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Chapitre 2 : Quatre artistes admirés

2.1. Les ressorts de l’admiration

Afin que la grandeur advienne, il faut avant tout que l’artiste sorte de l’ombre en montrant publiquement ses œuvres. S’il se démarque, il court la chance d’être reconnu par des spécialistes qui certifieront son talent. Cette condition étant à l’origine même de la renommée dans le paradigme artistique moderne, le titre de découvreur revêt un certain prestige. Mais pour que l’artiste passe à la postérité après avoir été révélé grâce à un découvreur, la première condition est que son œuvre recèle une énigme à résoudre. Seule une « mise en énigme » justifie l’incessant travail savant de recherche de sens qui ajoutera à la valeur de l’œuvre et rejaillira sur l’artiste. Or, dépasser la simple description ou le commentaire critique suppose l’ouverture d’un « espace herméneutique » où il est possible de décrypter non plus seulement les significations cachées d’œuvres particulières, mais celles de la production de l’artiste dans son ensemble. Heinich explique que cela passe par un double processus de particularisation et de généralisation. La particularisation est la reconnaissance des caractéristiques propres à des œuvres et à leur créateur ; elle est artistique quand elle souligne le caractère unique de l’esthétique, biographique quand elle porte sur la vie de l’artiste comme personne remarquable. La généralisation, quant à elle, est l’établissement de la cohérence des œuvres par rapport à des ensembles plus larges. Le premier ensemble est la production totale de l’artiste, production à laquelle une démarche réputée authentique doit conférer une cohérence prouvant que les œuvres ne sont pas seulement le fruit de la contingence. Le deuxième ensemble relève des tendances de l’histoire de l’art. Le rattachement à ce qui est déjà connu est essentiel en ceci que « tout peintre comparé à des maîtres ou intégré à des écoles accède en effet, quelle que soit la place qui lui est ainsi assignée, à un statut nettement démarqué par rapport à la masse indifférenciée des faiseurs de tableaux134 ».

Étant donné que la biographie de l’artiste constitue une clé de compréhension de son œuvre, les interprétations rendues possibles par la mise en énigme s’accompagnent d’un infléchissement biographique des textes. Ausculter la vie de l’artiste permet également de déceler des traits valorisants, car constitutifs de l’identité des créateurs telle qu’elle se conçoit dans l’imaginaire collectif depuis l’époque romantique135 : innéité du don ou du génie artistique, intériorité des

motivations, marginalité, disposition à l’innovation plutôt qu’à l’imitation, ardeur au travail par dévouement à l’art en tant que fin en soi, valorisation de la postérité contre l’immédiateté du succès,

134 Ibid., p. 41.

etc. Souvent, ces motifs touchent à la légende au sens religieux du terme : motifs de la vocation, de l’inspiration, de l’élévation spirituelle, du désintéressement matériel136, de l’ascèse, de l’humilité, de

l’incompréhension des contemporains… Tous concourent à une « mise en légende ». Ainsi, l’admiration pour l’œuvre se fond encore plus totalement avec celle pour son créateur sacralisé dans des écrits à teneur hagiographique. L’idéalisation de l’artiste peut être stimulée de surcroît par l’ignorance, voire les affronts honteux qu’il aurait subis avant de basculer dans la grandeur. En vertu de cette « mise en scandale », il apparaît encore plus digne d’estime du fait d’avoir persévéré malgré les obstacles. Objet d’admiration grâce à ses actions passées, modèle de vertu donné en exemple, martyre ayant souffert au profit d’une cause d’intérêt général, l’artiste autrefois incompris devient une figure héroïsée et souvent récupérée par la fiction. Il est célébré par la collectivité, générant par le fait même un lien communautaire autour de son personnage.

Par un processus circulaire, l’admiration pour l’artiste se répercute au même moment dans les lieux d’exposition et sur le marché de l’art. La visibilité des œuvres et leur prix de vente connaissent tous les deux une inflation et, en retour, le regard et l’argent renforcent l’excellence de l’artiste. Ce transfert de valeur depuis la personne vers ses œuvres n’est pas sans évoquer le culte catholique des reliques de saints. L’analogie est un peu éculée en sciences sociales, mais elle demeure utile. En effet, l’achat d’œuvres à des prix élevés ne s’explique pas seulement par leur qualité artistique ; il s’explique aussi par le fait qu’elles manifestent la présence de l’artiste étant donné qu’elles ont été en contact avec lui et qu’elles sont le produit de sa vision personnelle. De même, les visites dans les galeries et les musées ne mettent pas en relation qu’avec des objets ; elles mettent en relation avec l’artiste qui s’incarne en eux. Cette « mise en relique » s’étend même aux endroits marqués par la présence de l’être célèbre, comme sa demeure ou sa sépulture. Ainsi, les déplacements vers ses œuvres s’accompagnent en définitive d’une sorte de pèlerinage vers des lieux de mémoire invitant à lui vouer un culte séculier.

Bien que la mise en relique soit cruciale dans le processus qui nous intéresse ici, je suspendrai son examen dès qu’elle concernera les environnements d’art. Trop liée à l’intervention des familles après la disparition des créateurs, elle devra être commentée dans les chapitres suivants. Concentrons- nous pour l’instant sur les parcours des quatre artistes, ou plutôt sur ce qu’on a dit d’eux publiquement

136 Le sociologue Pierre-Michel Menger analyse cette idée de la motivation intrinsèque du travail artistique : « L’argument

des avantages non monétaires est si puissant qu’il a traditionnellement fourni le socle de l’enchantement idéologique du travail artistique. Le niveau modal des gains issus du travail artistique est en effet généralement médiocre, si bien qu’il faut imputer aux artistes des préférences et des capacités telles qu’ils semblent motivés quasi exclusivement par des considérations non pécuniaires, ou, en d’autres termes, qu’ils acceptent de beaucoup ou tout sacrifier à l’exercice de leur art et aux sanctifications souveraines qu’il sera réputé leur procurer. » Voir Pierre-Michel Menger, Le travail créateur.

jusqu’à aujourd’hui. Mon but n’est pas de résumer leurs biographies en visant à la vérité, mais de rapporter la manière dont leurs vies ont été dépeintes. Je soulignerai ainsi l’effet de ces discours sur la renommée des artistes et, par extension, sur la valeur du patrimoine reçu par leurs familles. Les portraits suivants intègrent donc pleinement les jugements de valeur et les interprétations véhiculés dans les médias, textes savants, œuvres de fiction ou allocutions publiques. Le présent de l’indicatif est toujours utilisé sans que cela indique une prise de position sur la véracité des propos empruntés à leurs énonciateurs.