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Chapitre 2 : Quatre artistes admirés

2.5. Léonce Durette, l’indiscipliné

Le dernier artiste à l’étude est Léonce Durette. Ce menuisier né en 1932 commence à bricoler vers 1977, quand il sculpte le mobilier de sa cuisine. Pour s’occuper pendant des périodes de chômage, il entreprend d’orner l’intérieur de sa maison à partir de matériaux qu’il a récupérés au fil des ans sur les chantiers de construction où il travaillait. Après avoir recouvert les murs et le plafond, il passe au- dehors. L’intensité de ses interventions sur les surfaces extérieures et sur le parterre s’accroit lorsqu’il prend sa retraite, en 1994. Dès cette année-là, et parfois au déplaisir du voisinage, son environnement d’art se démarque par sa profusion et sa bigarrure. Les créations extérieures, plus personnelles que celles de l’intérieur, sont à l’image des dessins animés dont il est friand256 et témoignent de sa propre

249 Yvon Paré, « Pulperie de Chicoutimi. Deux artistes trouvent le secret du bonheur », Le Quotidien, 29 juin 2005. 250 Jean-François Bonneau, « Léon Bouchard expose à la Pulperie », art. cit. ; Christiane Laforge, « Trois artistes du

Saguenay à Gatineau », art. cit. ; id. « L’art populaire : le reflet d’une société », Le Progrès-Dimanche, 29 juin 2008.

251 Johanne de la Sablonnière, « Exposition à la Pulperie. Léon Bouchard, “Sculpteur du bonheurˮ », Le Progrès-Dimanche,

24 mai 2005 ; Paule Therrien, citée dans Martin Bouchard, op. cit., p. 78 ; Pascale Galipeau, citée dans ibid., p. 98.

252 Richard Dubé, cité dans loc. cit.

253 Nathalie Boudreault, citée dans loc. cit. Je souligne. 254 Jean-François Blanchette, cité dans loc. cit. Je souligne.

255 Daniel Côté, « Léon Bouchard s’éteint à 91 ans. La région perd un de ses créateurs », Le Quotidien, 6 janvier 2012 ; id.,

« Léon Bouchard, sculpteur. Le souvenir d’un homme droit, serein et patient », Le Progrès-Dimanche, 8 janvier 2012.

hyperactivité. Elles marquent une évolution par rapport à une première période pendant laquelle il a mûri sa pensée et assumé l’excentricité de son projet257.

Le capharnaüm visible depuis la route pique la curiosité des passants et retient l’attention en dehors de Saint-Ulric258. Comme Villeneuve avant lui et comme Bouchard après lui, Durette reçoit

de bonne grâce les curieux qui s’arrêtent devant la Maison pin d’épice. Quelque 3 000 personnes259

viennent chaque été, contribuant à stimuler l’économie de la petite municipalité devenue soudainement plus attractive pour les automobilistes en route vers la Gaspésie. La chaussée est même aménagée pour faciliter la circulation des voitures, et une plaque signalant l’intérêt touristique du lieu est installée par la municipalité. « Au début, les gens de la place nous trouvaient pas mal capotés […]. Maintenant qu’ils voient tous ces touristes s’arrêter pour mieux voir, ils sont fiers260 », dit Colette,

l’épouse de l’artiste. « Durette fait rouler le dépanneur du coin. Il est mieux accepté261 », affirme déjà

en 2000 Valérie Rousseau. La spécialiste des environnements d’art connaît bien Durette pour lui avoir donné une de ses premières cautions intellectuelles un an plus tôt : c’est à partir de la Maison pin d’épice qu’elle a élaboré le concept d’environnement d’art indiscipliné dans le cadre de ses études de maîtrise262. Cofondatrice de la Société des arts indisciplinés, Rousseau défend cette tendance et les

artistes qui l’incarnent dans la presse263, des publications264, le scénario d’un film documentaire265 et

une exposition266. À chaque fois, Durette figure en bonne place.

Alors que Bourgault, Villeneuve et Bouchard réalisent tous des œuvres autonomes de leurs environnements d’art, l’artiste indiscipliné — aussi qualifié de patenteux et de gosseux — privilégie la prolifération à l’intérieur des limites de son terrain. Cela ne favorise guère le collectionnement et la monstration de ses œuvres dans des lieux dédiés à l’art, surtout compte tenu de l’indifférence de Durette à l’égard de la reconnaissance institutionnelle267. En 1994 par exemple, il refuse de participer

à l’exposition Les paradis du monde, organisée au Musée canadien des civilisations par Pascale

257 Loc cit.

258 La Presse Canadienne, « Une petite maison de Saint-Ulric qui ne laisse personne indifférent », La Presse, 10 septembre

1994 ; Romain Pelletier, « La maison d’Hansel et Gretel se trouve à… Saint-Ulric ! », Le Soleil, 17 août 1994.

259 Valérie Rousseau, Vestiges de l’indiscipline, op. cit. p. 8.

260 Colette Michaud, citée dans Mario Girard, « Maisons spéciales. Objets d’art ou monstruosités ? », La Presse, 26 février

2005.

261 Valérie Rousseau, citée dans Jocelyne Lepage, « Valérie et Pascale au pays des zigonneux », La Presse, 9 juillet 2000. 262 Valérie Rousseau, L’environnement d’art de Léonce Durette ou L’insertion des environnements d’art indisciplinés dans

l’étude des arts et la problématique de leur sauvegarde, mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 1999,

118 p.

263 Valérie Rousseau et Julie Paquin, « L’art (d’être) indiscipliné », Le Devoir, 20 juillet 2002 ; Jocelyne Lepage, art. cit. ; 264 Valérie Rousseau, Vestiges de l’indiscipline, op. cit. ; id., Indiscipline & marginalité, op. cit.

265 Pascale Ferland, L’immortalité en fin de compte, Les Films du 3 mars, 2003, 81 min.

266 Les lieux de l’art « indiscipliné », art populaire et art insolite au Québec, à la Maison de la culture Marie-Uguay. Voir

Marie-Ève Charron, « Qui a peur des artistes indisciplinés ? », La Presse, 31 juillet 1999.

Galipeau — l’ethnologue a cofondé la Société des arts indisciplinés avec Valérie Rousseau et sera la conservatrice de l’exposition sur Léon Bouchard à La Pulperie. Des œuvres sont néanmoins extirpées de leur site au profit d’amateurs d’art populaire, qui parfois lèguent leurs collections à des musées. On retrouve par conséquent des œuvres de Durette au Musée de la civilisation268 et au Musée de

Charlevoix269.

En 2001, Durette est victime d’un accident vasculaire cérébral et d’un traumatisme crânien. Aux prises avec des difficultés motrices, il doit mettre un terme à son grand projet. Il s’éteint dix ans plus tard, en 2011. Depuis 2013, Saint-Ulric est l’hôte du Festival de sculpture d’art populaire, un événement qui trouve ses sources dans la notoriété acquise par la Maison pin d’épice.

Conclusion

Bourgault, Villeneuve, Bouchard et Durette sont quatre artistes aux parcours uniques, mais tous marqués par les mêmes processus de mise en énigme, de mise en légende, de mise en scandale, de mise en vente et de mise en exposition. Toutefois, ils le sont à différents degrés. Chez Durette par exemple, l’effet Van Gogh décrit par Heinich est loin d’être aussi patent que chez Villeneuve, qu’on est allé jusqu’à comparer au célèbre Néerlandais à l’oreille coupée tantôt parce qu’ils avaient été acclamés avec un retentissement similaire270, tantôt parce qu’ils avaient été injustement incompris et

ridiculisés pendant un temps271. Les autres portraits que j’ai brossés sont moins exemplaires. Plus ou

moins succincts, ils manifestent par le fait même des différences de position sur l’échelle de l’admiration publique. Ce point est important, car nous avons vu en introduction que les environnements d’art dérogent aux conventions du monde de l’art, ce qui gêne leur insertion dans les structures instituées. Or, on peut croire que pour les acteurs concernés, l’opportunité — sans compter la volonté — de surmonter les difficultés inhérentes à la prise en charge d’un environnement d’art dépend directement de l’estime portée à son auteur, celle-ci venant asseoir l’intérêt du lieu en tant qu’œuvre d’art et qu’attrait à visiter d’une part, et en tant qu’« objet emblématique » ou « insigne » aux yeux de la famille d’autre part (voir section 1.1.3.).

L’adéquation plus ou moins grande entre nos cas d’étude et le modèle utilisé dans ce chapitre n’est pas un indicateur infaillible. D’abord parce que le modèle du génie incompris dont Van Gogh

268 Dans la collection Paradis Fournier, montrée dans l’exposition Esprits libres (2013-2014)

269 Dans la collection de Véronique et Pierre Riverin, montrée dans les expositions Faire fi du design (2003) et Art pop /

Pop art (2004-2005). Voir Jérôme Delgado, « Don historique au Musée de Charlevoix », La Presse, 16 juillet 2003.

270 Paul Dumas, art. cit.

271 Christiane Laforge, « Malgré la controverse. Son nom et son œuvre resteront », Le Quotidien, 15 novembre 1994 ; Andy

est l’idéaltype n’est pas le seul qui vaille pour les artistes272, bien qu’il me semble correspondre le

mieux aux artistes des classes populaires. Ensuite parce que nous avons affaire à des autodidactes qui étaient en marge du monde de l’art ; ils pratiquaient l’artisanat ou une forme de création marginale par rapport à l’art légitime. Pourtant, on aurait tort d’en conclure qu’une théorie de la sacralisation de l’artiste n’est pas opératoire dans leur cas. En effet, une grande constante est l’intervention de personnes qui étaient en position d’autorité et ont assimilé leur production à des formes d’art reconnues : à Saint-Jean-Port-Joli, Marius Barbeau et Jean-Marie Gauvreau ont lancé Bourgault dans la voie de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’artisanat d’art ou les métiers d’art ; à Chicoutimi, les critiques montréalais ont donné à Villeneuve ses lettres de noblesse en le disant primitif, naïf, puis brut ; à Sainte-Hedwidge, Carole Asselin, Nathalie Boudreault et Jean-François Blanchette ont consacré Bouchard comme un artiste populaire ; à Saint-Ulric, Valérie Rousseau a vu en Durette un artiste indiscipliné. Cette volonté d’attribuer le statut d’artiste légitime à des individus marginaux procède de la redéfinition de l’identité d’artiste qui s’est achevée au XXe siècle ; elle n’est qu’une

autre modalité du phénomène décrit en début de chapitre et consistant, je le rappelle, à priser chez les artistes ce qui est original, exceptionnel, hors du commun273.

Dès lors, on peut affirmer que les quatre créateurs étudiés ici s’insèrent effectivement dans un circuit de reconnaissance artistique à peu près conventionnel. Celui-ci, conformément au modèle des « cercles de la reconnaissance » élaboré par l’historien de l’art Alan Bowness274, a débuté au sein d’un

premier cercle composé d’experts, à commencer par ceux que j’ai nommés. Ensuite, la reconnaissance s’est étendue à un deuxième cercle concentrique formé de collectionneurs et de marchands. Enfin, elle est parvenue à un troisième cercle encore plus large, celui du grand public où elle a atteint son apogée avec un décalage temporel qui a pu justifier l’adage « nul n’est prophète en son pays275 ».

Aussi l’intensité de l’admiration portée à chacun des quatre artistes dépend bel et bien du degré auquel celui-ci correspond à l’image idéale qu’on se fait d’un grand artiste276. Parmi les raisons pouvant

272 Heinich analyse d’autres types incarnés par Picasso, Duchamp, Dalí, Warhol… Nathalie Heinich, L’élite artiste, op. cit.,

chapitre XV.

273 Nathalie Heinich, L’élite artiste, op. cit. pp. 330-331.

274 Alan Bowness, The Conditions of Success: How the Modern Artist Rises to Fame, Londres, Thames & Hudson, 1989,

64 p.

275 Jean-François Bonneau, « L’heure de la concrétisation [sic] a sonné pour l’artiste Léon Bouchard », L’Étoile du Lac,

22 septembre 2007 ; id. « À Sainte-Hedwidge, les œuvres de Léon Bouchard devraient-elles sortir de l’ombre ? », art. cit. ; Hélène de Billy, art. cit. ; anonyme, « Arthur Villeneuve, le peintre-barbier », Le Bien public, 18 août 1972 ; Andrée Rainville-Barrette, « Nul n’est prophète en son pays », Le Progrès-Dimanche, 7 juillet 1974 ; Bertrand Tremblay, « Villeneuve: nul n’est prophète en son pays », Le Quotidien, 14 novembre 1994.

276 Dans sa thèse de doctorat, Valérie Rousseau a identifié les points où le modèle de Bowness achoppe quand il est appliqué

à l’art populaire. Par exemple, le premier cercle identifié par Bowness coïncide en vérité avec la reconnaissance par les pairs, et non par des experts. Sachant que les artistes populaires sont caractérisés par leur indépendance et leur isolement, et sachant que leurs pairs n’ont pas l’autorité nécessaire pour cautionner des artistes, cette question ne se pose guère dans leur cas. Au deuxième niveau, la fonction de critique d’art est souvent assumée par un connaisseur ou un promoteur (conservateur de musée, amateur passionné, professeurs, etc.) plutôt que par un critique professionnel, l’art populaire étant mal représenté

expliquer les écarts que nous avons constatés, je mentionnerai à titre d’hypothèse une possible hiérarchie des genres représentés par Bourgault, Villeneuve, Bouchard et Durette ; le statut de leur pratique — professionnelle à partir d’un certain moment pour Bourgault et Villeneuve, amateure du début à la fin pour Bouchard et Durette ; la longévité de leur pratique — plus courte pour Bouchard et Durette, qui ont commencé vers leur retraite ; la disponibilité de leurs œuvres — d’autant plus grande chez Bourgault et chez Villeneuve qu’ils ont été prolifiques et se sont ouverts au marché, d’autant plus limitée chez Durette qu’il se contentait de créer à même son terrain ; et enfin leur place dans l’histoire — Villeneuve, par exemple, fait figure de pionnier à l’aube de la Révolution tranquille alors que vingt ans plus tard, Bouchard apparaît surtout comme un de ses continuateurs.

À la lecture des textes colligés, on ne peut faire l’impasse sur une autre variable : la récurrence des éléments discursifs attestant l’excellence des artistes. Cette redondance du discours277 est

frappante chez Bourgault et chez Villeneuve, si bien qu’il m’a fallu restreindre l’échantillon de références que j’aurais pu citer en cascade dans les notes de bas de page. Pour Bourgault, ce sont les dispositions créatrices de ses ancêtres, sa persévérance jusqu’à son parrainage par Marius Barbeau, sa foi et son nationalisme édifiants, l’héritage prodigieux qu’il a laissé à Saint-Jean-Port-Joli et aux artisans québécois après avoir fait école. Pour Villeneuve, ce sont ses origines prolétaires, son charisme au sens religieux du terme, son indifférence envers ses détracteurs, la candeur inchangée sinon de son art, du moins de sa personne. Sur le temps long, la répétition de ces motifs valorisants est un indice révélateur de la force avec laquelle ils imprègnent la perception que le public a de ces personnes. Du reste, nonobstant tout modèle théorique ou toute analyse de discours, la réputation des artistes s’observe aussi dans la quantité de sources consultées. Sans nier les limites de mon corpus, il y a une forte disparité dans le nombre des publications disponibles sur chaque artiste. On en compte beaucoup sur Bourgault et sur Villeneuve — c’est justement ce grand nombre d’écrits qui m’a

en cette matière. Au troisième niveau, les collectionneurs se substituent à l’action des musées réputés, qui investissent peu le domaine de l’art populaire. Or, certains de ces collectionneurs ne nouent pas de liens avec les artistes, n’acquièrent pas les pièces sur leur lieu de production et ne les documentent pas. Cela est néfaste à la connaissance des œuvres réunies dans des collections hétérogènes, éventuellement de nature thématique. Quant aux marchands, ils s’intéressent moins à ces œuvres de faible valeur pécuniaire, et les artistes populaires leur rendent bien cette indifférence. Finalement, si la reconnaissance du grand public passe normalement par des expositions monographiques dans des musées, les artistes populaires sont plus souvent exposés dans des expositions collectives à cause de la méconnaissance dont souffre leur production individuelle. Toutes ces nuances par rapport au modèle de Bowness, Durette les illustre bien ; quant à Bouchard et Bourgault, ils tendent davantage vers le schéma original, qui semble convenir presque en tout point à Villeneuve. Encore une fois, je postule que cette intégration différenciée de nos artistes au monde de l’art professionnel — dont l’admiration analysée dans ce chapitre est elle-même une conséquence et un facteur — agit sur la disposition des intervenants à assurer la postérité des environnements d’art après leur transmission en héritage. Voir Valérie Rousseau, Vers une définition de

l’art populaire : l’institution problématique d’une notion polysémique. L’axe France-Canada dans une perspective européenne et nord-américaine, thèse de doctorat à l’Université du Québec à Montréal, 2012, pp. 321-329.

277 Véronique Moulinié a aussi remarqué la redondance des biographies de Jean Smilowski et de Rémy Callot, deux

créateurs d’« environnements singuliers » dans le Nord–Pas-de-Calais. Selon elle, leur vie a été « savamment nettoyée de ses motifs accessoires, réduite à quelques anecdotes, montée en épingle et posée comme l’élément déclencheur de la création ». Voir Véronique Moulinié, art. cit., pp. 70-72.

confronté à l’inertie du discours sur leur vie et leur œuvre —, moins sur Bouchard et peu sur Durette. Ce constat suffirait à évaluer leurs célébrités relatives à l’échelle locale, régionale ou nationale.