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De l’héritage au patrimoine : trajectoires intergénérationnelles de quatre environnements d’art populaire au Québec

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Academic year: 2021

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(1)

De l’héritage au patrimoine : trajectoires

intergénérationnelles de quatre environnements d’art

populaire au Québec

Mémoire

Benoit Vaillancourt

Maîtrise en ethnologie et patrimoine - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

De l’héritage au patrimoine

Trajectoires intergénérationnelles de quatre environnements

d’art populaire au Québec

Mémoire

Benoit Vaillancourt

Sous la direction de :

Laurier Turgeon

(3)

Résumé

Le terme « patrimoine » désigne au sens propre les biens dont on a hérité de ses ascendants. Par analogie, il s’est étendu aux richesses collectives qui se transmettent de génération en génération. Alors que le parallèle entre les deux acceptions du mot est bien connu, les chercheurs se sont peu intéressés aux cas où le patrimoine familial et le patrimoine culturel se recoupent. Ce mémoire analyse donc le passage de l’un à l’autre afin d’éclairer les rapports entre les formes privée et publique de l’héritage. Pour ce faire, les successions de quatre artistes populaires québécois ont été étudiées dans une perspective ethnologique et historique : celles de Médard Bourgault (1897-1967), d’Arthur Villeneuve (1910-1990), de Léon Bouchard (1920-2012) et de Léonce Durette (1932-2011). Chacun a légué à sa famille un terrain ou un domicile où il avait déployé ses créations. Les trajectoires intergénérationnelles de ces quatre « environnements d’art populaire » permettent de comprendre comment et pourquoi la patrimonialisation d’un objet de famille peut s’opérer à la deuxième génération grâce à la collaboration, voire à l’activisme de ses légataires.

(4)

Sommaire

Résumé ... ii

Sommaire ... iii

Liste des figures ... v

Liste des sigles et acronymes ... vii

Remerciements ... viii

Introduction ... 1

Un double patrimoine ... 1

Quatre environnements d’art populaire québécois ... 4

Plan du mémoire ... 12

Chapitre 1 : État de la question et cadre méthodologique ... 14

1.1. État de la question ... 14

1.2. Considérations méthodologiques ... 26

1.3. Corpus de données ... 31

1.4. Analyse des données ... 35

Chapitre 2 : Quatre artistes admirés ... 37

2.1. Les ressorts de l’admiration ... 38

2.2. Médard Bourgault, le sculpteur qui a montré la voie ... 40

2.3. Arthur Villeneuve, naïf envers et contre tous ... 47

2.4. Léon Bouchard, manieur du bois et de la pierre ... 55

2.5. Léonce Durette, l’indiscipliné ... 58

Conclusion... 60

Chapitre 3 : Vivre et grandir avec un artiste ... 64

3.1. Subir ou s’opposer ? ... 64

3.2. La famille en renfort ... 68

3.3. Les filiations artistiques ... 74

3.4. Un héritage à transmettre ... 80

Conclusion... 87

Chapitre 4 : Le patrimoine, une affaire de famille ... 91

4.1. Présenter au public ... 91

(5)

4.3. Un savoir familial ... 104

4.4. Les experts de la culture ... 115

4.5. Se départir des œuvres ... 120

Conclusion... 133 Conclusion... 138 Bibliographie ... 142 Sources orales ... 142 Sources audiovisuelles ... 142 Sources imprimées ... 143 Études.. ... 155

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Liste des figures

Figure 1. La maison Arthur-Villeneuve fait son entrée dans le bâtiment 1921 de La Pulperie de

Chicoutimi. Photo : Archives de La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional, 10-7-4-1 © La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional. ... 2

Figure 2. Arthur Villeneuve, La fondation de Chicoutimi, détail intérieur de la Maison

Arthur-Villeneuve, 1959, collection La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional, 1994-0800.1.2.3. Photo : Paul Cimon, © La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional. ... 6

Figure 3. Le salon de la maison Médard-Bourgault. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. ... 7 Figure 4. Le petit atelier construit sur le bocage en 1955. Médard Bourgault a orné la porte d’un relief

intitulé Dialogue de grève. Photo : Jean-François Blanchette, juillet 2017. ... 8

Figure 5. Requin mangeur d’homme, sur le Petit Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. 9 Figure 6. Ti-Bonheur droit-au-sud, sur le Petit Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. ... 9 Figure 7. Le « musée » construit par Bouchard sur le Petit Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin

2018 ... 10

Figure 8. Le salon de la Maison pin d’épice. Photo : Benoit Vaillancourt, mars 2019. ... 11 Figure 9. Détail des noms gravés dans la salles de lavage de la Maison pin d’épice. Photo : Benoit

Vaillancourt, mars 2019. ... 12

Figure 10. Côté est de la Maison pin d’épice. Photo : Benoit Vaillancourt, mars 2019. ... 12 Figure 11. La rue des Bourgault croise l’avenue de Gaspé, à Saint-Jean-Port-Joli. Photo : Benoit

Vaillancourt, septembre 2018. ... 46

Figure 12. Le Parc des Trois-Bérets, à Saint-Jean-Port-Joli, est nommé en l’honneur de Médard,

André et Jean-Julien Bourgault. Photo : Benoit Vaillancourt, juillet 2018. ... 47

Figure 13. L’œuvre C’est l’accomplissement, installée dans le Parc du centenaire de

Sainte-Hedwidge. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. ... 57

Figure 14. L’ancienne chambre à coucher de Léonce Durette. Photo : Benoit Vaillancourt, mars

2019. ... 67

Figure 15. Plaque apposée sur la façade de la maison Médard-Bourgault. Photo : Benoit Vaillancourt,

avril 2019. ... 94

Figure 16. Buffet sculpté par Médard Bourgault et utilisé comme vitrine pour ses effets personnels.

Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. ... 95

Figure 17. La boîte à dons de la Maison-Musée Médard-Bourgault. Photo : Benoit Vaillancourt,

(7)

Figure 18. Devant un stationnement résidentiel, un panneau d’interprétation rappelle la présence de

la maison Arthur-Villeneuve. Photo : Benoit Vaillancourt, décembre 2018. ... 121

Figure 19. L’ancienne remise de Léonce Durette, dénudée d’une bonne partie de ses ornements.

Photo : Benoit Vaillancourt, mars 2018. ... 122

Figure 20. Infesté d’insectes, un personnage sculpté dans un tronc d’arbre a été scié et retiré du Petit

Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. ... 124

Figure 21. Panneau d’accueil du Sentier des artistes, à Sainte-Hedwidge. Photo : Benoit Vaillancourt,

juin 2018... 126

Figure 22. L’œuvre Le fondateur du Petit Bonheur, installée sur le Sentier des artistes. Photo : Benoit

Vaillancourt, juin 2018. ... 126

Figure 23. L’œuvre Bill le pêcheur, cassée après son installation sur le Sentier des artistes. Photo :

Benoit Vaillancourt, juin 2018. ... 129

Figure 24. Devant l’Hôpital de Chicoutimi, un panneau du Croissant culturel montre le bâtiment tel

que Villeneuve l’a représenté sur les murs de sa maison. Photo : Benoit Vaillancourt, décembre 2018. ... 132

Figure 25. En bord de route, un panneau montrant une statuette en bois fait la promotion de

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Liste des sigles et acronymes

BAnQ Bibliothèque et Archives nationales du Québec

CCEEBC Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels LAHIC Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture LEEM Laboratoire d’enquête ethnologique et multimédia

MBAM Musée des beaux-arts de Montréal MNBAQ Musée national des beaux-arts du Québec

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Remerciements

Mes premiers remerciements s’adressent aux enfants et petits-enfants d’artistes qui ont généreusement accepté de me recevoir et de répondre à mes questions. Ce travail n’aurait pas été possible sans André-Médard Bourgault, Esther Bourgault, Jean-Daniel Bourgault, Martin Bouchard, Bernard Bouchard, Nancy Durette, Pierre-Olivier Ouellet et Sonia Durette.

Je remercie Laurier Turgeon pour la liberté qu’il m’a offerte dans l’exploration de mon sujet de recherche, pour ses conseils et pour les nombreuses portes qu’il m’a ouvertes pendant mes études. Le Laboratoire d’enquête ethnologique et multimédia (LEEM), dont il est le directeur, a été un environnement de travail idéal. Philippe Dubois, coordonnateur du LEEM, était toujours disponible pour m’apporter une aide bienveillante. Je suis également redevable à Jean-François Blanchette, qui a guidé mes premiers pas à Saint-Jean-Port-Joli, et au personnel qui m’a aidé dans les établissements où j’ai conduit mes recherches, en particulier Cathleen Vickers, directrice des collections et de la recherche à La Pulperie de Chicoutimi.

Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines et par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture. De plus, j’ai bénéficié d’une bourse du CELAT qui m’a permis de présenter les résultats préliminaires de ce mémoire. Enfin, ma grand-tante Annette m’a fait un cadeau posthume qui a beaucoup facilité mes déplacements sur le terrain.

À mes parents, Jeannot et Denise, et à mes sœurs, Stéphanie et Édith : merci infiniment pour votre appui. Je vous dois presque tout. Emmanuel, je te dois le reste, dont, en bonne partie, ce mémoire écrit à tes côtés.

(10)

Introduction

Un double patrimoine

Le 9 novembre 1994, un étrange cortège s’ébranle le long de la rue Taché, dans le quartier ouvrier du Bassin à Chicoutimi. Sous les yeux de badauds et de journalistes, une semi-remorque tire à sa suite une petite maison privée de ses fondations et déposée sur une plate-forme actionnée par un système hydraulique. Avec son plan carré, son revêtement de bois et sa toiture à deux versants coiffant une véranda, l’habitation construite en 1885 est typique des maisons québécoises de cette époque ; elle ne s’en démarquerait guère si ce n’était d’étonnantes peintures murales qui couvrent quasiment toutes ses surfaces intérieures et ses deux façades extérieures depuis 1959. Son ancien occupant, le barbier Arthur Villeneuve (1910-1990), a fait d’elle une toile géante sur laquelle il a laissé libre cours à son imagination, enchevêtrant des représentations de paysages urbains du Saguenay–Lac-Saint-Jean et d’ailleurs au Québec, ainsi que des scènes religieuses, historiques ou fantaisistes reliées entre elles par des bandes ondoyantes multicolores. Ouvert au public sous le nom de « Musée de l’artiste », le domicile est devenu une véritable attraction touristique. Après la mort du « peintre-barbier » en 1990, la question de l’avenir de son grand-œuvre fragilisé par les intempéries s’est posée avec insistance. Le Musée du Saguenay–Lac-Saint-Jean a finalement acquis la maison auprès de la succession de l’artiste pour la relocaliser à l’intérieur d’une ancienne pulperie dans le cadre du renouvellement de son projet muséal. C’est là, à 1,4 km de son emplacement initial, qu’elle se dirige à grand-peine en ce jour d’automne 1994 (fig. 1). Parmi les acteurs impliqués dans la saga qui a précédé son déménagement et sa métamorphose en pièce de musée, il y a, au premier chef, la veuve de l’artiste, Hélène. Présente à chaque jour de l’opération, elle a fondu en larmes au moment où son ancienne demeure s’est détachée de son socle1. Il y a aussi les enfants qui sont sur place aux côtés de leur mère.

Micheline Villeneuve, notamment, a fait le voyage depuis Montréal pour assister à l’événement2,

couronnement posthume d’une carrière artistique à laquelle elle est mêlée depuis son plus jeune âge, comme le suggère une photo publiée 35 ans plus tôt dans un journal régional relatant la première sortie publique de Villeneuve à titre de peintre amateur : on y voit Micheline pointant à son père un tableau qu’il a peint, et la fillette « ne cache pas sa joie devant le succès remporté par son papa3 », dit

la légende.

1 Yves Ouellet, « La maison Arthur-Villeneuve est maintenant sauvée », La Presse, 12 novembre 1994.

2 Catherine Delisle, « Les Villeneuve victimes de railleries. Grand jour pour la famille ! », Le Quotidien, 8 novembre 1994. 3 Bert, « Salon du printemps du Comité des arts et métiers d’Arvida. Duel entre peinture naïve et savante ? », Le Lingot,

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Figure 1. La maison Arthur-Villeneuve fait son entrée dans le bâtiment 1921 de La Pulperie de Chicoutimi. Photo : Archives de La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional, 10-7-4-1 © La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional.

Ainsi brossée à grands traits, la scène donne à voir une propriété immobilière qui est autant un patrimoine familial étroitement lié à la vie des Villeneuve, qu’un patrimoine artistique dont la conservation est jugée d’intérêt public. Elle nous invite alors à revenir aux fondements mêmes du concept de patrimoine. Soucieux de bien poser les bases du problème qui les intéresse, les auteurs d’études sur le patrimoine culturel manquent rarement de définir le mot et de rappeler son sens premier : le patrimoine, ce sont d’abord les « biens de famille », les « biens que l’on a hérités de ses ascendants », indique Le Petit Robert. Son étymologie latine renvoie directement au père, le pater. Les Québécois ont pu l’apprendre à la faveur d’un récent débat politique sur la pertinence d’éliminer du vocabulaire administratif ce terme aux relents patriarcaux4. C’est donc par analogie avec la

transmission de biens de famille que le mot « patrimoine » a connu au XVIIIe siècle, dans la foulée

4 Charles Lecavalier, « Jugé trop masculin, le mot patrimoine est gommé par Québec Solidaire », Le Journal de Québec,

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des saisies révolutionnaires en France, une extension aux richesses qui représentent la Nation et lui appartiennent symboliquement5. Ce parallèle entre le patrimoine légué dans la sphère privée et le

patrimoine culturel relevant de la sphère collective est bien connu depuis les travaux de Dominique Poulot6, d’André Desvallées7 ou de Jean-Pierre Babelon et André Chastel8. Mais à en croire la plus

grande partie de la littérature existante, le patrimoine au sens propre et le patrimoine au sens figuré ne seraient liés que sur le plan conceptuel. Le premier a inspiré le second, et c’est l’évolution de ce dernier que les spécialistes de la culture se sont attachés à suivre dans une perspective historique. Les deux acceptions du terme peuvent pourtant être complémentaires et se recouper dans un même bien. Partant de ce constat, ce mémoire vise à reconnaître une portée heuristique à la double affectation de sens du mot « patrimoine ». Il s’intéresse à l’héritage, « soit la réception d’un patrimoine9 », afin

d’interroger l’éventualité où un bien est successivement ou simultanément un patrimoine pour la famille qui en hérite et un patrimoine culturel pour une collectivité encline à se l’approprier à son tour. À l’interface de la famille et de la société, propriété privée en passe de devenir bien commun, cet héritage est soumis à un impératif de transmission à deux échelles différentes. Il pose ainsi la question de la place et du rôle qu’occupent les héritiers par rapport aux autres acteurs de la patrimonialisation, c’est-à-dire les autres individus, groupes ou institutions qui prennent part au processus de construction sociale du patrimoine (experts, critiques, musées, administrations publiques, élus, journalistes, visiteurs, populations locales, regroupements associatifs). En filigrane se dessine l’hypothèse que les héritiers de biens familiaux sont des agents de patrimonialisation spécifiques en raison des liens filiaux ; leur rapport affectif avec le donateur, leur investissement personnel dans l’histoire du bien, les gains économiques qu’ils peuvent tirer d’un capital qui leur échoit de droit seraient autant de facteurs infléchissant leur rapport avec ce que leur parent leur a laissé. Pour mieux comprendre ces enjeux, ce mémoire met l’accent sur des fils ou des filles qui, non contents d’attribuer personnellement une importance à leur héritage, s’efforcent de le valoriser auprès du plus grand nombre dans l’espoir qu’il soit reconnu à sa « juste valeur ». Il s’agira de comprendre comment et pourquoi la patrimonialisation peut s’opérer à la deuxième génération grâce à la collaboration, voire à l’activisme des descendants.

5 Le premier à faire ce parallèle serait un acteur de la Révolution française, Puthod de Maisonrouge. Dans un texte de 1790,

il s’inquiète que les « futurs biens nationaux » pris au clergé ne tombent dans des mains majoritairement ignorantes, auquel cas « le patrimoine de quelques particuliers ne serait pas celui de la nation ». Il enjoint aux aristocrates de faire connaître aux citoyens les monuments qu’ils possèdent ; ils jouiraient ainsi de « l’orgueil de voir un patrimoine de famille devenir un patrimoine national ». Cité dans Daniel Fabre, « Le patrimoine porté par l’émotion », dans Daniel Fabre et Annick Arnaud (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, p. 21.

6 Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, 192 p.

7 André Desvallées, « Émergence et évolution du mot patrimoine », Musées et collections publiques de France, nº 208

(1995), pp. 6-29.

8 Jean-Pierre Babelon et André Chastel, La notion de patrimoine, Paris, L. Levi, 1994, 141 p. 9 Anne Gotman, Hériter, Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 144.

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Quatre environnements d’art populaire québécois

Pour cerner les motivations et les modalités de l’action des héritiers impliqués dans un processus de patrimonialisation, ce mémoire se limite à un type de bien précis : les environnements d’art. Le concept est emprunté à l’historienne de l’art Valérie Rousseau10. Elle l’a proposé en remplacement

de nombreuses appellations apparues dans les quarante dernières années, comme « outsider architecture » ou « outsider environments11 », « environmental folk art12 », « environnements

singuliers13 », etc. À partir d’un corpus formé de sept environnements d’art québécois14, Rousseau a

développé une réflexion originale sur ces œuvres associées à l’art populaire, à l’art brut ou à l’art qu’elle qualifie d’indiscipliné15. Ce dernier est le fait d’individus étrangers aux milieux artistiques,

parfaitement indépendants et donc assujettis à aucun mouvement, groupe, système ou style. Ils revendiquent un individualisme radical, ignorant ou se désintéressant des conventions artistiques officielles. Dans des lieux d’ancrage permanent, tel un terrain privé, ils élaborent un univers dont la prolifération constante les amène à s’enraciner toujours plus. D’une apparence touffue et chargée, créés à partir de matériaux ordinaires et au mépris du regard porté par les autres, les environnements d’art correspondent à deux catégories : des structures autonomes où entrent en jeu des paramètres architecturaux, et des œuvres qui couvrent les surfaces déjà existantes et disponibles. Les créations fabuleuses qui envahissent ainsi l’espace de vie brouillent « les fonctions utilitaires quotidiennes et celles qui relèvent de la création16 » ; ils deviennent des refuges qui, aux yeux des artistes, tiennent

du château, de la tour ou de quelque autre endroit doté d’une connotation prestigieuse. En somme, les environnements d’art sont hautement marginaux, explique Rousseau, et cela génère des effets dont la patrimonialisation se ressent. Tandis que leur reconnaissance visuelle est immédiate — on les reconnaît tout de suite à leur allure excentrique —, leur reconnaissance artistique, elle, n’a rien d’évident. C’est pourquoi ils tombent souvent en déshérence après le décès de leurs créateurs. Ils sont encore plus vulnérables du fait qu’ils sont exposés aux éléments naturels et que leur monumentalité et leur implantation sur le site rendent difficile leur prise en charge dans les structures instituées du milieu artistique et patrimonial. Aussi leur disparition est-elle fréquente. Rousseau l’a

10 Valérie Rousseau, Vestiges de l’indiscipline. Environnements d’art et anarchitectures, Gatineau, Musée canadien des

civilisations, 2007, 193 p.

11 Roger Cardinal, « The Vulnerability of Outsider Art », The Southern Quarterly, vol. 39, nos 1-2, (automne-hiver

2000-2001), p. 183.

12 Julia Weissman, « Environmental Folk Art. An Ancient Tradition in a Modern World », The Clarion, hiver 1982-1983,

pp. 32-37.

13 Véronique Moulinié, « Comment naissent les œuvres des singuliers ? », dans Roberta Shapiro et Nathalie Heinich (dir.),

De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012, pp. 63-79.

14 Ceux de Léonce Durette, Richard Greaves, Charles Lacombe, Roger Ouellet, Émilie Samson et Adrienne Samson-Fortier,

et Palmerino Sorgente.

15 Valérie Rousseau, « Fascination et distanciation : architecture d’un art indiscipliné », dans Valérie Rousseau (dir.),

Indiscipline & marginalité : actes du colloque, Montréal, Société des arts indisciplinés, 2003, pp. 129-148.

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personnellement constaté. Au départ, elle comptait baser sa recherche sur les parterres décorés que Lise Nantel, Louise de Grosbois et Raymonde Lamothe avaient recensés en 1978 dans Les patenteux du Québec17, un ouvrage qui a beaucoup contribué en son temps à l’acceptabilité des créations

populaires non traditionnelles au Québec. Or, peu de ces environnements décoratifs avaient survécu. Comme la plupart des auteurs, le sociologue Howard S. Becker souligne lui aussi la vulnérabilité de ces œuvres caractéristiques de l’art naïf, c’est-à-dire étranger aux conventions professionnelles autour desquelles s’organisent les mondes de l’art. Selon Becker, leur meilleure chance d’échapper à l’oubli est d’intéresser les touristes et les spécialistes, et encore :

Même quand elles sont conservées grâce à une intervention de participants aux mondes de l’art, les œuvres des artistes naïfs ne trouvent pas facilement une place dans ces mondes. Elles enfreignent beaucoup […] de normes […]. On ne peut les présenter dans aucun des espaces habituels. Elles sont même souvent intransportables. Impossibles à rattacher à la tradition d’aucune forme d’art cataloguée, elles ont peu de chances d’occuper une place importante dans l’histoire d’un art. Ces œuvres sont et restent des curiosités.18

Considérant qu’un environnement d’art doit surmonter bien des obstacles pour accéder à la pérennité, ceux qui sont effectivement conservés au nom de leur valeur patrimoniale apparaissent à même de grossir les ressorts de la patrimonialisation. Pensons au Palais idéal du facteur Cheval en France, classé monument historique ; aux Watts Towers de Simon Rodia à Los Angeles, classées National Historic Landmark ; à la maison Villeneuve ou à celle de Maud Lewis, déménagés respectivement au Musée du Saguenay–Lac-Saint-Jean (aujourd’hui La Pulperie de Chicoutimi) et à l’Art Gallery of Nova Scotia. Mieux, les environnements d’art peuvent mettre sous le feu des projecteurs les enfants de l’artiste, car ceux-ci les reçoivent souvent en leur qualité de légataires naturels du terrain ou de la maison auquel l’œuvre est inextricablement liée. C’est ainsi que les héritiers de l’artiste peuvent être amenés, à la deuxième génération, à se substituer aux représentants autorisés de l’institution patrimoniale, mal placés pour assurer la sauvegarde et la valorisation d’une œuvre aussi atypique sur un site dont la destination première n’est pas artistique ni touristique. Plus qu’aucun autre bien, les environnements d’art semblent être une bonne porte d’entrée pour interroger le cas des fils et des filles impliqués dans la patrimonialisation d’un héritage encore aux mains d’un propriétaire privé.

17 Lise Nantel, Louise de Grosbois et Raymonde Lamothe, Les patenteux du Québec, Montréal, Pari Pris, 1978, 272 p. 18 Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2010, pp. 273-274.

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Figure 2. Arthur Villeneuve, La fondation de Chicoutimi, détail intérieur de la Maison Arthur-Villeneuve, 1959, collection La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional, 1994-0800.1.2.3. Photo : Paul Cimon, © La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional.

Quatre cas seront étudiés dans une approche comparative. Le premier, que nous connaissons déjà, est la maison d’Arthur Villeneuve à Chicoutimi (fig. 2). Le deuxième est l’ancienne propriété de Médard Bourgault (1897-1967), un sculpteur sur bois célèbre pour sa production religieuse et inspirée du terroir canadien-français. Sur le bord de la route 132 à Saint-Jean-Port-Joli, Bourgault a laissé une maison familiale dont les murs du salon sont couverts de lambris historiés. Avec l’aide de son fils aîné Raymond, l’autodidacte y a sculpté en 1940 l’épopée des Canadiens français au moyen d’allégories de la nation, de personnages archétypaux (un défricheur, un semeur, un forgeron, un artisan, etc.) et d’espèces de la faune et de la flore indigènes (fig. 3). À l’extérieur, les fenêtres et la porte principale sont coiffées de frontons ornés de figures en reliefs. Le terrain arrière est un grand domaine boisé menant au fleuve Saint-Laurent. Il est divisé en deux parties. L’une, appelée le rocher, est bordée d’une falaise haute d’une vingtaine de mètres. Bourgault a construit là une petite chapelle et disposé des sculptures religieuses, notamment un calvaire devant lequel la famille faisait ses oraisons. Par un escalier de pierres escarpé, on accède à la partie basse, surnommée le bocage. Elle comprend trois dépendances : deux chalets construits par le père et ses fils dans les années 1940 et 1950, et un petit atelier qui était le lieu de travail secondaire de Bourgault (fig. 4). Le terrain était naguère jalonné d’œuvres plus audacieuses que celles auxquelles le sculpteur avait habitué sa

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clientèle friande d’art sacré et paysan : des figures issues de sa mythologie personnelle, des visages et des corps contorsionnés émergeant du tronc des arbres… D’autres œuvres ne font qu’une avec les bâtiments, comme un bas-relief sur une porte ou une poignée sculptée. Parmi les quatre environnements d’art choisis, celui-ci présente l’esthétique la moins inusitée. En effet, Bourgault est l’auteur d’une production qui relève d’un art figuratif plus traditionnel que l’art « indiscipliné » dont parle Rousseau. Pour reprendre une catégorisation de Cyril Simard19, la création de Bourgault se

rattache davantage à l’artisanat qu’à l’art populaire contemporain — le premier mode d’expression a souvent partie liée avec le commerce ou le tourisme —, voire à ce qu’on appellerait aujourd’hui l’artisanat d’art ou les métiers d’art au nom de l’expressivité personnelle démontrée par le sculpteur dans son travail, comme nous le verrons. Quoi qu’il en soit, les créations déployées par Bourgault dans sa maison et sur son terrain présentent un caractère environnemental qui mérite notre attention.

Figure 3. Le salon de la maison Médard-Bourgault. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018.

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Figure 4. Le petit atelier construit sur le bocage en 1955. Médard Bourgault a orné la porte d’un relief intitulé Dialogue de

grève. Photo : Jean-François Blanchette, juillet 2017.

À Sainte-Hedwidge, petite municipalité d’environ 875 habitants au sud du lac Saint-Jean, Léon Bouchard (1920-2012), ancien militaire, travailleur forestier et éleveur, a conçu un jardin de sculptures sur son lot à bois privé. Le lopin de terre est situé à bonne distance du cœur du village, en retrait d’un chemin de gravier qui s’enfonce dans la forêt. Bouchard l’a acquis en 1960 et, à sa retraite, l’a parsemé d’œuvres tantôt faites en bois, tantôt façonnées dans des pierres trouvées sur place. Les figures en granit, plus ou moins ébauchées, sont souvent peintes et montées sur des piédestaux formés de roches et de béton artisanal. Les thèmes de prédilection de Bouchard sont les membres de sa famille, ses expériences de vie, le quotidien des travailleurs en forêt, les personnages de la religion catholique, les animaux (fig. 5, 6). En outre, il s’est fait moraliste en gravant ou en peignant des réflexions sur certaines de ses pièces. Les œuvres ont été disséminées dans un réseau de sentiers qui n’a pas cessé de croître avec les années. Elles ont parfois été regroupées par thématiques, par exemple dans un « sentier des bêtes d’eau », un « coin des monstres » ou un « oratoire », sorte de rond-point où l’artiste s’est associé à des figures tutélaires en faisant se côtoyer sa propre effigie, une statue de la sainte patronne de la paroisse, un grand Sacré-Cœur et une pierre rendant hommage aux fondateurs de la municipalité. Les sentiers rayonnent depuis une esplanade où se trouvent quelques bâtiments

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construits par Bouchard, dont un chalet de bois rond qui date de 1984 et un bâtiment en moellons ajouté une dizaine d’années plus tard (fig. 7). Ce dernier fait office de musée. Il abrite des objets significatifs pour Bouchard, comme ses premiers outils, des photographies, des œuvres de petites dimensions difficiles à exposer à l’extérieur… Bouchard désignait l’ensemble comme son « Petit Bonheur ».

Figure 5. Requin mangeur d’homme, sur le Petit Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018. Figure 6. Ti-Bonheur droit-au-sud, sur le Petit Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018.

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Figure 7. Le « musée » construit par Bouchard sur le Petit Bonheur. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018

Enfin, à Saint-Ulric près de Matane, Léonce Durette (1932-2011) a radicalement transformé son domicile au cours des années 1990. Il en a recouvert les murs et le plafond de marqueteries constituées de pièces de bois nu creusées de motifs à l’aide d’une toupie (fig. 8). À regarder attentivement les petites plaquettes, les sinuosités pratiquées dans le bois se révèlent souvent être des lettres formant le nom de l’artiste ou ceux des membres de sa famille (fig. 9). Plusieurs de ces noms sont regroupés pêle-mêle sur un mur du salon, un peu à la manière d’un arbre généalogique. Malgré le recouvrement quasi total des surfaces intérieures, le tout est bien ordonné et relativement sobre, à l’exception d’une chambre à coucher pour des raisons que nous verrons. L’extérieur, que Durette a décoré dans un deuxième temps, était en revanche un enchevêtrement de matériaux récupérés et de morceaux de bois que l’homme avait cueillis sur la grève devant chez lui, puis peints de couleurs vives. Il a agencé ces composantes pour recouvrir entièrement la maison et la remise ou pour former des modules sonores, éoliens ou électriques sur le parterre (fig. 10). L’esthétique fantaisiste des lieux a valu au domicile des Durette le surnom — fondé sur un ingénieux jeu de mots — de « Maison pin d’épice ».

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Figure 9. Détail des noms gravés dans la salles de lavage de la Maison pin d’épice. Photo : Benoit Vaillancourt, mars 2019. Figure 10. Côté est de la Maison pin d’épice. Photo : Benoit Vaillancourt, mars 2019.

Plan du mémoire

Dans cette étude, le passage à la sphère collective d’environnements d’art reçus en héritage est traité à travers le prisme du patrimoine. Pour mieux comprendre cette question, le premier chapitre propose un bilan de la littérature. Celui-ci se concentrera moins sur la définition du patrimoine que sur l’attention ethnologique à laquelle il a donné prise dans les trente dernières années. Nous verrons qu’en replaçant le patrimoine dans les processus sociaux qui le construisent, cette étude s’inscrit dans une tendance bien représentée dans les recherches en sciences sociales, plus particulièrement en ethnologie, mais qui prend trop peu en considération les acquis de la sociologie de l’héritage. J’expliquerai ensuite mes choix méthodologiques. Basés sur les principes de l’enquête ethnologique et de la recherche historique, ils m’ont permis de recueillir, grâce à la participation de proches des quatre artistes, un corpus de sources dont je détaillerai la teneur et les modalités d’analyse.

Dans le deuxième chapitre, je pars du principe qu’une œuvre d’art originale n’est jamais considérée indépendamment d’un artiste censé exprimer son individualité à travers elle. Par conséquent, son éventuelle valeur artistique et patrimoniale dépend grandement de son créateur et de

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ce qui, au fil de son existence, a fait de lui une personne admirable. Je proposerai donc une courte biographie critique de Bourgault, Villeneuve, Bouchard et Durette à partir des discours publics tenus à leur endroit. De cette manière, nous verrons comment l’admiration plus ou moins grande qui leur est portée influence la valeur du patrimoine familial et artistique formé par leur environnement d’art. Le chapitre suivant délaissera le rapport des artistes avec leur public et se concentrera sur la relation des artistes avec leur famille. Le but est de voir en quoi la trajectoire des environnements d’art est influencée non seulement par la réputation publique des artistes, mais aussi par le rôle que leurs familles ont joué dans leur carrière. Car chez les auteurs d’environnements d’art, l’acte créateur et la vie quotidienne sont particulièrement susceptibles de se croiser à répétition, ce qui place les familles dans une situation à part.

Enfin, le quatrième et dernier chapitre laissera toute la place aux descendants. Il s’intéressera à la manière dont ils agissent après le décès de leur parent-artiste. Privilégiant le point de vue des héritiers après la passation des œuvres, j’adopterai une approche thématique pour faire ressortir les principaux mécanismes de la patrimonialisation.

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Chapitre 1 : État de la question et cadre méthodologique

1.1. État de la question

1.1.1. Le patrimoine en ethnologie

La rencontre de l’ethnologie et du patrimoine trouve ses sources dans les fondements mêmes de la discipline. Celle-ci s’intéresse de longue date à la tradition et aux questions de conservation et de transmission des cultures. Au XIXe siècle déjà, les précurseurs des ethnologues, les folkloristes,

s’attelaient à recueillir des manifestations de la culture populaire conçues comme de lointaines survivances menacées de disparition, mais précieuses pour accéder aux origines des identités nationales. Ils collectaient chansons, contes, légendes du terroir et objets quotidiens de la vie rurale et populaire. Les mêmes éléments matériels et immatériels sont englobés dans le concept de « patrimoine ethnologique ». Depuis son apparition dans les années 1970, ce concept entérine l’association entre l’ethnologie et le patrimoine. Il désigne, selon une définition établie en France, « les modes spécifiques d’existence matérielle et d’organisation sociale des groupes qui composent [un pays], leurs savoirs, leurs représentations du monde, et, de façon générale, les éléments qui fondent l’identité de chaque groupe social et le différencient des autres20 ». Le vocable a connu une

certaine fortune dans l’administration française à la suite de la création, en 1980, de la Mission du patrimoine ethnologique au sein du ministère de la Culture et de la Communication. Il a été adopté à la même époque au Québec. Alors que la Loi sur les biens culturels (1972) ne reconnaissait encore que le patrimoine matériel sur la base d’un intérêt historique ou esthétique, les ethnologues du ministère ont affirmé la spécificité de leur discipline en axant leurs recherches sur les contextes d’émergence et d’utilisation des objets historiques, contexte sans lesquels se perdrait le sens dont les objets sont porteurs dans leur groupe social d’origine21. Les ethnologues de l’État se sont ensuite

intéressés aux activités humaines à l’origine des objets, par exemple en allant à la rencontre des artisans traditionnels de l’est du Québec22 ou d’artistes populaires23. Ils se sont ainsi rapprochés des

pratiques et expressions vivantes qui caractérisent aujourd’hui le patrimoine immatériel. Promu par l’UNESCO dans une convention internationale adoptée en 2003, le concept de patrimoine immatériel

20 L’ethnologie de la France, besoins et projets : rapport du Groupe de travail sur le patrimoine ethnologique, Paris,

ministère de la Culture et de la Communication, 1979, p. 17.

21 Bernard Genest, « Patrimoine ethnologique, mémoire des objets », dans Commission des biens culturels du Québec (dir.),

Les Chemins de la mémoire, Québec, Les publications du Québec, 1990, p. 362 ; id., « Patrimoine ethnologique : évolution

du concept au ministère des Affaires culturelles », Ethnologie, vol. 13, nº 2 (1990), p. 11-22.

22 Bernard Genest, René Bouchard, Lise Cyr et Yvan Chouinard, Les artisans traditionnels de l’est du Québec, Québec,

ministère des Affaires culturelles, 1979, 391 p.

23 Jean Simard, Pour passer le temps : artistes populaires du Québec, Québec, ministère des Affaires culturelles, 1985,

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a connu un retentissement international et a largement remplacé celui de patrimoine ethnologique. Il figure depuis 2012 dans la loi québécoise relative au patrimoine culturel.

Selon ce premier aperçu historique, l’intérêt des ethnologues pour le patrimoine peut s’expliquer par l’existence d’un patrimoine dit « ethnologique » ou « immatériel », c’est-à-dire d’une catégorie de patrimoine propre à intéresser la discipline. Mais dans les dernières décennies s’est développée une autre approche qui fait du patrimoine en général l’objet même de l’enquête ethnologique. Au Québec, un plaidoyer intéressant en faveur d’une telle « ethnologie du patrimoine » est celui de Nathalie Hamel. Dans un texte de 201124, Hamel remarque que l’étude du patrimoine par

les ethnologues passe souvent par la réalisation d’inventaires. Après avoir fait un survol des principaux inventaires au Québec depuis la fin des années 1930, elle constate que ceux qui les ont menés ont peu approfondi la réflexion sur les objectifs, les conséquences et les résultats des pratiques d’inventaire. Trop souvent, c’est la méthodologie qui est interrogée et non la mission des scientifiques. Celle-ci demeure inchangée : « sauvegarder, valoriser, être des agents de transmission de l’identité culturelle25 ». L’auteure se demande si c’est bien « le rôle de l’ethnologie que de

sélectionner les traces du “patrimoine ethnologique” pour les valoriser, pour sensibiliser la population aux valeurs de ces traces et s’assurer de la transmission de pratiques considérées exemplaires [sic] de l’identité collective26 ». Selon elle, l’ethnologue, loin de se limiter au patrimoine dit ethnologique

traditionnellement assigné à sa discipline, doit dépasser les opérations de collecte, d’identification et de conservation pour analyser plutôt les phénomènes patrimoniaux dans toute leur complexité. Au lieu de se poser en expert pour « dresser la liste de ce qui est déjà considéré comme [patrimoine], ou encore de ce qui a le potentiel de devenir patrimoine », l’ethnologue devrait se pencher sur ce que la population valorise par elle-même afin de comprendre les usages et les significations qu’elle associe à son patrimoine, les « justifications d’une mise en patrimoine », les « enjeux politiques entourant une controverse », les processus grâce auxquels des objets ou des pratiques disparaissent ou réémergent27,

etc. Il s’agit, en somme, d’adopter une « approche ethnologique du patrimoine » grâce à laquelle l’ethnologue affirmera sa pertinence dans le cadre d’études d’impact patrimonial et de projets d’aménagement ou de changement de fonction d’un site patrimonial.

Le point de vue d’Hamel n’est pas inédit. Il s’inspire et participe d’une tendance qui s’est affirmée en France à partir des années 1990. Dans l’administration publique, la pratique d’une

24 Nathalie Hamel, « Du “patrimoine ethnologiqueˮ à une approche ethnologique du patrimoine », dans Étienne Berthold et

Nathalie Miglioli (dir.), Patrimoine et histoire de l’art au Québec : enjeux et perspectives, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 38.

25 Ibid., p. 38. 26 Ibid., pp. 38-39. 27 Ibid., p. 42.

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ethnologie du patrimoine s’est développée face au constat que « les objets du patrimoine (quels qu’ils soient, ethnologiques, archivistiques, archéologiques, mobiliers ou immobiliers) relèvent de processus socialement construits et que les agents du patrimoine (conservateurs, ingénieurs, chercheurs) prennent une part active à la construction de ces objets. Un nouveau champ d’investigation [s’est alors ouvert] pour l’ethnologue, qu’il appartienne ou non à l’institution culturelle28. » Jean-Louis Tornatore, en 2004, parle là d’un « tournant réflexif » encouragé par

l’immatérialité même du patrimoine ethnologique, qui fait ressortir son caractère construit — « l’objet du patrimoine ethnologique ne doit sa forme qu’à l’opération de connaissance qui justement l’informe29 », écrit-il. En tant qu’ancien conseiller à l’ethnologie dans une direction régionale des

Affaires culturelles, il soutient que pour un ethnologue du ministère confronté, comme lui, à une diversité d’acteurs et de demandes sur une même « scène patrimoniale » où son intervention est requise, « “le patrimoine en train de se faire sous ses yeux” devient un objet ethnologique. Sans avoir à renier la catégorie ethnologique du patrimoine, [il] peut prétendre porter son regard sur la construction d’autres types de patrimoines30 ». Tornatore voit une portée pragmatique dans ce

renversement de perspective ; passer du patrimoine ethnologique à une ethnologie de tout patrimoine permet au scientifique d’exercer une expertise non plus documentaire mais participative, qui tient compte des pratiques et de la compétence des acteurs engagés dans une action patrimoniale, quitte à chambouler la chaîne opératoire sur laquelle l’État a l’habitude d’asseoir la légitimité scientifique de son action patrimoniale. Au bout du compte, l’intervention ethnologique en situation que préconise l’auteur permettrait à l’ethnologue de revendiquer une mission de service public sur la base d’une démarche de « connaissance-action » ou de « recherche-action ».

Dans le cadre de ma démonstration, les textes d’Hamel et de Tornatore ont l’intérêt de lier explicitement le patrimoine ethnologique et l’ethnologie du patrimoine afin de mieux appeler à dépasser le premier. En revanche, ils donnent aussi l’image d’un ethnologue engagé dans une intervention patrimoniale et dont l’implication améliorerait quelque processus officiel — à l’ancienne Commission des biens culturels pour Hamel, au ministère français de la Culture pour Tornatore. Puisque ce mémoire de maîtrise n’a pas cette finalité, il est utile de poser la recherche sur le patrimoine sinon comme la discipline, du moins comme le domaine à part entière qu’elle est devenue au sein des sciences sociales31. L’anthropologue Daniel Fabre a développé d’éclairantes réflexions à cet égard. Il

28 Christian Hottin, « Patrimoine culturel immatériel et recherche ethnologique », dans Christian Hottin (dir.), Le patrimoine

culturel immatériel : premières expériences en France, Arles, Actes Sud, 2011, pp. 147-148.

29 Jean-Louis Tornatore, « La difficile politisation du patrimoine ethnologique », Terrain, nº 42 (2004), p. 152. 30 Loc. cit.

31 Pascal Liévaux, « Préface », dans Christian Hottin et Claudie Voisenat (dir.), Le tournant patrimonial : mutations

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explique que lorsque l’ethnologie a intégré l’administration patrimoniale française lors de la création de la Mission du patrimoine ethnologique, elle s’est rapprochée des autres services récemment réunis au sein de la Direction du patrimoine : ceux de l’archéologie et de l’inventaire, mais surtout des monuments historiques, le « noyau le plus ancien et le mieux établi32 ». Dans un contexte où une

redéfinition du patrimoine33 imposait qu’on accorde désormais aux monuments une « attention

ethnologique », l’ethnologie a resserré ses liens avec ce service, « socle du nouvel ensemble administratif » qu’elle avait vocation à renforcer en lui apportant son concours. Mais Fabre avait entrevu par ailleurs des pistes de réflexion plus novatrices. En contrepoint d’une première voie « déjà bien balisée » où prime « une logique de repérage, d’analyse fonctionnelle, d’inventaire systématique et de protection de monuments nouveaux et d’objets ordinaires », il en a tracé une seconde.

Si l’on admet que la passion patrimoniale innerve très profondément et de manière fort diverse notre société, […] l’ethnologue a son mot à dire dans ce phénomène dans lequel on peut s’accorder à reconnaître un trait culturel majeur de notre modernité. Loin de tendre à développer au-delà de toute mesure le butin patrimonial […], la discipline peut participer à l’éveil de notre conscience critique du patrimoine qui passe par la connaissance des multiples pratiques dont il est le résultat et l’occasion.34

La même année, les travaux d’un séminaire parrainé par la Mission du patrimoine ethnologique et axé sur les monuments ont été parmi les premiers à répondre à ce texte programmatique. Dans son introduction à l’ouvrage collectif tiré du séminaire, Fabre remarque que l’ethnologie n’a pas interrogé les monuments en tant que phénomènes sociaux vivants, en tant que constructions sociales35. Or, un

monument n’est pas un donné ; il a une histoire, des usages ; il peut participer à l’élaboration des identités sociales, être un enjeu de pouvoir, susciter des confrontations… Pour le citoyen, le visiteur, le propriétaire ou les pouvoirs publics, il est « une présence signifiante, un objet de pensée, d’affection ou d’aversion. Il ne cesse d’être un événement, il met en action un faisceau de relations dans lequel l’ethnologue retrouve des situations de prédilection36 ». Partant de ces conclusions, le projet de faire

une « anthropologie du patrimoine » s’est étendu et a reçu un cadre pérenne grâce à la création, en

32 Daniel Fabre, « L’ethnologie devant le monument historique », dans Daniel Fabre (dir.), Domestiquer l’histoire :

ethnologie des monuments historiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000, p. 3.

33 Cette redéfinition correspond à une extension du patrimoine (ou « inflation patrimoniale ») survenue dans les cinquante

dernières années selon Nathalie Heinich. Cette extension est notamment d’ordre catégoriel, c’est-à-dire qu’aux monuments prestigieux s’en sont ajoutés d’autres à l’esthétique singulière, comme le Palais idéal du facteur Cheval — cité en introduction comme un exemple célèbre d’environnement d’art indiscipliné protégé au titre des monuments historiques — ou qui témoignent de la vie quotidienne traditionnelle, des transports, du commerce, de l’industrie… C’est dans ces nouveaux éléments du patrimoine que s’est opérée la rencontre de l’ethnologie avec les monuments historiques. Voir Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine : « De la cathédrale à la petite cuillère », Paris, Maison des sciences de l’homme, 2009, p. 18.

34 Daniel Fabre, « Le patrimoine, l’ethnologie », dans Pierre Nora (dir.), Science et conscience du patrimoine, Paris, Fayard,

1997, pp. 71-72.

35 Id., « L’ethnologie devant le monument historique », art. cit., p. 17 ; p. 18. 36 Ibid., p. 18.

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2001, du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC). Dirigé par Fabre jusqu’à sa mort en 2016, le LAHIC produit depuis une quinzaine d’années une réflexion féconde sur le patrimoine. Si ses travaux ont longtemps porté sur les monuments — par exemple pour étudier les relations que les populations locales entretiennent avec eux37 ou bien le mode opératoire

des experts qui les évaluent dans le cadre de l’Inventaire général du patrimoine38 —, ils ont ensuite

donné lieu à des publications sur les pratiques et les usages liés aux archives39 et à l’archéologie40,

sur la place des affects dans les questions patrimoniales41, ou encore sur les métiers dans les

institutions patrimoniales : gardiens de musée, conservateurs, restaurateurs, archivistes, etc.42

1.1.2. La patrimonialisation

Appliquer la méthode ethnologique à des patrimoines en tout genre, s’interroger sur leur genèse, leurs mutations, les institutions et les acteurs qui gravitent autour d’eux, les représentations qu’ils inspirent, c’est s’intéresser, en un mot, à la patrimonialisation, autrement dit à la « construction patrimoniale43 ».

Cette fabrication du patrimoine est, selon Joël Candau, un des deux axes selon lesquels les anthropologues interrogent le patrimoine, le deuxième étant celui des usages sociaux qu’on en fait44.

C’est dans ce premier axe que je souhaite inscrire ma recherche. Il me semble riche de possibilités en ce qu’il présente le patrimoine comme un processus ; il traduit la volonté d’envisager « un processus social de reconnaissance de certains héritages plutôt que les éléments patrimonialisés en tant que tels45 », écrit Vincent Veschambre.

Il existe plusieurs définitions de la patrimonialisation. Certaines, notamment dans le monde anglophone, sont simplement fondées sur l’issue de ce processus, tel que l’exposition muséale d’un bien46 ou la transformation d’un endroit à des fins touristiques, d’ailleurs dénoncée comme étant

destructrices47. Les définitions plus fines recourent souvent à la notion de valeur et mettent en exergue

l’opération de séparation qui différencie le patrimoine de ce qui n’en est pas. Fabre, selon qui

37 Daniel Fabre et Anna Iuso (dir.), Les monuments sont habités, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2010, 335 p. 38 Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine, op. cit.

39 Philippe Artières et Annick Arnaud (dir.), « Lieux d’archives. Une nouvelle cartographie : de la maison au musée »,

Société et représentations, nº 19 (2005), 337 p.

40 Claudie Voisenat (dir.), Imaginaires archéologiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, 277 p. 41 Daniel Fabre et Annick Arnaud (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,

2013, 408 p.

42 Christian Hottin et Claudie Voisenat (dir.), Le tournant patrimonial : mutations contemporaines des métiers du

patrimoine, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016, 315 p.

43 Étienne Berthold, Patrimoine, culture et récit : l’Île d’Orléans et la place Royale de Québec, Québec, Presses de

l’Université Laval, 2012, p. 2.

44 Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, Colin, 2005, 201 p.

45 Vincent Veschambre, « Patrimoine : un objet révélateur des évolutions de la géographie et de sa place dans les sciences

sociales », Annales de géographie, nº 656 (2007), p. 367.

46 Kevin Walsh, The representation of the past : museums and heritage in the postmodern world, London, Routledge, 1992,

204 p.

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patrimonialiser est encore en 1997 une « suffixation barbare », dit que c’est « mettre à part, opérer un classement, constater une mutation de fonction et d’usage, souligner la conscience d’une valeur qui n’est plus vécue dans la reproduction de la société mais qui est décrétée dans la production de traces, de témoins et de monuments48 ». Pour Laurier Turgeon, « […] la “patrimonialisation” des biens

collectifs permet de concrétiser des valeurs abstraites comme l’attachement à la nation, à la région ou à la famille […]. Par la mise en patrimoine, on sélectionne les biens et on leur accorde un statut49 ».

D’autres insistent sur l’idée de légitimité dans la mesure où ceux qui confèrent les premiers des propriétés ou des valeurs au patrimoine en devenir sont des acteurs légitimes, et dans la mesure où la préservation du patrimoine requiert sa légitimation durable grâce à son institutionnalisation50. Mais

le tournant réflexif évoqué plus haut, en encourageant non plus à « dire la vérité patrimoniale », mais à « comprendre ce qui fait sens en termes de patrimoine pour la population51 », permet d’envisager

une patrimonialisation qui ne serait pas seulement le fait d’acteurs socialement dominants qui opèrent une sélection, mais bien le fruit d’une appropriation collective. Jean-Pierre Babelon et André Chastel font ainsi une distinction entre les biens culturels et le patrimoine culturel, le second ne pouvant pas être défini seulement par une valeur scientifique, contrairement aux premiers52. De même, Michel

Rautenberg oppose deux logiques de patrimonialisation. L’une crée un patrimoine « par désignation », c’est-à-dire labellisé et institutionnalisé, l’autre un patrimoine « par appropriation », c’est-à-dire qui « acquiert sa qualité patrimoniale non par l’injonction de la puissance publique ou de la compétence scientifique, mais par la démarche de ceux qui se le transmettent et le reconnaissent53 ».

Dès lors, il faut considérer qu’il existe une palette élargie d’acteurs qui concourent à la sélection des candidats à la patrimonialisation. L’élargissement du patrimoine, qui en est venu à englober ce qu’on a appelé le « patrimoine de proximité54 », témoigne de ce processus mené du bas vers le haut par des

individus qui investissent ce terrain tantôt dans le registre du combat, comme l’a montré l’historien Martin Drouin à partir du cas des associations de défense du patrimoine urbain à Montréal55, tantôt

48 Daniel Fabre, « Le patrimoine, l’ethnologie », art. cit., p. 65. En 2013, Fabre ne juge plus le mot barbare, mais bien

« utile », comme les autres dérivés du mot, comme patrimonial et patrimonialisation. Voir Daniel Fabre et Annick Arnaud (dir.), op. cit., p. 21.

49 Laurier Turgeon, Patrimoines métissés : contextes coloniaux et postcoloniaux, Paris, Éditions de la Maison des sciences

de l’homme, 2003, p. 18.

50 Emmanuel Amougou (dir.), La question patrimoniale. De la « patrimonialisation » à l’examen des situations concrètes,

Paris, L’Harmattan, 2004, p. 25.

51 Michel Rautenberg, « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie », dans Dominique Poulot (dir.), Patrimoine et

modernité, Paris et Montréal, L’Harmattan, p. 283.

52 Jean-Pierre Babelon et André Chastel, op. cit., p. 105. 53 Michel Rautenberg, art. cit., p. 288.

54 Irina Chunikhina, « Le “patrimoine de proximité” : du “coup de cœur” au label » dans Daniel Fabre et Annick Arnaud,

op. cit., pp. 175-194.

55 Martin Drouin, Le combat du patrimoine à Montréal (1973-2003), Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2005,

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dans le registre de la « passion ordinaire », comme l’a montré l’ethnologue Christian Bromberger56.

C’est généralement le second qui prévaut dans les associations locales du patrimoine auxquelles se sont intéressés Hervé Glevarec et Guy Saez57. Mandatés par le ministère français de la Culture pour

éclairer les activités et le rôle de ces regroupements bénévoles, ils ont mis en évidence le dynamisme du milieu associatif formé autour d’un « petit patrimoine », soit des éléments guère pris en charge par les services officiels, car issus non pas « des catégories administratives et scientifiques légitimes, mais de l’agrégation d’individus qui s’y attachent et qui érigent ces nouveaux objets patrimoniaux en foyer de leur sociabilité58 ».

Pour comprendre comment se construit le statut patrimonial d’un bien, il faut donc diriger son attention vers les différents acteurs qui entrent en contact avec ce bien, qu’ils soient officiels ou informels, institutionnels ou individuels, professionnels ou bénévoles. En ce sens, ma démarche est la même que celle de Thierry Bonnot. L’anthropologue français explique qu’il choisit de se concentrer sur des objets dont l’observation prouve qu’à la faveur de leurs changements de propriétaire, ils acquièrent un vécu, subissent une « mutation de statut social » par rapport à ce qu’ils étaient lors de leur acquisition et intègrent la catégorie patrimoniale dans la mesure où des personnes leur reconnaissent effectivement un intérêt, une valeur59. C’est ce qu’il fait dans une étude sur les

collections de céramiques d’une région industrielle de Saône-et-Loire60. Son cadre théorique repose

sur l’idée de « biographie culturelle des choses » qu’a conceptualisée Igor Kopytoff61. L’idée de

biographie est féconde, car retracer l’itinéraire de vie d’un objet alternant entre « marchandisation » (ce qui le rend échangeable) et « singularisation » (ce qui le rend irremplaçable) au gré de son appartenance à des catégories culturellement construites peut nous instruire sur les sociétés dont les membres interagissent avec cet objet. Bonnot explique sa posture par le fait qu’un objet « ne signifie rien par essence ou par nature, il n’est porteur intrinsèquement d’aucune autre valeur que celles que lui a attribuées sa circulation parmi les hommes. La valeur patrimoniale ou mémorielle ne fait pas exception, qui résulte d’une opération ou d’une série d’opérations effectuées par les individus et/ou les groupes sociaux62. »

56 Christian Bromberger (dir), Passions ordinaires : football, jardinage, généalogie, concours de dictée, Paris, Hachette

Littératures, 2002, 544 p.

57 Hervé Glevarec et Guy Saez, Le patrimoine saisi par les associations, Paris, Documentation française, 2002, 412 p. 58 Ibid., p. 10.

59 Thierry Bonnot, L’attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 12.

60 Id., La vie des objets : d’ustensiles banals à objets de collection, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2002, 246 p. 61 Igor Kopytoff, « The cultural biography of things: commoditization as process », dans Arjun Appadurai (dir.), The Social

life of things : commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 64-91.

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Parmi tous ces individus et groupes sociaux à l’origine, selon Bonnot, d’un réseau d’intérêts personnels et d’enjeux collectifs dans lequel l’objet est enchevêtré, la figure de l’héritier me semble présenter un grand intérêt étant donné que le processus de patrimonialisation d’un bien, enclenché sous les auspices d’un certain « manipulateur63 », doit parfois passer par l’épreuve du décès de

celui-ci. Puisque ce sont les acteurs qui agissent sur un bien au moyen de leurs actions et de leurs propos, le statut qui lui est conféré apparaît fortement tributaire du transfert de propriété qui fait suite à un décès. Pourtant, nous verrons que la littérature scientifique a peu traité des héritiers comme agents de patrimonialisation.

1.1.3. L’héritage et le patrimoine

La plupart des chercheurs qui s’intéressent simultanément au patrimoine familial et au patrimoine culturel envisagent l’un et l’autre comme des concepts apparentés ; ils coexistent sans toutefois se croiser. Regina Bendix, par exemple, s’est penchée sur la proximité sémantique entre les deux. Elle explique que le patrimoine privé — celui dont on hérite à petite échelle —, s’il est fortement codifié dans le droit des États modernes et fait naître des attentes morales, est aussi géré en fonction de l’implication émotionnelle de la famille et, surtout, du contrôle social exercé par la communauté : « Bien que la puissante emprise de la coutume et des mécanismes de contrôle social ne doive pas être sous-estimée », écrit Bendix, « les individus aux prises avec l’héritage familial disposent d’une certaine marge de manœuvre. Plus le groupe est grand et hétérogène, plus faible est le contrôle social et plus grande la liberté de perpétuer ou d’abandonner l’héritage64. » Or, les individus jouissent

désormais d’une plus grande liberté grâce au relâchement des liens sociaux dans la foulée de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’accroissement de la mobilité. L’individualisation a éloigné les vivants des morts — des établissements spécialisés prennent maintenant en charge les personnes âgées et les préparatifs funéraires — et a changé l’impact émotionnel et moral du fait d’hériter, ouvrant ainsi un « espace émotionnel permettant la réflexion sur le passé65 ». De la même manière,

l’individualisation aurait suscité une nostalgie et l’angoisse d’une perte culturelle propices à l’émergence des pratiques patrimoniales. Ainsi, dans le cas du patrimoine public — celui hérité à grande échelle —, il existe également une obligation morale de conserver, laquelle légitime cette fois-ci le développement de politiques du patrimoine conçu comme une propriété partagée par toute l’humanité. Cela soulève toutefois des questions quant aux intervenants à qui incombent les responsabilités sociales, politiques et économiques de la conservation du patrimoine ; si le patrimoine

63 Id., La vie des objets, op. cit., p. 9.

64 Regina Bendix, « Héritage et patrimoine : de leurs proximités sémantiques et de leurs implications », dans Chiara

Bortolotto (dir.), Le patrimoine culturel immatériel : enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2011, p. 106.

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est comparable à l’héritage familial étant donné les gains économiques qu’on peut en tirer, l’appareil légal qui l’encadre et sa proximité avec la notion de propriété — en anglais, on dit autant « propriété privée » que « propriété culturelle » —, il est en revanche victime d’un manque de clarté en ce qui concerne les droits et responsabilités découlant de sa possession, surtout quand il est immatériel. De cette fine analyse, on retiendra que Bendix s’en tient aux continuités et aux discontinuités entre l’héritage et le patrimoine au sens large. C’est aussi ce que fait, par exemple, l’anthropologue Nelson Graburn quand il compare les terminologies de la parenté et du patrimoine dans plusieurs langues66.

Au contraire de ces auteurs, mais sans méconnaître l’importance, au point de vue épistémologique, de la proximité conceptuelle entre l’héritage et le patrimoine, je montrerai ce qui se passe quand un même bien est tout à la fois un patrimoine pour la famille qui en hérite et un patrimoine culturel pour la collectivité.

Des travaux s’attachent à la première partie du problème, soit la réception de l’héritage au sens propre. Citons une importante étude de la sociologue française Anne Gotman67. Basée sur des

entretiens non dirigés ou semi-dirigés avec une dizaine de personnes ayant reçu un héritage de la part d’un parent décédé il y a moins de cinq ans, cette étude est riche en considérations sur le don, l’appropriation, le deuil, l’ascendant de l’aïeul par-delà le trépas, les prescriptions morales entourant la mort, le testament ou encore les rapports — égalitaires ou non, apaisés ou non — entre les membres de la famille du défunt. En revanche, même si les travaux de Gotman ont le mérite de privilégier une approche sociologique centrée sur les héritiers, et non une approche économique centrée les futurs testateurs en tant qu’épargnants68, ils se concentrent bel et bien sur l’héritage dans son acception

économique ; ce qui est légué, ce sont principalement la propriété et les sommes d’argent qui formaient le capital économique du défunt, d’où le besoin constant pour la sociologue de rattacher les pratiques des héritiers à leur profil socioéconomique dans la lignée de la sociologie critique de Pierre Bourdieu69.

Une manière de dépasser le cadre de l’économie est de s’attarder aux fonctions sociale et mémorielle des biens reçus en héritage. À vrai dire, toute une tendance des études en culture matérielle montre d’une part que les objets contribuent à structurer les relations interpersonnelles,

66 Nelson Graburn, « Learning to Consume: What is Heritage and when is it Traditional? », dans Nezar AlSayyad (dir.),

Consuming tradition, manufacturing heritage : global norms and urban forms in the age of tourism, London, Routledge,

2001, pp. 68-89.

67 Anne Gotman, op. cit.

68 André Masson et Anne Gotman, « L’un transmet, l’autre hérite ». Économie & prévision, vol. 100, nº 4 (1991), pp.

207-230.

69 À ce propos, on notera la polysémie du terme « héritier », qui a donné son titre à un ouvrage de Bourdieu sur les inégalités

Figure

Figure 1. La maison Arthur-Villeneuve fait son entrée dans le bâtiment 1921 de La Pulperie de Chicoutimi
Figure 2. Arthur Villeneuve, La fondation de Chicoutimi, détail intérieur de la Maison Arthur-Villeneuve, 1959, collection  La Pulperie de Chicoutimi / Musée régional, 1994-0800.1.2.3
Figure 3. Le salon de la maison Médard-Bourgault. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018
Figure 4. Le petit atelier construit sur le bocage en 1955. Médard Bourgault a orné la porte d’un relief intitulé Dialogue de
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