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Chapitre 4 : Le patrimoine, une affaire de famille

4.4. Les experts de la culture

Dans ses travaux sociologiques sur la notion de valeur, Nathalie Heinich observe que le domaine culturel est l’un de ceux où l’expertise est structurelle, car « la sanction du marché, par le prix, n’y est pas pertinente ou, du moins, pas suffisante pour produire une évaluation fiable ». Puisqu’en matière d’art et de patrimoine, écrit-elle, « la qualité n’est que partiellement ou pas du tout monnayable » et que « ce qui vaut à court terme et pour des profanes ne vaut pas forcément à long terme et pour des spécialistes », il faut « des experts spécialisés pour juger, hiérarchiser, reconnaître, récompenser, promouvoir, subventionner, acquérir…508 ». En d’autres termes, il faut des personnes

aptes à attribuer une valeur à des objets grâce à l’énonciation d’un jugement éclairé. Cette question des jugements de valeur dans le milieu culturel, je l’ai effleurée quand j’ai identifié les spécialistes qui ont contribué à l’ascension de Bourgault, de Villeneuve, de Bouchard et de Durette. Ces ethnologues, historiens d’art, conservateurs de musée, galeristes, artistes et journalistes ont construit la valeur des œuvres de nos quatre créateurs en formulant des jugements favorables à leur égard. Ils l’ont fait tantôt en qualité de critiques, tantôt en qualité d’experts. Les deux catégories d’acteurs ont en commun d’exprimer une opinion plus influente que celle du citoyen ordinaire, car relevant d’un exercice professionnel soumis à des contraintes garantes de son bien-fondé509. Mais les experts ont

ceci de particulier qu’ils exercent une « fonction d’aide à la décision » ; leurs avis servent à motiver l’authentification d’une œuvre, une acquisition muséale, un classement patrimonial, l’allocation de deniers publics, l’attribution d’une récompense, l’attestation d’une juste valeur marchande… Par conséquent, l’opinion experte est efficace, agissante. Elle entraîne directement des conséquences concrètes.

Qu’implique cette définition de l’expert pour nos héritiers ? D’abord, que leur savoir-faire et leur érudition ne sauraient se traduire automatiquement en expertise au sens strict, car l’expert est à différencier du simple connaisseur, qui « renvoie à l’accumulation de compétences et de savoirs510 ».

En outre, l’expert est censé composer avec la subjectivité inhérente au jugement. Elle est problématique « lorsque le jugement est présumé fournir un énoncé congruent non pas avec le ressenti

508 Nathalie Heinich, Des valeurs : une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017, p. 84.

509 L’interdit de la corruption, la nécessité d’expliquer son jugement de goût, la différenciation entre la critique de l’œuvre

et celle de l’artiste, et la modération dans la critique négative, en particulier quand il s’agit d’un artiste inconnu. Ibid., p. 50.

de la personne, mais avec la réalité des choses, c’est-à-dire objectif ; et ce d’autant plus que le jugement a un effet sur autrui, parce qu’il entraîne un choix, une décision511 », comme c’est le cas du

jugement d’expert. Pour éviter que son évaluation ne soit réduite à un « simple jugement de goût arbitraire, contingent, non justifiable », l’expert a recours à des procédés d’objectivation512. Or, quand

bien même les enfants d’artistes utiliseraient ces procédés d’objectivation, leur expertise serait sujette à caution, car elle resterait liée à des rapports familiaux nécessairement empreints d’affects. Elle le serait aussi à cause du statut non professionnel de leurs activités patrimoniales dans la mesure où il existe, entre les autodidactes et les professionnels diplômés, un clivage fondé sur la source de leur compétence513 et sur la tendance des premiers à assumer l’émotion à l’encontre des seconds qui, eux,

tendraient à discréditer l’émotion514. Étant donné ce déficit de légitimité découlant d’un penchant

pour la subjectivité et d’une pratique non professionnelle et non certifiée par des diplômes — sans compter les soupçons de conflits d’intérêts —, une deuxième implication se dévoile à nos héritiers : ils doivent compter sur des experts gagnés à leur cause. Car s’ils s’imposent souvent comme des spécialistes de l’artiste, ils ne correspondent pas pour autant à la figure de l’expert qui fait autorité dans le milieu artistique et patrimonial.

Attardons-nous au cas de la Maison-Musée Médard-Bourgault. Pour accomplir sa mission, elle compte sur les compétences de ses membres bénévoles. Les compétences mobilisées à ce jour incluent l’édition, la rédaction, la traduction, la photographie, la comptabilité, les services juridiques, les relations de presse, la cuisine… Mais il en est une, cardinale, qui a longtemps fait défaut : l’évaluation, qu’elle soit artistique ou patrimoniale. L’évaluation artistique s’invite régulièrement dans le quotidien de la Corporation. En raison du succès commercial de Bourgault au XXe siècle et

de l’engagement public et institutionnalisé de ses descendants, la Corporation est souvent sollicitée par le grand public pour expertiser des œuvres attribuées au sculpteur, si bien qu’elle a dû publier une mise au point sur son site web : elle n’a pas la compétence pour effectuer des évaluations. Tout au plus peut-elle répondre aux demandes d’authentification, une opération plus objective, car relevant de l’inscription dans une catégorie sur une échelle discontinue — telle sculpture est ou n’est pas due au ciseau de Bourgault — plutôt que de l’affectation d’une valeur sur une échelle continue — telle

511 Ibid., pp. 77-78.

512 S’appuyer sur le respect de procédures et de conventions ; sur l’écrit pour garder la trace des évaluations ; sur le collectif

en travaillant dans la collégialité ;sur une expérience acquise par la multiplication des situations de jugement ; sur un outillage plus technique ; et finalement sur la réflexivité de son action en réfléchissant sur son travail d’évaluation. Ibid., pp. 79-80.

513 Daniel Fabre, « Le patrimoine porté par l’émotion », art. cit., p. 51.

sculpture a plus ou moins de valeur artistique, vaut plus ou moins cher515. Cette injonction à évaluer,

provoquée ici par les logiques pécuniaires du marché de l’art ou du marché des antiquités, met en évidence un manque de compétence qu’André-Médard est le premier à regretter. Constatant que la littérature existante est surtout le fait de journalistes et qu’elle se concentre sur la biographie maintes fois recopiée de Bourgault, il regrette qu’on n’ait guère parlé des œuvres de façon experte, comme l’a fait par exemple cette « spécialiste à Ottawa » qui, à la demande de la propriétaire d’une sculpture de Bourgault, a estimé sa valeur marchande en prévision de son don à un musée. Son estimation était étayée par une analyse (stylistique, formelle, qualitative) qui a impressionné le fils. « Je me dis, mon Dieu Seigneur, s’ils avaient écrit des affaires de même dans le temps au lieu d’écrire “Ah c’est un sculpteur, il fait de l’art religieux et c’est ça”…516 » Contrairement à l’évaluatrice, et malgré l’étendue

de ses connaissances factuelles, André-Médard peine à donner un tel fondement objectif à son appréciation des œuvres de son père. L’action patrimoniale de la Corporation s’en ressent, même quand accoler un prix aux œuvres ne constitue pas un enjeu. Par exemple, André-Médard a tenté d’obtenir un statut patrimonial pour la maison dans les années 1980. Il avait sans doute été encouragé dans cette voie par le succès des journées portes ouvertes lors du tricentenaire de Saint-Jean-Port-Joli, qui avait coïncidé avec la parution d’articles de journaux appelant au classement de la maison à titre de bien culturel517. La demande au ministère des Affaires culturelles a échoué : « Mon dossier était

mal fait, ça avait été refusé518 », admet André-Médard. Le domaine a finalement obtenu une citation

patrimoniale de la municipalité plus de 35 ans plus tard, en 2017, grâce au conservateur en art populaire Jean-François Blanchette et au professeur d’ethnologie Jean Simard. Les deux spécialistes retraités ont piloté bénévolement le dossier au nom de la Société québécoise d’ethnologie et en collaboration avec la Corporation. Leur compétence à formuler une évaluation patrimoniale en situation d’expertise, combinée à leur connaissance des procédures et du milieu, manquait à la Corporation jusque-là. Il semble en outre que le dossier a bénéficié de la parution du livre d’André- Médard et de François Gauthier, lequel formalise les connaissances sur le domaine Médard- Bourgault, donne à son objet la légitimité de l’écrit et s’ouvre sur une préface dans laquelle « l’éminent historien de l’art519 » Michel Lessard enjoint aux autorités municipales, provinciales et

fédérales de reconnaître la valeur patrimoniale de la maison-musée.

515 Encore qu’attribuer une pièce à Bourgault tend à la valoriser, ce qui peut mettre la Corporation dans une posture difficile

si elle est prise à partie, ce qui est arrivé lorsqu’un homme a exigé qu’elle confirme la paternité de son bien. Voir ibid., p. 78.

516 Visite de la maison Médard-Bourgault avec André-Médard Bourgault, op. cit.

517 Alain Duhamel, « Patrimoine », art. cit. ; id., « Le fief du Port-Joly fête son tricentenaire », art. cit. 518 Visite de la maison Médard-Bourgault avec André-Médard Bourgault, op. cit.

L’efficacité des jugements de valeur émis par des intervenants crédibles qui engagent ainsi leur responsabilité, Martin Bouchard ne l’ignore pas lui non plus. Lorsqu’il écrivait le livre sur son père, il a fait appel à Jean-François Blanchette. Après avoir pu compter sur son appui pour la vente de la sculpture aujourd’hui installée dans le Parc du centenaire à Sainte-Hedwidge — le conservateur avait écrit une lettre de soutien à l’intention du conseil municipal —, le fils lui a demandé cette fois-ci de signer une préface. En plus des mots de Jean-François Blanchette, Martin a enrichi son ouvrage de citations tirées d’évaluations d’œuvres de son père. Sont ainsi rapportés les propos élogieux d’un spécialiste des antiquités et d’un ethnologue qui avaient été mandatés pour déterminer la juste valeur marchande de pièces données à des musées. Martin a aussi sollicité des professionnels dans la foulée d’un don de treize œuvres au Musée de Charlevoix en 2015. Ce don était assorti d’une demande d’attestation à la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC). La Commission délivre une attestation quand elle statue qu’un bien culturel répond aux critères d’intérêt exceptionnel et d’importance nationale, autorisant l’organisme accrédité qui reçoit le bien en question à offrir de meilleurs incitatifs fiscaux au donateur. Après un refus, Martin a revu son dossier en le bonifiant de nouveaux avis d’experts et de copies de son livre. La Commission lui a finalement donné raison520.

Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans l’affaire de la maison Arthur-Villeneuve. Alors que les conditions pour le sauvetage de la maison étaient en voie d’être enfin réunies, le Musée du Saguenay–Lac-Saint-Jean a parachevé ces efforts en soumettant à la CCEEBC une demande de reconnaissance de l’œuvre à titre de bien culturel. Le dossier profitait de l’appui du ministère de la Culture et des Communications et d’experts sollicités par la Corporation, dont Léo Rosshandler et François-Marc Gagnon. La Commission a rendu une décision favorable en janvier 1994. Même si l’attestation se traduit avant tout, je le rappelle, par des conséquences fiscales, elle a également été invoquée pour certifier publiquement la valeur patrimoniale de la maison sur la foi des critères d’intérêt exceptionnel et d’importance nationale utilisés par l’instance fédérale : « L’œuvre reconnue objet du patrimoine521 », titrait Le Quotidien quelques jours plus tard. Pour sa part, Réal Villeneuve

s’est enorgueilli d’une reconnaissance comme « trésor national » par le gouvernement canadien522. Si

on accordait autant d’importance à l’attestation de la CCEEBC, c’est aussi parce qu’elle venait combler un vide flagrant : elle est ce qui se rapprochait le plus d’un statut patrimonial légal, dignité qui a toujours échappé au Musée de l’artiste malgré une volonté réelle d’officialiser l’appartenance du bâtiment au patrimoine national. Il semble que les premières allusions au classement de ce futur

520 Entretien avec Martin Bouchard, op. cit.

521 Catherine Delisle, « Maison Villeneuve. L’œuvre reconnue objet du patrimoine », Le Quotidien, 4 février 1994. 522 Réal Villeneuve, « La maison Arthur-Villeneuve. Saguenay renie ses trésors », Le Devoir, 9 avril 2004.

« monument historique » remontent à la rétrospective ultramédiatisée de 1972523. Trois ans après, la

Ville de Chicoutimi, motivée par les retombées touristiques de la chose, soumettait au ministère des Affaires culturelles un rapport demandant le classement de la maison aux termes de la Loi sur les biens culturels. Sans m’attarder inutilement aux détails de la procédure, je précise que la Commission des biens culturels, l’organisme consultatif du ministère (aujourd’hui le Conseil du patrimoine culturel du Québec), n’a pas soumis une recommandation favorable au ministre parce que la maison correspondait moins à un monument historique qu’à une œuvre d’art, et qu’il ne semblait pas opportun de classer une œuvre d’art du vivant de son créateur. De plus, la Loi prévoyait une aire de protection autour des biens classés, ce qui était problématique eu égard à la trame urbaine d’un quartier résidentiel. La maison n’a donc jamais obtenu de statut patrimonial, preuve supplémentaire de l’inadéquation entre les environnements d’art populaire et les dispositifs prévus par les institutions. Une velléité des élus municipaux de faire une nouvelle demande de classement en 1990, quand Villeneuve est décédé, n’y a rien changé ; la veuve du peintre ne s’est pas montrée intéressée524.

Si les experts sont omniprésents dans la trajectoire des environnements d’art, c’est qu’ils sont à même de fonder leur valeur artistique et patrimoniale grâce à leurs jugements réputés fiables. Sans eux, point de reconnaissance légale et point d’acquisition muséale, deux opérations éminemment favorables à la protection, à l’appropriation et à la transmission d’un bien. Pour parler comme J. L. Austin525, ces intervenants légitimes accomplissent des « actes de langage » particulièrement

performatifs, dans le sens où ce qu’ils disent se produit du fait qu’ils le disent. Avec les mots qu’ils énoncent en réunissant les bons paramètres (contexte, statut social, forme du discours, etc.), ils « sont en mesure de créer des situations, des statuts, des états et, en fin de compte, des situations sociales qui n’existaient pas avant l’acte d’énonciation », analyse le sociologue Bernard Lahire en insistant sur les enjeux de pouvoir derrière cette force de persuasion526. Lahire, qui s’intéresse ici à un tableau

de Nicolas Poussin pour faire le récit « de la toile ordinaire transformée en chef-d’œuvre527 », explique

523 Un protocole d’entente a été signé entre le maire et le peintre pour que la Ville fasse l’acquisition du Musée de l’artiste.

Cet engagement formel a été pris après que le maire, questionné par des journalistes montréalais sur ce que la municipalité entendait faire pour conserver cette attraction touristique, et informé de la possibilité qu’elle soit transportée hors de Chicoutimi, a publiquement résolu d’en faire un musée ou un « monument national ». Voir anonyme, « Chicoutimi acquiert la maison d’Arthur Villeneuve », art. cit. ; Bertrand Genest, « Chicoutimi a l’intention de convertir la maison du peintre en musée », Le Soleil, 7 mars 1972 ; anonyme, « Villeneuve expose à Montréal », Le Soleil, 8 mars 1972 ; Don Bell, art. cit.

524 Johanne Saint-Pierre, « Maison d’Arthur Villeneuve. Hélène Morin s’oppose à tout changement », Le Quotidien, 20 juin

1990.

525 John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Points, 1991, 202 p.

526 Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau : essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, Éditions La

Découverte, 2015, pp. 117-119.

qu’un objet peut demeurer matériellement le même au cours de sa trajectoire, mais que son état et ses usages sociaux changeront au gré de ses appropriations par différents acteurs :

« Un objet culturel n’existe que saisi par des discours, des grilles de classification, des épreuves, des procédures et des institutions qui l’enserrent et s’en emparent. […] Les objets n’existent pas socialement indépendamment des individus, des groupes ou des institutions qui se les approprient. Ils varient dans leur signification, leur statut, leur valeur, et les modes de comportements qu’ils déclenchent à leur égard en fonction précisément de ces statuts, valeurs et significations.528 »

En ce sens, la participation de mes interlocuteurs à la présente recherche universitaire, qui était particulièrement empressée dans le cas des « administrateurs de la mémoire » des familles Bourgault et Bouchard, peut se comprendre par rapport aux bénéfices qu’ils escomptaient de l’association entre leur patrimoine familial et un étudiant-chercheur revendiquant explicitement son intérêt pour le concept de patrimonialisation. Cela étant posé, il ne nous reste plus qu’à voir comment les environnements d’art, forts de l’égard que leur portent des acteurs censés pouvoir « faire » le patrimoine, en arrivent à être pérennisés, quitte à ce que les héritiers doivent s’en départir.