref, le maintenant demeure constamment une unité con- tradictoire, se niant perpétuellement5.

1EPWII, §259, Z, 54-55.

2 JS Π, 194 : «Dieses einfache, in diesem seinem absoluten Negiren, ist das thätige, das unendliche gegen sich selbst als ein sichgleiches ; es ist als Negiren ebenso absolut auf sein Gegentheil bezogen, und seine Thätigkeit, sein einfaches Negiren ist Beziehung auf sein Gegentheil, und das Itzt, ist unmittelbar das Gegentheil seiner selbst, das sich negiren. »

3Ibid., 195.

4jsm, 11.

5 Cette présentation encyclopédique du maintenant converge avec la présentation phénoménologique du maintenant dans la Phénoménologie de l’Esprit, où Hegel montre, par l’expérience que fait la certitude sensible, que « le maintenant est précisément ceci qui, en étant, n’est déjà plus. Le maintenant, tel qu’il nous est montré, est un maintenant qui a été, et c’est là sa vérité ; il n’a pas la vérité de l’être. » Cf. PHÄ, 88. — Ici aussi, donc, le mainte- nant nous est présenté par Hegel comme une unité contradictoire.

Nietzsche, dans sa seconde Considération inactuelle, décrit de manière semblable ce premier mode hégélien de la temporalité naturelle en affirmant que l’animal demeure constam- ment accroché au « piquet de l’instant »1, en cet instant où le passé et l’avenir n’ont aucune réa-

lité en tant que tels. C’est à cet instant limité et fini que renvoie Hegel par la notion de mainte- nant. Comme il le note, le présent, le passé et l’avenir ne sont présents les uns par rapport aux autres et ne sont différents les uns des autres que pour la pensée. La nature, elle, ne connaît que le présent au sens du maintenant1 2. En elle, les dimensions du passé et de l’avenir sont pour ainsi dire oubliées et absentes : « Geschieden sind Zukunft und Vergangenheit in Gedanken, in der Natur ist nur das Jetzt3. » Seules les « représentations subjectives » que sont la réminiscence, la crainte et l’espérance, expriment une première com-préhension des dimensions du temps4.

En somme, le maintenant est le premier mode de la temporalité naturelle, le premier mode d’articulation des dimensions du temps dans la nature. Il est un présent fini, parce qu’en lui le présent, le passé et l’avenir sont articulés ou rapportés l’un à l’autre de telle sorte qu’ils se

limitent, qu’ils se finitisent les uns les autres.

B. 2. La durée (présent indéfini)

Du temps articulé comme maintenant, Hegel distingue un deuxième mode de temporalité naturelle : la durée. Tout ce qui existe temporellement existe certes dans cette négation pone- tuelle du maintenant. Mais nous ne devons cependant pas méconnaître le fait que l’étant tempo- rel, malgré cette négation ponctuelle du maintenant dans un autre maintenant, se conserve. Au- trement dit, nous ne devons pas oublier que l’étant naturel, de manière générale, dure. La plante, par exemple, conserve son identité de plante de sa naissance jusqu’à sa mort. Au moment où elle est fleur, la plante est certes divisée entre son passé de graine qui n’est plus et son avenir de fruit qui n’est pas encore, mais elle dure comme plante. Pour cette raison, il est permis de dire que pendant sa vie végétale la plante nie en un sens la négativité propre au temps, car « là où le non-

1 NIETZSCHE, Considérations inactuelles I et II, p. 95.

2 Cf. B. BOURGEOIS, Les actes de l’Esprit, p. 185 : « La nature est, en elle-même, la réduction du présent [Gegen- wart] au maintenant [Jetzt], temps encore spatialisé. Son extériorité à soi ineffaçable, car essentielle à elle, la quan- tité prédominante en elle, ne permet pas la qualification absolue qui donnerait un contenu à la différence formelle des dimensions du temps et, par là, un sens à la synthèse de celles-ci dans un présent extensible, totalisant. »

3 HRZL, 52.

4 Cf. EPW II, § 259, 52 : « Übrigens kommt es in der Natur, wo die Zeit Jetzt ist, nicht zum bestehenden Unter- schiede von jenen Dimensionen ; sie sind notwendig nur in der subjektiven Vorstellung, in der Erinnerung und in der Furcht oder Hoffnung. »

être ne pénètre pas dans quelque chose, nous disons qu’elle dure1 ». Cette durée constitue pour

Hegel une première assomption (Aufhebung) du temps. Non pas bien sûr que l’étant naturel qui dure soit à l’extérieur du temps, mais il se maintient « dans » le temps. Ainsi dépasse-t-il, dans la mesure où il dure, la négativité immédiate du temps comme maintenant, tout en conservant une existence temporelle : il « assume » sa condition temporelle.

La durée exprime en d’autres mots une sorte d’intemporalité au sein même de la tempo- ralité1 2, une sorte d’« intemporalité temporelle », au sens précis d’une négation relative de la né- gativité du temps au sein de la temporalité. Mais, assurément, cette Aufhebung du temps n’est que relative, comme le précise Hegel dans l’addition au § 258 : « Die endlichen Dinge sind aber alle zeitlich, weil sie der Veränderung über kurz oder lang unterworfen sind ; ihre Dauer ist mi- thin nur relativ3. » En raison de leur finitude, les étants naturels peuvent bien « maîtriser » pen- dant un certain temps la négativité temporelle. Mais cette maîtrise ne dure précisément qu’un temps, puisqu’un bout du compte c’est la force d’altération du devenir temporel qui fait valoir son droit absolu4.

Les étants naturels qui durent ne durent donc qu’ « un temps » : ils sont nés en un temps et destinés à disparaître en un autre temps. La plante qui existe maintenant est née d’une autre plante, qui n’existe plus, et elle est porteuse de la graine d’une plante future, qui n’existe pas encore. Cette puissance ultime du temps sur les étants naturels est la source de bien des désar- rois « existentiels » : l’ensemble des choses et des êtres qui nous entourent et auxquels nous nous lions sont tous soumis à cette «fugitivité», à cette « fragilité temporelle» (Vergän-

glichkeif), dont le narrateur de la Recherche de Proust dénonce la cruauté : « le souvenir d’une

certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues sont fugitives, hélas, comme les années5. » Bien sûr, comme le soulignait Proust dans une lettre de 19146, cette conclusion du narrateur est le « contraire » de la conclusion véritable de la Re-

cherche, car celui-ci aura fait l’expérience, à l’instar de Hegel, que le temps est certes le torn-

1 VG, 153 : « Wo das Nichtsein in etwas nicht einbricht, sagen wir, es dauert. »

2 Cf. C. Bouton, op. cit., p. 53-54 : « Les choses qui durent échappent aux changements incessants du temps, à Γalternance du naître et du disparaître, et elles manifestent dans cette mesure une sorte d'intemporalité. »

3 EPW Π, § 258, Z, 50.

4 Cf. HRZL, 73 : « Die endlichen Dingen sind nun aber alle zeitlich ; weil sie endlich sind, so sind sie der Veränderung unterworfen, und ihre Dauer ist durchaus nur etwas Relatives. »

5 M. PROUST, Ducôté de chez Swann, p. 419-420. 6 Cf. Ibid., p. 522.

beau de ce qui advient, mais que « l’Esprit le ressuscite et le fait revivre1 ». Nous aurons bientôt

l’occasion de comprendre comment cette « résurrection » s’opère.

Bref, la durée, bien qu’elle dépasse le présent fini, demeure elle aussi finie. Elle est plus exactement indé-finie, sa négation de la négativité du temps demeurant relative. Le présent de la durée est donc un présent indé-fini. Par suite, l’articulation des dimensions du temps au sein de la durée est sensiblement la même que concernant le maintenant : passé, présent et avenir se refoulent toujours, à cette différence près qu’ils se recouvrent dans une unité médiatisée « un certain temps », au terme duquel la dissolution des dimensions temporelles advient comme une fatalité.