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Chapitre 2 : Quatre artistes admirés

2.4. Léon Bouchard, manieur du bois et de la pierre

Léon Bouchard naît en 1920 à Sainte-Hedwidge. Après avoir complété une quatrième année, il quitte l’école pour travailler à la ferme familiale. Hormis un bref passage dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale, il travaille toute sa vie dans des chantiers forestiers, dans des chantiers de construction et comme aviculteur. Il est également actif dans la vie publique en tant que commissaire scolaire, conseiller municipal ainsi que co-fondateur et président de l’association régionale des anciens combattants. Sa rencontre avec la sculpture est tardive. Il est âgé de 57 ans quand il réalise un premier bas-relief en bois, en 1977. Il s’adonne plus assidument à son nouveau passe-temps à partir du milieu des années 1980, après avoir pris sa retraite. À cette époque, Bouchard aménage le lot boisé qu’il détient non loin de son domicile, donnant forme à l’environnement d’art qu’il désignera comme son Petit Bonheur : il construit son chalet et son musée et dégage les sentiers qu’il jalonne de sculptures en pierre et en bois.

En 1997, un petit musée du Lac-Saint-Jean, le Musée Louis-Hémon, présente une exposition sur le thème de la forêt dans les récits de fiction. Des bas-reliefs et des rondes-bosses de Bouchard y sont exposés240. Deux ans plus tard, l’ethnologue Carole Asselin, qui travaillait au Musée Louis-

Hémon, s’intéresse de nouveau au sculpteur241 lorsqu’elle devient agente de développement

touristique et culturel. Elle tient le lancement du programme Villes et villages d’art et du patrimoine au Petit Bonheur en présence des médias et d’intervenants du milieu242. Dès lors, le site est ouvert au

public et promu dans les guides touristiques, sans toutefois causer de frénésie comme l’a fait la maison de Villeneuve en son temps. Bouchard et les siens accueilleront entre 1 200 et 1 600 personnes entre 1998 et 2006243, en plus de journalistes pour des reportages télévisés.

239 Roger Tremblay, « Au P’tit Bonheur. Léon Bouchard partage sa vie et ses passions », Le Progrès-Dimanche, 5 septembre

1999.

240 Paul-Émile Thériault, « Au Musée Louis-Hémon. Exposition “Des mots, des hommes et des arbresˮ », Le Progrès-

Dimanche, 25 mai 1997 ; id., « Le Musée Louis-Hémon rend hommage à Léon Bouchard », Le Progrès-Dimanche, 3 mai

1998.

241 Carole Asselin interviendra à d’autres reprises. En 2006, elle est agente de développement en art, patrimoine et tourisme

culturel à la MRC Le Domainois quand la MRC remet à Léon Bouchard une mention dans le cadre de ses prix d’intervention patrimoniale. En 2009, elle est aussi derrière l’exposition « Léon Bouchard, sculpteur et mémorialiste des forêts » en tant que conservatrice muséale du Village historique de Val-Jalbert.

242 Jacques Girard. « Sainte-Hedwidge. Léon Bouchard présente son petit paradis », Le Quotidien, 12 janvier 1999 ; Roger

Tremblay, art. cit.

243 Martin Bouchard, art. cit., p. 73. Bouchard dit avoir reçu 400 visiteurs au cours de l’été 2004, des touristes étrangers pour

la plupart. Voir Jean-François Bonneau, « Le sentier du Petit Bonheur a 20 ans. Les sculptures de Léon Bouchard sont encore méconnues des gens d’ici », L’Étoile du Lac, 19 septembre 2004.

Alors que Bouchard jouit déjà d’une certaine notoriété locale244, il faut attendre le milieu des

années 2000 pour que son œuvre suscite un intérêt plus élargi. Trois événements s’enchaînent et marquent une percée. Le premier est une exposition monographique voulue par Nathalie Boudreault, directrice de la recherche et des collections de La Pulperie — nous la connaissons déjà en sa qualité de spécialiste de Villeneuve. Au terme de l’exposition, le musée de Chicoutimi acquiert dix-huit œuvres de Bouchard. Remarquons que cette consécration coïncide avec une velléité d’indignation due à un journaliste jeannois, lequel déplore que Bouchard soit « parfois ignoré dans son propre village qu’est Sainte-Hedwidge245 » et que malgré les vingt ans d’existence du Petit Bonheur, ses

sculptures « sont encore méconnues par les gens d’ici246 ». Le deuxième événement est l’exposition

Du coq à l’âme, conçue par le conservateur Jean-François Blanchette pour le Musée canadien des civilisations. L’exposition est consacrée à l’histoire de l’art populaire québécois. Parmi les sept créateurs méconnus qui figurent dans son volet contemporain, on compte Bouchard et deux comparses du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Cela ne manque pas d’attiser la fierté régionale247. À son

tour, le musée d’État enrichit ses collections de deux pièces prélevées sur le Petit Bonheur. Enfin, en 2009, la municipalité de Sainte-Hedwidge met à l’honneur son « citoyen émérite248 » à l’occasion du

centenaire de sa fondation. Les festivités officielles comprennent une visite guidée du Petit Bonheur, et une œuvre en pierre intitulée C’est l’accomplissement prend place dans le nouveau Parc du centenaire (fig. 13).

244 Paul-Émile Thériault, « Un sculpteur régional en vedette », Le Progrès-Dimanche, 5 août 2001 ; Daniel Côté, « Léon

Bouchard raconte son histoire à travers ses personnages », Le Progrès-Dimanche, 28 juillet 2002.

245 Jean-François Bonneau, « Léon Bouchard expose à la Pulperie », L’Étoile du Lac, 12 février 2005.

246 Id., « Le sentier du Petit Bonheur a 20 ans », art. cit. ; id., « À Sainte-Hedwidge, les œuvres de Léon Bouchard devraient-

elles sortir de l’ombre ? », L’Étoile du Lac, 12 février 2005.

247 Christiane Laforge, « Trois artistes du Saguenay à Gatineau. Voyage au cœur de l’art populaire », Le Quotidien,

21 décembre 2006 ; id., « Un tremplin pour nos artistes », Le Progrès-Dimanche, 29 juin 2008 ; Anne-Marie Gravel, « Expérience inégalée à 88 ans. Léon Bouchard expose au Musée canadien des civilisations », Le Quotidien, 21 juin 2008 ; Hélène Gagnon, « Une grande exposition pour Léon Bouchard. Plus de 60 œuvres exposées à Gatineau », L’Étoile du Lac, 19 juillet 2008.

Figure 13. L’œuvre C’est l’accomplissement, installée dans le Parc du centenaire de Sainte-Hedwidge. Photo : Benoit Vaillancourt, juin 2018.

En étant ainsi montrées à un public plus nombreux entre 2006 et 2009, les œuvres de Bouchard génèrent un discours critique dans les pages culturelles des journaux. En étant cédées à des musées, elles le font aussi sous la forme d’évaluations artistiques servant à déterminer leur juste valeur marchande à des fins fiscales. Ce qui en ressort, c’est la résonnance collective que l’artiste donne aux sculptures commémorant ses expériences personnelles. C’est aussi la vision personnelle dont il irrigue ses représentations de la nature, conséquence d’une grande intimité avec son environnement. Est également louée la dimension spirituelle de son geste, lui qui est très croyant et se montre attentif aux formes que les pierres lui suggèrent de dégager après qu’il les a trouvées dans ses randonnées. À cet égard, son affinité avec Villeneuve fait peu de doute. Comme lui, Bouchard est « un artiste naturel […] qui a su voir un monde derrière l’horizon et qui le traduit en se fiant à son instinct », écrit un

journaliste249. La comparaison avec Villeneuve s’impose d’autant plus que les deux autodidactes

proposent une figuration émancipée de l’académisme et que l’exposition de La Pulperie se tient dans l’Espace Villeneuve, la salle où la maison du peintre-barbier a été transplantée, ce qui incite à mettre en regard leur art respectif. Certains voient une parenté avec l’art naïf, d’autres la refusent pour éviter la même discrimination que chez Villeneuve250. Sur le plan formel, d’autres comparaisons incluent

l’art inuit251 en raison du profil épuré des animaux que Bouchard ébauche à peine dans le granit, ou

encore les œuvres d’autres artistes populaires comme Roger Ouellet, Raymond Coins ou Fred Smith.252 Mais une fois ces comparaisons faites, l’argument de l’unicité reprend ses droits, qu’il soit

question de l’homme (« À la fois à l’écoute de la matière et modeleur inventif, Léon Bouchard est un de ces artistes uniques253 ») ou de sa production (« L’individu ou l’institution qui en possédera une

[œuvre de Bouchard] aura une pièce de collection incomparable de l’art populaire254 »).

Bouchard décède en 2012. Il laisse près de 275 œuvres, mais aussi « le souvenir d’un homme droit, serein et patient », qui pendant de nombreuses années a mis en veilleuse son envie de sculpter pour s’acquitter de ses responsabilités familiales, selon un journaliste qui l’a bien connu255. L’Ordre

du Bleuet lui est remis en 2017.