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Mise en scène de soi et posture d'écrivaine dans Le baobab fou et Mes hommes à moi de Ken Bugul

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Mise en scène de soi et posture d’écrivaine dans Le

baobab fou et Mes hommes à moi de Ken Bugul

Mémoire

Karine Gendron

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Par une analyse sociopragmatique du premier roman de Ken Bugul, Le baobab fou (1982), et du dernier, Mes hommes à moi (2008), il s‟agira de questionner les modalités de l‟énonciation de soi en regard de ce qu‟elles disent du jeu postural de l‟écrivaine. Nous soutiendrons que l‟énonciation de soi chez Ken Bugul passe par des procédés poétiques (jeux de figuration, mises en abyme, métatextualité, rêverie) qui accentuent la mise en scène de son identité de romancière. Ciblant d‟abord la figuration d‟un personnage biographé et d‟une narratrice autobiographe (Le baobab fou), l‟œuvre se centre ensuite sur la mise en scène des modalités du récit de soi et des identités narratives diversifiées qu‟une posture romanesque permet d‟adopter (Mes hommes à moi). Cette figuration délibérée de l‟activité d‟écriture dévoilée par le dernier roman découle d‟une posture créatrice de plus en plus assumée, allant de pair avec une reconnaissance grandissante dans le champ littéraire.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

REMERCIEMENTS ... vii

INTRODUCTION ... 1

1- Corpus et visée ... 1

2- État de la question et intérêt du sujet ... 7

3- Approche méthodologique ... 12

4- Grandes articulations ... 16

CHAPITRE 1 : Un parcours ambigu du Baobab fou à Mes hommes à moi ... 19

1- Introduction et précisions conceptuelles ... 19

2- Trajectoire biographique ... 23

3- Trajectoire littéraire ... 30

4- L’auteure insaisissable : l’exploration du champ comme vecteur de création? ... 50

CHAPITRE 2 : Figuration de soi dans Le Baobab fou ... 53

1- Introduction ... 53

2- Le baobab fou : tissage du mythe et de la réalité ... 55

3- Mise en scène de l’auteure et sublimation du stéréotype ... 72

4- Conclusion ... 83

CHAPITRE 3 : Expérimentations posturales et figuratives dans Mes hommes à moi ... 85

1- Introduction ... 85

2- L’énonciation ambiguë : du déterminisme à l’idéalisation d’un projet originel .. 87

3- Jeux de reflets et transfiguration des agents ... 96

4- Mise en scène d’une « posture littéraire » exploratoire ... 104

5- Conclusion : l’écriture qui transcende « la matière pour aller à l’essentiel » .... 112

CONCLUSION... 115

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REMERCIEMENTS

D‟abord, je communique mon infinie gratitude envers mon directeur, Monsieur Justin Bisanswa, sans qui le chemin parcouru ces dernières années n‟aurait jamais été rendu possible. Je le remercie pour sa bienveillante présence, sa grande disponibilité, ainsi que pour son investissement soutenu pour l‟accomplissement de ce mémoire. Sans sa confiance et ses précieux conseils, la route aurait été moins vaste pour les recherches à venir.

Je salue également mes collègues de la Chaire de recherche du Canada en Littératures africaines et Francophonie, avec qui j‟ai eu la chance de partager des moments riches d‟entraide, de partage et de toutes ces belles choses qui habitent l‟humain.

Je profite de l‟occasion pour remercier la professeure Olga Hél-Bongo pour sa disponibilité, mais plus encore pour l‟enthousiasme contagieux par lequel elle répand l‟envie d‟aller toujours plus loin dans l‟approfondissement des connaissances.

Aussi, je souligne la contribution de professeurs qui, d‟une manière ou d‟une autre, m‟ont aidée à améliorer la qualité de ce travail, notamment Andrée Mercier, Marie-Andrée Beaudet, Benoît Doyon-Gosselin et Kasereka Kavwahirehi.

Quelques instances ont fourni un soutien financier considérable à ce projet, c‟est-à-dire la Faculté des Lettres de l‟Université Laval, le département des littératures, ainsi que la Chaire de recherche du Canada en Littératures africaines et francophonies.

Je ne gratifierai jamais assez ma mère d‟être ce qu‟elle est.

Enfin, je remercie chaleureusement ceux qui se reconnaissent encore par un simple prénom : J-M, P-O, Caro, Joanie, Mathieu, Katheryn, David, Valeria et Maëva.

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INTRODUCTION

1- Corpus et visée

Notre recherche repose sur un corpus de deux romans de Ken Bugul, à savoir le premier, Le baobab fou1 (1982) et le dernier, Mes hommes à moi2 (2008). Lorsqu‟elle

publie Le baobab fou aux Nouvelles éditions africaines, Mariètou Mbaye Biléoma adopte le pseudonyme de Ken Bugul, sur recommandation de son éditeur qui craignait la controverse que ce texte de la collection « Vies africaines » provoquerait dans le milieu sénégalais. D‟ailleurs, Justin Bisanswa3 remarque qu‟une grande partie de la critique a lu l‟œuvre bugulienne comme relevant principalement de l‟autobiographie, affiliant ainsi les figures polémiques (la prostituée, l‟exilée, la rebelle, la féministe) du personnage de papier à celle de la personne de l‟auteure. Cette attitude découle, selon Bisanswa, d‟une tradition critique dans les littératures africaines francophones, selon laquelle on lirait les œuvres en faisant « coïncider l‟ordre des signes avec l‟ordre du social4 », laissant dans l‟ombre la rhétorique qui les articule d‟une manière singulière.

La poétique de l‟œuvre bugulienne reste pourtant intéressante à interroger, puisque les éléments référentiels qui s‟y trouvent ne varient pas toujours substantiellement d‟une œuvre à l‟autre, mais que chaque roman demeure singulier par le travail esthétique de l‟auteure. Selon Josias Semujanga, « on peut dire que le travail de l‟écrivain consiste à savoir comment réaliser un texte nouveau par rapport aux prescriptions génériques existantes5. » Nous sommes donc amenés à lire cette reprise des éléments anecdotiques comme une stratégie de l‟auteure qui, de plus en plus au cours de sa trajectoire, joue avec les codes

1 Ken Bugul, Le baobab fou, Paris, Présence Africaine, 2009 [1982]. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle BF, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

2 Ken Bugul, Mes hommes à moi, Paris, Présence Africaine, 2008. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MHAM, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 3Justin Bisanswa, « Les méandres de la géométrie intime dans Le baobab fou de Ken Bugul : du fantasmatique à l‟autobiographique », dans Études littéraires, vol. 43, no 1 (2012), p. 21-44; «L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul», dans Œuvres & Critiques, vol. 36, no 2 (2011), p. 21-44.

4 Justin Bisanswa, « L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul », art. cit. , p. 21.

5 Josias Semujanga, « De l‟africanité à la transculturalité. Éléments d‟une critique littéraire dépolitisée du roman », dans Études françaises, vol. 37, no 2 (2001), p. 133-156.

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génériques établis sur son œuvre à partir des lectures autobiographiques qui en sont faites. Cette manœuvre teinte Mes hommes à moi, roman qui met en scène des anecdotes élaborées dans les écrits antérieurs de Ken Bugul, soulignant le caractère secondaire du contenu de l‟œuvre par rapport à la richesse de son écriture. Sa maîtrise des règles de l‟art y apparaît en premier plan, puisque l‟auteure fait place à une narratrice qui explore elle-même les différents procédés narratifs et rhétoriques par lesquels l‟énonciation de soi se réalise.

Nous nous proposons d‟examiner l‟articulation entre la mise en scène de soi et la posture d‟écrivain dans Le baobab fou et dans Mes hommes à moi. Contre la vision des romantiques, pour qui le créateur était perçu comme un démiurge, Pierre Bourdieu6 conçoit l‟écrivain en fonction de son jeu de positionnement dans le champ littéraire, déterminé en fonction des conditions de production par lesquelles il tente plus ou moins consciemment d‟inscrire sa pratique, selon une position qui le ferait reconnaître. À travers la « posture d‟écrivain », Meizoz cherche la figure de l‟auteur qui se dégage du texte par la mise à nu des rouages de l‟énonciation de soi. La posture relève « d‟un soi construit que l‟auteur lègue aux lecteurs dans et par le travail de l‟œuvre7. » Dans cette optique, nous analyserons les modalités de mise en scène par lesquelles Ken Bugul construit sa figure d‟auteure à même l‟énonciation de soi. Nous montrerons comment l‟oeuvre bugulienne passe d‟une énonciation de soi au service d‟une mise en scène du personnage biographé à une mise en scène des différentes postures énonciatrices qu‟il est possible d‟adopter dans le récit de soi, notamment celles de la romancière, de la poète, de l‟intellectuelle et de l‟intimiste.

Le baobab fou marque l‟émergence de Ken Bugul dans le champ littéraire sous le

sceau de l‟écriture intime. Ce récit est le deuxième à paraître dans la collection « Vies d‟Afrique », « ouverte seulement au récit du vécu des êtres et ne [pouvant] comporter d‟imaginaire que celui qu‟aura élaboré l‟auteur comme substance de son bagage culturel8. » Le roman s‟ouvre ainsi sur la « Pré-histoire de Ken », qui raconte la naissance d‟un baobab dans un petit village du Ndoucoumane où s‟installe une famille venue d‟ailleurs. À la fin de ce conte allégorique, l‟enfant de cette famille est laissée seule par sa mère. Elle ramasse une perle d‟ambre sous le baobab et l‟enfonce dans son oreille, perçant alors d‟un cri l‟air du

6 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 279-281. 7 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkine Érudition (Essai), 2007, p. 28.

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village. C‟est ce lieu même que quitte Ken au début de la deuxième partie, « Histoire de Ken ». La narratrice y raconte l‟épopée d‟« une femme, une Noire, qui pour la première fois accomplissait l‟un de ses rêves, le plus cher. /Partir vers la terre promise » (BF, p. 35). Cette « terre promise » est la Belgique des années 1960, métaphore de l‟Occident. À travers des expériences limites (drogue, prostitution, avortement, suicide), la narratrice rencontre le regard réducteur de l‟Européen sur la femme noire.

Par les méandres des rétrospections et des rêves, la narratrice associe chacune des expériences déroutantes vécues en Europe à un moment de son enfance. Ken se souvient de la grande solitude au moment du départ de sa mère, qui a quitté le foyer et l‟a laissée avec son vieux père, âgé de plus de quatre-vingts ans. Frustrée par le manque de communication qu‟elle rencontre dans ce contexte, la fillette se rabat sur l‟école française, où elle excelle dans toutes les matières et où elle trouve une source de reclassement symbolique dans la maîtrise des codes intellectuels et sociaux de l‟Europe. Intériorisant les valeurs apprises à l‟École française, dans les revues de mode et à la ville où elle poursuit ses études, l‟adolescente entretiendra des relations amoureuses superficielles par lesquelles elle tentera d‟être aimée des hommes occidentaux ou occidentalisés. Par ces parallèles tissés entre les comportements de la jeune Ken au Sénégal et ceux de la femme en Europe, l‟auteure arrive à exprimer la grande désillusion qui happe le personnage lorsqu‟elle se rend compte de la profondeur du mirage sur lequel elle a construit son identité. Désillusionnée de l‟Europe qu‟elle croyait plus humaniste, Ken retourne au village, au pied du baobab abandonné. Sans vie, le baobab reste debout et s‟impose aux arbres qui l‟entourent. La narratrice termine le roman en faisant son oraison funèbre, mise en abyme du récit que l‟auteure vient de s‟adresser à elle-même et à sa génération.

Dans Mes hommes à moi, la narratrice, Dior, une Sénégalaise sexagénaire de passage à Paris, se rend au bar Chez Max. En retrait, elle enregistre les histoires racontées par les clients, qui tournent bien souvent autour de leurs amours. Encouragée par l‟« homme à la veste de cuir » qui lui offre un verre, la narratrice décide à son tour de se dévoiler. Le lecteur apprend que, incertaine de la date exacte de sa naissance, qu‟elle situe en 1947 ou en 1948, Dior a été obligée d‟entamer une enquête pour l‟établir afin de satisfaire les exigences d‟entrée à l‟école coloniale et au lycée. Elle se souvient qu‟elle est la dernière-née du ménage polygamique de son père, homme qu‟elle a longtemps pris pour

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son grand-père, puisqu‟il était âgé d‟environ quatre-vingt-cinq ans lorsqu‟elle a vu le jour. Elle situe ainsi sa naissance en 1947, année marquée par la création de l‟État d‟Israël et par la grève des cheminots à Dakar, Niger et Bamako, qu‟elle évoque par l‟intermédiaire d‟une citation du roman Les bouts de bois de Dieu9 de Sembene Ousmane. La narratrice revient

aussi à plusieurs reprises sur le traumatisme causé par le départ de sa mère. Pour elle, la transmission des traditions et l‟apprentissage de la communication, normalement assumés par la famille, ont été remplis par l‟école coloniale qui a façonné sa vision du monde.

Le fil conducteur des réflexions de Dior est en apparence celui des multiples relations qu‟elle a entretenues avec les hommes. D‟ailleurs, le roman s‟ouvre sur les questionnements de la narratrice concernant « le problème de [sa] sexualité » (MHAM, p. 9). Son histoire personnelle sera donc déroulée à partir de ses relations, qu‟elle compare à celles qu‟elle entretenait avec son père et son frère, les deux seuls hommes dignes de son amour, selon elle. Or, de déception en déception, elle réalise qu‟aucun de ces rapports n‟a été satisfaisant à ses yeux. Elle se remémore les jeux de pouvoir impliqués dans la vie de couple et dont elle s‟est lassée. Elle se souvient aussi des adultères dans lesquels elle a été impliquée, de l‟avortement qu‟un de ses compagnons l‟a obligée à subir et des blessures émotionnelles qu‟elle a vécues dans ses différentes relations amoureuses. Ainsi, la narratrice se résout à ne plus côtoyer les hommes. À la fin du roman, un saut temporel transporte le lecteur quelques années plus tard, au même endroit. Le bar est transfiguré, mais pour boucler le roman, la narratrice revient à la case de départ et confie qu‟elle s‟abstient toujours de relations avec les hommes, puisqu‟elle n‟a pas encore trouvé celui qui incarnera à la fois son père et son frère. Si sa situation amoureuse et ses résolutions de vie sont restées identiques, au bout de son récit, a tout de même changé sa manière de raconter, du moins de percevoir, le monde qui l‟entoure, faisant de l‟œuvre un métarécit qui raconterait l‟histoire du récit de soi bugulien.

Ces deux romans traduisent les grandes tendances du trajet littéraire de Ken Bugul. Le premier, même s‟il est publié dans la catégorie du récit de vie, témoigne déjà de la liberté de l‟imagination dans l‟énonciation de soi. On retrouve entre autres cette émancipation de l‟écriture autobiographique à travers l‟hybridité générique, puisque la

9 Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu. Banty Mam Yall, Paris, Le Livre Contemporain (Presses. Pocket : 3), 1960.

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narration se décline sous la forme d‟un long monologue englobant la poésie, le roman, le théâtre et le carnet de voyage. Le dernier roman conserve, d‟ailleurs, ces caractéristiques. On pourrait même affirmer qu‟il les amplifie. En effet, sa narration entretient plus clairement l‟ambiguïté entre le récit factuel et le récit fictionnel10, puisque l‟auteure introduit des fragments anecdotiques tirés de ses récits autobiographiques précédents, en les inscrivant dans un cadre imaginé qui motive leur mise en scène dans un bar, endroit où tous les personnages sont libres de livrer, sous le mode de la confidence, leur propre histoire. D‟ailleurs, on notera que la narratrice de Mes hommes à moi, Dior, n‟endosse plus le nom de l‟écrivaine. C‟est après avoir fait connaître aux lecteurs les histoires des autres personnages que la narratrice nous présente des épisodes de son histoire, qui rappellent la diégèse du Baobab fou. Sont remis en scène la vieillesse du père, le départ de la mère, les problèmes de la narratrice avec les hommes, son éducation coloniale et ses voyages.

Le dernier roman se déploie comme si ces éléments de la diégèse, se répétant plus ou moins fidèlement par rapport à la version développée dans Le baobab fou, perdaient leur importance pour l‟accomplissement de l‟œuvre, amoindris par leur redondance. Apparaît le jeu de mise en scène de la figure de l‟auteure, qui ne se donne plus le projet de témoigner de sa vie, mais qui montre plutôt sa maîtrise grandissante des règles de l‟énonciation de soi à travers sa narratrice. Celle-ci manipule dans le récit les biographèmes11 associés à l‟auteure. Les biographèmes sont des traits biographiques de type photographique qui donnent une saisie parcellaire de l‟image d‟un individu (date de naissance, pays d‟origine, statut matrimonial). La mise en scène de ces biographèmes par la narratrice de Mes hommes

à moi favorise l‟expérimentation énonciative que permet l‟espace du roman. Elle dévoile la

maîtrise de différents styles romanesques par l‟auteure, celle-ci se livrant à la transformation d‟un matériel figuratif qui aurait pu être figé dans le genre autobiographique qui l‟a vu naître, mais qui est plutôt réinvesti en passant par le filtre créatif de l‟écriture.

Si l‟entrée littéraire de Ken Bugul a été permise par la publication de son récit de vie, la romancière problématise le genre autobiographique dès la parution de cette première œuvre, notamment en y incluant une part d‟onirisme, brouillant les repères temporels du récit par des digressions et adoptant une écriture plurielle qui emprunte aussi aux genres de

10 Gérard Genette, Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Éditions du Seuil (Points. Essais : 511), 2004.

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l‟essai, du roman, du théâtre et du carnet de voyage. Philippe Lejeune12 dénonçait en 1994, soit plus de dix ans après la publication du Baobab fou, le mépris pour l‟autobiographie, genre méconnu sur lequel l‟institution littéraire entretenait le mythe d‟une écriture défaillante du point de vue de l‟histoire autant que de la littérature. Lejeune remarquait que plusieurs autobiographies articulaient l‟histoire à la création (Leiris, Céline, Gide), mais il constatait aussi que les théories littéraires manquaient d‟outils pour penser leurs liens. Une caractéristique principale de l‟œuvre bugulienne est alors d‟éviter de tomber dans les marges du champ littéraire, puisqu‟elle se détourne d‟une écriture qui ne serait affiliée qu‟au récit testimonial et considéré comme un matériel historique objectivable.

À partir de ces caractéristiques de l‟œuvre bugulienne, notre recherche analysera donc les stratégies d‟énonciation de soi qui se lisent à travers les diverses postures littéraires de Ken Bugul au fil de sa trajectoire. Nous aspirons surtout à une meilleure compréhension des effets des positionnements de l‟auteure dans le champ littéraire sur les différentes mises en scène de soi qu‟elle donne à lire dans les romans analysés. On peut émettre l‟hypothèse que l‟énonciation de soi de Ken Bugul laisse paraître une « posture d‟écrivaine » par des procédés de plus en plus poétiques (jeux de figuration, mises en abyme, métatextualité, rêverie) dont elle se sert pour accentuer la mise en scène de son identité d‟écrivaine. L‟énonciation de soi, chez Ken Bugul, cible donc d‟abord la mise en scène d‟un personnage biographé et d‟une narratrice biographe (Le baobab fou), pour se centrer ensuite sur la mise en scène des différentes modalités du récit de soi et des identités narratives diversifiées qu‟une posture romanesque permet d‟adopter (Mes hommes à moi). Cette figuration délibérée de l‟activité d‟écriture que dévoile le dernier roman de Bugul découle d‟une posture créatrice de plus en plus assumée dans l‟énonciation même du texte, allant de pair avec une reconnaissance grandissante dans le champ littéraire, notamment par l‟obtention d‟honneurs et de prix, par la publication de ses œuvres à Paris, par leur traduction et leur réédition et par la somme des articles critiques qui sont écrits à son sujet.

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2- État de la question et intérêt du sujet

À l‟instar des recherches effectuées par Justin Bisanswa à propos des œuvres buguliennes13, nous remarquons que les études critiques14 sont marquées par une obsession pour les anecdotes représentées dans l‟autobiographie de Ken Bugul, négligeant souvent l‟analyse poétique de son œuvre. Ce regard critique sur l‟œuvre bugulienne découle sans doute de la situation d‟entre-deux dans laquelle se trouve l‟auteure lorsqu‟elle publie Le

baobab fou en 1982, alors que les écritures féminines de l‟Afrique francophone sont à un

tournant de leur développement. À ce sujet, Elena Cuasante Fernández15 brosse un portrait général du champ des littératures africaines féminines depuis leur émergence dans les années 1970. Elle distingue deux générations d’écrivaines. La première publie avant 1985 et se caractérise par son attachement à la représentation du réel et par sa discrétion quant au dévoilement de la sphère privée. La deuxième montre que « les récits factuels diminuent en nombre devant la prolifération des textes de fiction16. » Précisant le cas singulier de Ken Bugul, Elena Cuasante Fernández explique que celle-ci « a été la première femme africaine à aborder, dans un texte parfaitement référentiel, des questions aussi controversées que l’avortement, la prostitution ou l’homosexualité17. » Cette lecture qui relève la pertinence de l’œuvre bugulienne en considérant surtout les thématiques abordées comme miroitant la réalité sociale de l’auteure est prégnante. Ainsi, l’écriture bugulienne est réduite à un

13 Justin Bisanswa, « Les méandres de la géométrie intime dans Le baobab fou de Ken Bugul : du fantasmatique à l‟autobiographique », dans Études littéraires, op. cit.; «L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul», dans Œuvres & Critiques, op. cit.

14 Sur les articles abordant les anecdotes biographiques de l‟œuvre bugulienne, nous avons relevé ceux-ci, dont on retrouve la référence complète dans la bibliographie : Immaculada Diaz Narbona, «Une parole libératrice : les romans autobiographiques de Ken Bugul » ; Shirin Edwin, « African Muslim Communities in Diaspora : The Quest for a Muslim Space in Ken Bugul‟s Baobab fou »; Isabel Esther González Alarcón, « Douleur, exil et déchéance dans Le baobab fou de Ken Bugul » et « L‟Europe, terre promise. La solitude de Ken Bugul en Occident »; Suzan Stringer, « Innovation in Ken Bugul‟s Le Baobab fou ».

15 Elena Cuasante Fernández, « Mères absentes-mères coupables : les rapports familiaux dans les premiers textes féminins de l‟Afrique noire », dans Francofonía, no15, Universidad de Cádiz, p. 215-228.

16 Ibid., p. 216. 17 Ibid., p. 224.

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combat féministe18, à une dénonciation du colonialisme et de ses répercussions postcoloniales19 ou à une quête identitaire des racines20.

D‟autres rapportent l‟œuvre de Ken Bugul à un témoignage, envisagé sous le signe de l‟engagement social. Par exemple, Isabel Esther González Alarcón21 considère que sa trame dominante se rapporte à la « confraternité féminine ». Antje Ziethen22 transpose la société du texte de Riwan ou le chemin de sable23 à la société hors-texte, soutenant que la

distribution spatiale des personnages montre la hiérarchie sociale et sexuée entre les Africaines selon leur situation maritale. Ziethen avance que ce jeu entre les personnages et l‟espace permet à Ken Bugul de proposer des pistes de réflexion sociale, montrant qu‟il s‟agit pour elle d‟une œuvre qui importe d‟abord pour son engagement, même si elle le reconnaît à travers ses jeux narratifs. Bernadette Kassi affirme que « les romans des Africaines offrent des représentations de la condition féminine soutenues par des stratégies formelles originales24 », incluant la démarche de Ken Bugul dans cette tendance. Se profilent alors des analyses qui reviennent sans cesse à l‟engagement social de Ken Bugul ou à son ancrage dans une réalité sociale qu‟elle permettrait de mieux cerner, faisant ainsi, selon Justin Bisanswa25, de l‟ombre à une analyse esthétique de l‟œuvre. Celui-ci souligne

18 La littérature féminine ou féministe est évoquée notamment dans ces articles, dont on retrouve la référence complète dans la bibliographie: Immaculada Diaz Narbona, « Une lecture à rebrousse-temps de l‟œuvre de Ken Bugul : Critique féministe, Critique africaniste » et « Une parole libératrice : les romans autobiographiques de Ken Bugul » ; Nicki Hitchcott, « African „„Herstory‟‟ : The Feminist Reader and the African Autobiographical Voice ».

19 Le thème du néocolonialisme dans Le baobab fou est abordé par ces articles, dont on retrouve la référence complète dans la bibliographie : Shirin Edwin, « African Muslim Communities in Diaspora : The Quest for a Muslim Space in Ken Bugul‟s Baobab fou »; Michelle Mielly, « Filling the Continental Split : Subjective Emergence in Ken Bugul‟s Le Baobab fou and Sylvia Molloy‟s En brève carcel ».

20 L‟identité est évoquée notamment dans ces articles, dont la référence complète se trouve dans la bibliographie: Adrien Huannou, « Se tuer pour renaître : la question identitaire dans les romans de Ken Bugul »; Alpha Noël Malonga, « „„Migritude‟‟, amour et identité. L‟exemple de Calixthe Beyala et Ken Bugul ».

21 Isabel Esther González Alarcón, « L‟Europe, terre promise. La solitude de Ken Bugul en occident », dans

Afroeuropa, vol. 4, no 1 (2010),

[En ligne]http://journal.afroeuropa.eu/index.php/afroeuropa/article/view/161/1522 [consulté le 21 décembre 2012].

22 Antje Ziethen, « L‟espace sexué dans Riwan ou le chemin de sable de Ken Bugul », dans Présence

Francophone : Revue Internationale de Langue et de Littérature, no 67 (2006), p. 80-92. 23 Ken Bugul, Riwan ou le chemin de sable, Présence Africaine, Paris, 1999.

24 Bernadette Kassi, « Re(-)présentations de la condition féminine dans les textes des écrivaines africaines », dans Québec français, no 127, 2002, p. 39-44.

25 «L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul», dans Œuvres & Critiques, vol. 36, no 2 (2011), p. 21-44.

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« le nombre élevé des études portant sur la somme de l‟autobiographie en regard de la place que les travaux réservent à l‟étude de l‟imaginaire, de l‟affabulation26. »

Cette orientation critique se perçoit dans le plus récent ouvrage collectif27 qui fait état de son œuvre en 2009. Dans leur introduction, les directrices, Larquier et Azodo, signalent l‟engagement de l‟écriture bugulienne et invitent les chercheurs à élargir sa portée vers une dimension sociopolitique. Elles soulignent entre autres l‟impact du texte sur le social et l‟effet de la lecture sur le progrès humain28. Dans sa contribution, Cecilia W. Francis29 associe l‟écriture autobiographique du Baobab fou à une critique féministe sur l‟indépendance politique du Sénégal, à une dénonciation des effets durables du colonialisme et de l‟effritement des liens familiaux et sociaux. Béatrice Gallimore Rangira qualifie Riwan ou le chemin de sable comme une « entreprise de [construction d‟]un personnage féminin africain qui cesse d‟être l‟objet du discours occidental pour être sujet de son propre discours30. » Dans cette perspective, plusieurs chapitres31 de cet ouvrage cherchent les messages transmis par Ken Bugul dans ses textes autobiographiques. De cette façon, la majorité des critiques de Bugul participe à la construction, à partir du personnage romanesque de Ken Bugul, de ce que Justin Bisanswa perçoit comme un mythe figeant le « portrait de l‟écrivain en paria, exilée, rebelle, paradoxale, féministe32. »

Ce portrait de l‟auteure en rebelle engagée, qui s‟est dessiné à partir de ses œuvres autobiographiques, a été maintenu par la critique dans les articles portant sur ses œuvres de fiction. Ainsi, Adrien Huannou relève la question identitaire qui se présente dans La Folie

et la Mort33 en deux temps : la déculturation et la réappropriation de la culture. Il observe

26 Justin Bisanswa, « Les méandres de la géométrie intime dans Le baobab fou de Ken Bugul : du fantasmatique à l‟autobiographique », dans Études littéraires, vol. 43, no 1 (2012), p. 22.

27 Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier (Édité par), Emerging Perspectives on Ken Bugul.

From Alternative Choices to Oppositional Practices, Trenton, Africa World Press, 2009, 371 p.

28 Ibid., p. 2.

29 Cecilia W. Francis, « Idiolectical redesigning of the poscolonial self in Le Baobab Fou », dans Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier (Édité par), Emerging Perspectives on Ken Bugul. From

Alternative Choices to Oppositional Practices, op. cit., p. 27-52.

30 Béatrice Gallimore Rangira, « Le jeu de décentrement et la problématique de l‟universalité dans Riwan ou

Le chemin de sable », dans Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier (Édité par), Emerging Perspectives on Ken Bugul. From Alternative Choices to Oppositional Practices, op. cit., p. 193.

31 Amy L. Hubbell, « (Dis) integrating roots in Ken Bugul and Marie Cardinal‟s autobiographies : A Return to Le Baobab Fou » et Karen Brown, « Postcolonial ruptures : Authenticity, Identity, Self-Recognition and Representation in Le Baobab Fou », dans Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier (édité par),

Emerging Perspectives on Ken Bugul. From Alternative Choices to Oppositional Practices, op. cit.

32 Id.

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une prescription attribuée à la rhétorique du roman : « l‟Afrique qui veut se trouver ne doit pas devenir ce que l‟Occident veut qu‟elle devienne34. » La « posture littéraire » qui ressort davantage de tous les types d‟écrits buguliens, qu‟ils se rapprochent de l‟autobiographie ou de la fiction, est celle d‟une auteure intellectuellement engagée, qui écrit pour sa collectivité sur des sujets tabous (le féminisme, le racisme, la sexualité).

La question de la posture proprement littéraire de l‟écrivaine – c‟est-à-dire de l‟image d‟écrivaine (voire d‟artiste littéraire) qu‟elle travaille à donner d‟elle-même à travers ses œuvres, ses entretiens et ses choix institutionnels (maisons d‟édition, prix et honneurs) – a suscité peu d‟intérêt pour la critique. En effet, la plupart des articles mentionnent la corrélation qui existe entre le pseudonyme de Mariétou Mbaye Biléoma et le contenu de son œuvre35. La signification de Ken Bugul (personne n‟en veut) est surtout mise en relation avec le sentiment d‟abandon du personnage-narrateur, qui raconte l‟histoire du départ de sa mère. De leur côté, Christine Le Quellec Cottier et Bintou Bakayoko36 soutiennent que l‟adoption du pseudonyme est déjà un acte d‟autocréation pour la société sénégalaise, dans laquelle la nomination a une valeur symbolique et un ancrage communautaire. Elles avancent que Ken Bugul adopte comme pseudonyme le nom du personnage qu‟elle met en scène pour que son témoignage se maintienne dans la sphère de l‟autobiographie et pour assumer la responsabilité de son récit controversé. Selon leur point de vue, Mariètou Mbaye Biléoma a surtout pris le pseudonyme de Ken Bugul pour se libérer de la détermination communautaire portée par son nom et pour entrer dans la sphère créative de la construction de soi. Beverly Ormerod et Jean-Marie Volet soulignent qu‟il s‟agit d‟une conception stéréotypée répandue. Plusieurs critiques lisent la pseudonymie comme une libération de la voix africaine par l‟art, sans prendre la peine de décrire l‟art de

34 Adrien Huannou, « Se tuer pour renaître : la question identitaire dans les romans de Ken Bugul », dans

Mémoire et Culture. Actes du Colloque International de Limoges, Limoges, Pulim, 2006, p. 221.

35 Cette association se trouve entre autres dans ces articles, dont on trouve la référence complète dans la bibliographie : Isabel Esther González Alarcón, « Douleur, exil et déchéance dans Le baobab fou de Ken Bugul »; Immaculada Diaz Narbona, « Une parole libératrice : les romans autobiographiques de Ken Bugul » ; Cecilia W. Francis, « Idiolectical redesigning of the poscolonial self in Le Baobab Fou », dans Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier (Édité par), Emerging Perspectives on Ken Bugul. From

Alternative Choices to Oppositional Practices.

36 Christine Le Quellec Cottier et Bintou Bakayoko, « Un acte de guérilla : le pseudonyme en Afrique francophone subsaharienne », dans Les lettres romanes, vol. 64, nos 3-4 (2010), p. 305-306.

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l‟auteure en question37. Pour sa part, Hugo Bréant38 suppose que ce pseudonyme serait à relier à l‟institution littéraire qui accueille l‟écriture intime de Ken Bugul. Il explique que l‟invisibilité des auteures africaines dans le champ littéraire l‟aurait fait revêtir l‟appellation même de ce rejet sous le nom de « personne n‟en veut », situation ne référant plus seulement au sentiment d‟abandon du personnage, mais aussi à celui que connaît l‟auteure par rapport à l‟institution littéraire.

Ainsi, nous observons que peu d‟analystes de l‟œuvre bugulienne combinent une lecture attentive de sa poétique à sa mise en relation avec les différentes postures littéraires qui en ressortent. Pour donner sa juste valeur à la poétique bugulienne, encore faudrait-il accepter que le texte africain puisse être autre chose qu‟un engagement social. Justin Bisanswa se demande : « voulant traduire les misères, les déchirements et la déraison des systèmes sociopolitiques du continent, le romancier africain ne peut-il pas et en même temps, témoignant pour la promotion de l‟homme, témoigner aussi pour la promotion de l‟esprit, la jouissance et le plaisir du texte39? » Ce dernier propose une nouvelle lecture du

roman africain contemporain : « Ne faudrait-il pas renverser la perspective et voir comment, en examinant l‟itinéraire personnel du sujet, celui-ci nous permet de relire le réel collectif qui transcende l‟environnement africain40? »

Justin Bisanswa a effectué la seule étude critique qui souligne le lien entre la poétique de l‟auteure et la figure d‟écrivaine articulée dans Mes hommes à moi, par lequel « l‟écriture devient cette espèce d‟évanescence par échappées ou par coulées […] qui se fixe en un agglomérat du moi. En définitive, il s‟instaure noir sur blanc une écriture qui renvoie inéluctablement à la source, laquelle renvoie à l‟écriture41. » Il apparaît donc, à travers la trajectoire de Ken Bugul, une figuration grandissante de l‟acte d‟écriture d‟une auteure qui se présente de plus en plus dans une « posture d‟écrivaine ». Celle-ci relève, au-delà des figures de témoin, de rebelle ou de féministe qui sont entretenues par son œuvre et

37 Beverly Ormerod et Jean-Marie Volet, « Écrits autobiographiques et engagement : le cas des Africaines d‟expression française », dans The French Review, vol. 64, no 3 (février 1996), p. 426-444.

38 Hugo Bréant, « De la littérature féminine africaine aux écrivaines d‟Afrique », dans Afrique contemporaine, vol. 1, no 241 (2012), p. 118-119, [En ligne] http://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2012-1-page-118.htm [consulté le 15 novembre 2012].

39 Justin Bisanswa, Roman africain contemporain : Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 10.

40 Ibib., p. 10.

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ses diverses lectures, d‟une figure qui s‟érige comme celle d‟une romancière, explorant différentes avenues esthétiques de l‟énonciation de soi à travers le cadre romanesque.

Là où les critiques de Ken Bugul conçoivent son œuvre autobiographique comme étant fondée sur une représentation mimétique de faits vécus et comme un engagement de l‟auteure dans la sphère sociopolitique, nous chercherons plutôt à considérer son récit intime comme découlant d‟un acte de création délibéré. Nous insisterons sur les modalités par lesquelles Ken Bugul se met en scène et construit sa singularité d‟écrivaine. L‟ambiguïté maintenue entre la représentation du réel et la fabulation de soi dans l‟autobiographie bugulienne sera abordée comme participant d‟une poétique propre à l‟auteure. Cette perspective mettra en lumière le potentiel poétique et créatif de l‟écriture de soi, à partir de l‟exemple éclairant que nous prête l‟œuvre bugulienne. Son utilisation grandissante de la fiction remet en perspective le « pacte de vérité » auquel les lecteurs de l‟autobiographie ont tendance à réduire le genre, alors que Lejeune lui-même explorait déjà l‟intrusion d‟un certain « pacte fantasmatique » dans la pratique du récit de soi. Aussi, le cadre romanesque dans lequel s‟insère Mes hommes à moi enrichit ces questionnements en montrant comment le genre romanesque offre également un lieu de réflexion sur l‟énonciation de soi, question qui trouve son pivot dans l‟articulation entre l‟énonciation de l‟histoire et la posture adoptée par l‟écrivaine par rapport à cette énonciation.

3- Approche méthodologique

Notre approche du texte bugulien s‟inspirera des travaux de Justin Bisanswa. Dans

Roman africain contemporain42, il associe la sociologie institutionnelle à l‟analyse

rhétorique pour mettre de l‟avant une approche sociopragmatique des œuvres, afin de tisser la relation qui existe entre les stratégies discursives adoptées par les auteurs et l‟état du champ dans lequel ils s‟inscrivent. Selon lui, le réalisme de l‟œuvre est empreint d‟une part de fiction, engendrée par le procès d‟écriture qui permet de faire figurer le monde à travers le roman. Le nouveau roman africain travestit la représentation afin d‟accentuer le fait qu‟il porte d‟autres sens que ceux que l‟écriture lui donne. Nous repérerons chez Ken Bugul la mise en scène d‟un contenu factuel réaliste, tout en montrant la part d‟imaginaire qui subsiste dans la manière par laquelle l‟auteure énonce sa construction figurative du réel.

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Notre lecture, principalement lorsqu‟il s‟agit d‟analyser Le baobab fou, découle de la démarche qu‟adopte Philippe Lejeune : « l‟autobiographie se présente d‟abord comme un

texte littéraire : mon propos, dans les études ici réunies, a été de m‟interroger sur le

fonctionnement de ce texte, en le faisant fonctionner, c‟est-à-dire en le lisant43. » Dans le

Pacte autobiographique, Lejeune définit l‟autobiographie comme un « [r]écit rétrospectif

en prose qu‟une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu‟elle met l‟accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l‟histoire de sa personnalité44. » Il indique toutefois aux lecteurs que ce genre n‟est pas figé dans ces caractéristiques formelles qu‟il vient de décrire, mais dépend plutôt d‟un certain « contrat de lecture ». Il explique : « Pour étudier un genre, il faut lutter contre l‟illusion de la permanence, contre la tentation normative, et contre les dangers de l‟idéalisation : à vrai dire, il n‟est peut-être pas possible d‟étudier un genre, à moins d‟accepter d‟en sortir45. » Lejeune procède à l‟étude de plusieurs cas littéraires qui problématisent l‟autobiographie (Rousseau, Gide, Sartre, Leiris) et montre comment ce genre est en mesure d‟intégrer une certaine part de rêverie poétique (Rousseau) et des détours par l‟imaginaire (Leiris) dans la composition du récit de soi. Tout au long de sa démonstration, il défend une proposition audacieuse : « Le lecteur est ainsi invité à lire les romans non seulement comme des fictions renvoyant à une vérité de la “nature humaine”, mais aussi comme des fantasmes révélateurs d‟un individu. J‟appellerai cette forme indirecte du pacte autobiographique le pacte fantasmatique46. »

C‟est cette proposition qui nous a amenés à considérer Mes hommes à moi comme pouvant révéler certains fantasmes concernant les différentes mises en scène de sa figure d‟écrivaine que Ken Bugul intègre dans son dernier roman, malgré son appartenance institutionnelle au genre romanesque qu‟atteste la classification de sa maison d‟édition (Présence Africaine). Aussi, la part fantasmatique du récit de soi tel que conçu par Bugul s‟inscrit aussi dans les tendances de l‟autobiographie féminine soulevées par Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone. Dans leur ouvrage général sur l‟autobiographie, ils rendent compte d‟un paradoxe qui se dégage des autobiographies féminines (Sand, Duras, de Beauvoir, Sarraute) : « alors qu‟on reproche aux femmes de ne pouvoir écrire que des

43 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions du Seuil (Points. Essais : 326), 1996, p. 7.

44 Ibid., p. 14. 45 Ibid., p. 8. 46 Ibid., p. 42.

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romans d‟inspiration autobiographique […], leurs textes autobiographiques manifestent plutôt une certaine répugnance à tout dire ou à dire trop directement47. » Ainsi, l‟autobiographie reconnaît un jeu poétique avec la représentation de soi sur lequel peu de critiques se sont concentrées, alors qu‟il s‟agirait d‟une particularité caractéristique de plusieurs œuvres féminines reconnues.

L‟imbrication de l‟imaginaire et du récit de soi chez Ken Bugul se nourrira aussi des développements théoriques de Régine Robin, qui remarque dans les productions romanesques contemporaines « une série d‟“expériences” à la limite de la vie et de l‟inscription fictionnelle […] qui pourraient toutes […] être les prototypes de ce qui se joue aujourd‟hui dans la culture : un trouble de la frontière entre fiction et réel […]48 ». Selon elle, « [q]uelque chose tire l‟autobiographie contemporaine vers l‟autofiction49 ». Nous observons également dans le récit de soi de Ken Bugul un jeu avec les limites de la fiction et du réel. Comme chez les auteurs analysés par Régine Robin, dans les œuvres buguliennes, « [l]e problème est plus de se trouver une place de sujet que de trouver la place du sujet. Il s‟agit de se constituer dans l‟écriture un “effet-sujet50”. » L‟accentuation de l‟utilisation des procédés poétiques dans l‟œuvre bugulienne montre un certain « effet-sujet », qui se manifeste par la problématisation constante de sa posture d‟écrivaine.

Nous nous appuierons sur la démarche de Jérôme Meizoz51 dans Postures

littéraires, afin de relever dans le récit de soi bugulien la « posture littéraire » qui se dégage

à l‟intersection de la trajectoire de l‟auteure et de la composition de ses œuvres. Meizoz se fonde sur les théories de la sociologie institutionnelle, notamment celles élaborées par Bourdieu et Dubois52, et les applique à un corpus constitué entre autres des œuvres de Louis-Ferdinand Céline, Blaise Cendrars et Jean-Jacques Rousseau. Ces auteurs ont en commun avec Ken Bugul le statut de leur écriture qui vacille entre l‟autobiographie et la fiction, ainsi qu‟une mise en scène publique de leur personnalité littéraire qui participe, elle

47 Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’autobiographie (2e édition), Paris, Armand Colin, 1999, p. 113.

48 Régine Robin, Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi, Éditions XYZ (Théorie et littérature), 1997, p. 17.

49 Ibid., p. 33. 50 Ibid., p. 25.

51 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, op. cit.

52 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992 et Jacques Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Brussels, Labor, 1978.

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aussi, à la configuration et la réception de leur œuvre. Meizoz établit des relations éclairantes entre la rhétorique et la sociologie institutionnelle, faisant ainsi réapparaître l‟auteur au cœur de son œuvre, dans les stratégies figuratives de son activité littéraire qu‟il travaille à sculpter par et pour l‟œuvre. Ainsi, Meizoz dévoile le jeu de l‟auteur avec l‟institution littéraire (son attitude lors de la réception de prix, les mises en scène de soi lors des entretiens, ses affiliations avec certaines maisons d‟édition) comme nourrissant l‟image de l‟auteur qui s‟inscrit dans son œuvre et qui travaille à la revivifier. Sans tomber dans l‟analyse biographique des auteurs qui l‟intéressent, Meizoz cherche plutôt les traces tangibles de la présence d‟un auteur dans son œuvre et les met en relation, par la suite, avec leur contexte de production. À cet égard, Meizoz présente la « posture » comme procédant d‟une co-construction interactive entre le texte, son producteur, les médiateurs qui le donnent à lire et les publics qui le reçoivent.

Il s‟agira donc de questionner les modalités de l‟énonciation de soi dans le premier et le dernier roman de Ken Bugul en regard de ce qu‟elles disent du jeu postural de l‟énonciateur des romans mis en rapport avec les mises en scène d‟une posture que travaille l‟écrivain à travers son œuvre. À l‟instar des travaux de Oswald Ducrot53, nous prendrons l‟énonciation « comme l‟action qui consiste à produire un énoncé, c‟est-à-dire à donner à une phrase une réalisation concrète54. » Si pour Ducrot l‟énonciateur n‟est pas assimilable à l‟auteur de l‟œuvre, nous considérerons, comme Maingueneau, que « [l]’énonciation constitue le pivot de la relation entre la langue et le monde : elle permet de représenter certains faits dans l‟énoncé, mais elle constitue elle-même un fait, un événement unique défini dans le temps et l‟espace55. » Nous analyserons d‟abord l‟énonciation de soi produite par l‟énonciateur des énoncés contenus dans l‟œuvre, qui se rapporte principalement à la ou aux figures du narrateur. Nous chercherons ensuite à comprendre l‟œuvre comme étant la production d‟un auteur responsable de l‟orchestration des énonciations qui s‟y trouvent. Notre conception de l‟œuvre inclut aussi les zones indécises qui se situent autour du texte et qui participent à sa construction, ce à quoi Gérard Genette référait sous le nom de paratexte, « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus

53 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. 54 Ibid., p. 54.

55 Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours (Nouvelle édition revue et augmentée) [1996], Paris, Éditions du Seuil (Point-Essais : 618), 2009, p. 57.

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généralement au public56. » Genette reconnaît ce lieu comme le « lieu privilégié d‟une pragmatique et d‟une stratégie, d‟une action sur le public au service […] d‟un meilleur accueil du texte et d‟une lecture plus pertinente – pertinente, s‟entend, aux yeux de l‟auteur et de ses alliés57. » Le paratexte comporte le péritexte, c‟est-à-dire les éléments qui se trouvent dans l‟espace matériel du livre (présentation, données biographiques, notes) et de l‟épitexte, situé à l‟extérieur du volume (entretiens, correspondances, critiques). Les mises en scène de soi qui nous permettront d‟examiner la posture d‟écrivaine qui se profile de plus en plus dans l‟œuvre bugulienne seront donc analysées dans l‟énonciation de soi intratextuelle, mais seront aussi mises en relation avec les manifestations intertextuelles et extratextuelles qui participent aux multiples portraits de l‟auteure.

4- Grandes articulations

Notre mémoire s‟articulera autour de trois chapitres. Le premier chapitre tracera les trajectoires biographique et littéraire de Ken Bugul. Nous distinguerons ce qui fait partie de la vie de la personne de l‟auteure, ce qui découle d‟une médiatisation de l‟œuvre et ce qui s‟inscrit dans le récit de soi proprement dit. Nous porterons une attention particulière à l‟intégration progressive de la figuration de sa posture d‟auteure dans chacun de ses récits. Nous illustrerons que la mise en scène de soi, chez Ken Bugul, passe de plus en plus par les détours de l‟imaginaire pour peindre une figure insaisissable, qui aura comme caractéristique stable son statut de narratrice. Cette figuration de la narratrice est constamment réinvestie selon une posture paratopique, que Dominique Maingueneau58 qualifierait comme étant en constante « négociation entre le lieu et le non-lieu59 » du champ littéraire, négociation par laquelle l‟auteure nourrit son œuvre. Cette narratrice est montrée comme manipulant les différents codes de l‟énonciation de soi, ce qui laisse entendre l‟habileté d‟une auteure qui, à travers cette démonstration de ses capacités narratives, montre son portrait de romancière, même si elle investit aussi dans des prises de position

56 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, op. cit., p. 7. 57 Ibid., p. 8.

58 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire : énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993.

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sociales et politiques (sur la condition des femmes et des enfants, sur l‟exode rural, sur la religion, sur la modernisation et sur le postcolonialisme).

Le deuxième chapitre soutiendra que la poétique du Baobab fou illustre que Ken Bugul, dès son premier roman, s‟approprie et subvertit le genre autobiographique, genre dominant de l‟écriture africaine féminine francophone qui lui permet de marquer son entrée dans le champ littéraire et qui participe à tracer une certaine figure d‟auteure en rebelle engagée. Nous dégagerons dans ce récit les invariants discursifs qui détermineront le ton et le style de toute l‟œuvre bugulienne. Entre autres, nous repérerons les détours par l‟imaginaire et la mise en scène de la figure de l‟auteure, qui se lisent souvent comme un avertissement au lecteur, le prévenant de la subjectivité du récit qu‟elle fabrique. Notre analyse montrera que ce premier récit prend davantage la forme d‟une rêverie poétique, ne reproduisant pas mimétiquement la réalité vécue, mais s‟engageant déjà dans la voie d‟un certain « pacte fantasmatique » avec le lecteur. Nous observerons que les fabulations introduites dans cette œuvre concernent moins la posture d‟auteure de Ken Bugul, mais marquent davantage différents portraits sociaux du personnage et une identité narrative de la narratrice qui persisteront à composer la singularité de l‟œuvre bugulienne.

Le troisième chapitre montrera comment Mes hommes à moi fait place à une mise en scène de différentes possibilités narratives du récit de soi qui, réunies ensemble dans le cadre du roman, permettent d‟illustrer une figuration de l‟auteure, qui se montre en pleine connaissance de diverses avenues possibles associées à l‟énonciation intime, qu‟elle soit de l‟ordre de la confession, de la lettre, de l‟autobiographie ou de l‟autofiction. À travers la profusion des prises de position adoptées par la narratrice concernant la politique, le féminisme, le monde intellectuel et académique, les questions sociales (la pauvreté, les inégalités, l‟immigration, la modernisation, le postcolonialisme), la posture la plus évidente qui est donnée de l‟auteure est celle de la romancière, montrée comme ayant un rapport avec ces multiples facettes, sans autoriser à établir la nature de ce rapport de manière précise et certaine. Dans ce récit, toute une mise en abyme se trame pour former l‟histoire du récit de soi pratiqué par l‟auteure depuis le début de sa trajectoire. En écrivant cette histoire, Ken Bugul arrive à montrer non plus sa personnalité biographique, mais sa figure d‟écrivaine, que le roman fait figurer à travers un jeu qui se joue selon les contours du champ littéraire qu‟allégorise le bar dans lequel la narratrice jauge sa place.

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CHAPITRE 1 : Un parcours ambigu du Baobab fou à Mes hommes à moi

1- Introduction et précisions conceptuelles

Notre intention est d‟examiner les mises en scène de soi qui apparaissent dans les œuvres buguliennes en les reliant à la posture littéraire de l‟auteure au fil de sa trajectoire. Rappelons que notre hypothèse de recherche est qu‟une personnalité d‟auteure apparaît de manière de plus en plus manifeste dans l‟énonciation de soi qui figure dans les œuvres de Ken Bugul, allant de pair avec la reconnaissance grandissante de son statut d‟écrivaine par l‟institution littéraire. Se joue ainsi, à travers ses œuvres, une posture littéraire qui, sans évacuer les différents champs sociaux en interrelation avec cette posture (politique, économique, religieux, intellectuel), se spécialise et se distingue de plus en plus des autres. Comme la posture littéraire ne se comprend d‟abord qu‟en corrélation avec le champ littéraire avec lequel doit composer l‟auteur pour faire valoir son activité, nous situerons la trajectoire littéraire de Ken Bugul par rapport au contexte à l‟intérieur duquel elle a pu inscrire son activité d‟écrivaine. Tout en abordant les singularités internes des œuvres buguliennes, ce chapitre cherche à comprendre leur émergence à partir du contexte social et littéraire.

Selon Justin Bisanswa, « c‟est à l‟intersection d‟une rhétorique et d‟une sociologie qu‟il [convient] d‟interroger l‟articulation du contexte de production au discours du roman africain. Les œuvres [importent] donc beaucoup plus que leur mode d‟émergence et de pratique60. » Ainsi, notre réflexion reviendra sans cesse à l‟œuvre pour valider la teneur concrète de nos analyses. Par la trajectoire de Bugul, nous montrerons comment la configuration de ses œuvres se décline de sorte que nous ne puissions l‟aborder de manière déterministe. Ken Bugul s‟est amusée à semer des ambiguïtés concernant ce qui appartient à l‟œuvre proprement dite et ce qui découle plutôt du vécu de la personne biographique, entre autres par des propositions contradictoires formulées dans des entretiens ou par des décalages des versions prétendues véridiques de ses différents épisodes de vie à travers ses récits institutionnellement reconnus comme autobiographiques. Nous tenterons donc de

60 Justin Bisanswa, Roman africain contemporain : Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 18.

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nuancer ce qui fait partie de la vie de la personne de l‟auteure et ce qui découle plutôt de sa médiatisation par l‟œuvre et par le paratexte qui l‟accompagne, notamment la réception critique et les entretiens donnés autour de sa production.

L‟élaboration de sa trajectoire se révèle éclairante, puisqu‟elle permet de mesurer la nature des liens entre ses parcours personnel, social et littéraire. Pierre Bourdieu, dans Les

règles de l’art61, explique que l‟auteur et son œuvre ne peuvent être compris que lorsque ce

dernier est conçu en tant qu‟agent, s‟inscrivant dans un champ dynamisé par d‟autres agents. Les frontières de ce champ sont en perpétuelle définition, selon les luttes structurales qui s‟y jouent et les luttes des acteurs qui tentent de s‟y faire une place et d‟y imposer les critères de leur distinction. Cette position de légitimité qu‟ils visent se détermine par les dispositions de chaque agent et par des prises de position dans la mesure de « l‟espace des possibles » qui s‟offre à lui dans les conditions qui sont les siennes. Le terme de « champ littéraire », employé par Bourdieu, représente un terrain où des rivaux luttent pour conserver ou pour changer la position qu‟ils occupent, selon leur intérêt, c‟est-à-dire selon un investissement qui n‟est ni conscient ni inconscient. Par leurs différentes expériences de positionnement dans le champ, certains arriveront à mieux saisir la teneur et les règles de fonctionnement du champ littéraire, en constante évolution par le mouvement des agents qui s‟y trouvent. Pour espérer atteindre une place dominante, l‟agent doit jouer dans ce champ, jaugeant ainsi ses règles et intériorisant ses enjeux.

L‟analyse du cheminement bugulien dévoile que l‟auteure explore l‟espace des possibles, lié ou non au genre autobiographique, à travers chaque nouvelle œuvre. Si la critique voit surtout en l‟œuvre de Bugul le témoignage qu‟elle porte, l‟évolution de son écriture a plutôt tendance à détourner le récit intime. Elle problématise ce genre à partir d‟une mise à l‟avant de plus en plus sophistiquée de son statut d‟auteure, investissant pour une reconnaissance symbolique accrue dans le champ littéraire, contre une reconnaissance qui la maintiendrait dans le champ social et politique. D‟une certaine manière, Ken Bugul se rend insaisissable tout au long de son parcours, jouant à tresser ses figures de biographée, de narratrice et d‟auteure à même ses textes, mais aussi dans leur paratexte. D‟ailleurs, chaque nouvelle œuvre approfondit la figure d‟auteure. Plus encore, cette figure est déplacée et déplace aussi le visage de la biographée. La représentation de soi dans ses

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œuvres joue à déformer la personnalité qui y est peinte, sans qu‟on puisse déterminer clairement quel visage représenterait le plus fidèlement la biographée. Pourtant, chaque texte prétend, de par son affiliation plus ou moins fidèle au genre autobiographique, en donner une image véridique. Même les entretiens que l‟on détient sur l‟auteure et les propos qu‟elle y tient concernant sa vie et son œuvre se répercutent en plusieurs endroits, que nous détaillerons un peu plus loin.

De cette auteure qui ruse pour ne pas être réduite à une idéologie unique, à une identité clairement définie ou à un engagement social ou politique déterminé, il est difficile de dessiner la trajectoire. Où trouver la source d‟information la plus fiable pour concevoir le contexte de l‟œuvre, sans que ce contexte nous aveugle sur les véritables enjeux des textes? À l‟instar des études sur la pragmatique du langage, notamment celles effectuées par Oswald Ducrot62, Dominique Maingueneau précise que : « [l]e fait littéraire devient comme un acte de communication dans lequel le dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables63. » Puisque la littérature est un acte de communication, le texte en appelle à son contexte d‟énonciation pour être bien entendu. La vision de Maingueneau rejoint aussi la réflexion de Roland Barthes sur l‟inscription de l‟Histoire qui se donne à lire dans les tensions qui s‟insèrent à même l‟énonciation d‟une œuvre : « [l]‟Histoire est alors devant l‟écrivain comme l‟avènement d‟une option nécessaire entre plusieurs morales du langage; elle l‟oblige à signifier la Littérature selon des possibles dont il n‟est pas le maître64. »

Maingueneau choisit d‟approfondir le lien du texte et de son contexte en se centrant sur le texte en lui-même et sur ce qu‟il peut dire de la société. Il pense aussi l‟articulation du texte et du contexte à partir de l‟activité de l‟écrivain, qui dévoile une certaine lutte pour la reconnaissance de son activité dans le champ littéraire. Ces luttes se manifestent dans les tensions produites entre l‟énoncé et l‟énonciation d‟un texte. Selon lui, « [l]‟écrivain nourrit son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société65. » Et de poursuivre que « [l]‟appartenance au champ littéraire n‟est donc pas l‟absence de tout lieu, mais plutôt une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l‟impossibilité même de se stabiliser. Cette

62 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.

63 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit. p. VI.

64 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture. Suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil (Points-Essais : 35), 1972.

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localité paradoxale, nous la nommons paratopie66. » Maingueneau entend donc que la

paratopie s‟inscrit dans l‟œuvre, dans sa textualité, parce qu‟elle trace des choix énonciatifs

selon un horizon de possibilités dans lequel l‟écrivain joue sa place d‟une manière singulière. Il admet que ce positionnement dans le champ littéraire mobilise également les codes génériques qui y sont associés67. Cette vision rejoint celle de Genette qui, dans

Palimpseste68, énonce l‟idée selon laquelle l‟auteur prendrait toujours position de manière intertextuelle, puisqu‟en choisissant d‟investir un genre, il le pense selon un schème formé des autres écrits du même genre, tout en se l‟appropriant singulièrement et en participant alors à sa redéfinition.

Nous avons souligné déjà que Ken Bugul est entrée dans le champ littéraire avec une œuvre autobiographique, genre pratiqué traditionnellement, selon Nicki Hitchcott69, par les écrivaines africaines francophones de cette époque, mais marginalisé par l‟institution, puisque largement exclu des canons littéraires. Hitchcott remarque d‟ailleurs le statut surprenant du Baobab fou, qui innove surtout, selon elle, par les tabous abordés (avortement, sexualité, prostitution, homosexualité, drogue, exil en Europe). Plus encore, l‟originalité de ce premier récit de Ken Bugul se trouve sans doute dans son jeu avec les frontières génériques de l‟autobiographie (insertion du conte, du mythe, de la rêverie, de la fabulation), genre qui apparaît plus comme un cadre de publication que comme une exigence de composition. À mesure que l‟auteure avance dans son parcours littéraire, elle négocie, à l‟intérieur même de l‟œuvre, entre le lieu confortable de l‟autobiographie et du témoignage, lieu reconnu comme recevable dans la littérature féminine africaine francophone, et un espace inconfortable qu‟elle tente d‟investir, c‟est-à-dire celui du récit de soi qui emprunte aussi la voie fantasmatique pour se dire. Nous verrons que ses récits intimes sont empreints d‟une certaine originalité, manipulant indissociablement les rêves et la réalité, la forme poétique et la prose, ainsi que les jeux de figuration et de transfiguration. Ces quelques particularités s‟amplifient jusqu‟à sa dernière œuvre, qui est plutôt un roman qui met en scène le récit de soi.

66 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit. p. 28. 67 Ibid., p. 63.

68 Gérard Genette, Palimpseste : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil (Points. Essais : 257), 1992.

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2- Trajectoire biographique

Dans Les règles de l’art, Bourdieu propose de comprendre la trajectoire de l‟écrivain en partant des dispositions qui l‟ont mené à établir son œuvre et sa carrière d‟une manière singulière. Il explique toutefois que tous les éléments qui amènent la personne à devenir écrivain ne sont pas toujours pertinents pour comprendre les choix spécifiques de l‟auteur, choix qui se lisent mieux si on les met en perspective avec son œuvre. Bourdieu souligne, en effet, que « […] les mêmes dispositions peuvent engendrer des prises de positions très différentes, voire opposées […] selon les états du champ70. » Il conseille au chercheur de relever les dispositions qui éclairent les positions des agents dans le champ littéraire, c‟est-à-dire les « propriétés personnelles qui les prédisposent plus ou moins à les occuper et à accomplir les potentialités qui s‟y trouvent inscrites71. » Suivant cette recommandation, nous relèverons surtout les données biographiques pertinentes pour mieux saisir les positions qu‟a occupées Ken Bugul dans le champ littéraire.

Précisons d‟abord que le détour par l‟imaginaire qu‟emprunte Bugul dans son parcours rend les éléments factuels qui s‟inscrivent dans ses récits de soi peu fiables quant à leur valeur de vérité. Ces éléments se déforment bien souvent d‟une œuvre à l‟autre, de sorte qu‟il est difficile de rassembler l‟information nécessaire pour établir une trajectoire biographique de l‟auteure, sinon par les articles écrits sur elle et les entretiens qu‟elle accorde. Pourtant, ceux-ci ont tendance, probablement en raison du genre institutionnellement reconnu à l‟auteure, à prendre l‟œuvre comme une source référentielle authentique. En relevant les ambiguïtés référentielles semées par l‟auteure dans ses œuvres, voire dans les entretiens auxquels elle consent à participer, une particularité certaine de sa démarche est son travail pour forger une image insaisissable de la personne biographique qui se cache derrière la figure de l‟auteure. Ainsi, toutes les sources d‟information, incluant ses œuvres, disent qu‟elle est née au Sénégal, dans la région du Ndoucoumane. Par contre, une confusion se trame sur la date de cette naissance. Certains articles la situent en 194772 et d‟autres en 194873. Il est intéressant de noter que les articles critiques qui mentionnent la

70 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 142. 71 Ibid, p. 145.

72 Nicolas Treiber, «Ken Bugul. Les chemins d‟une identité narrative », art. cit.

73 Carine Bourget et Irène Assiba D‟Almeida, « Entretien avec Ken Bugul », The French Review, vol. 77, no 2 (déc. 2003), p. 352-363; Isabel Esther González Alarcó, « L‟Europe, terre promise. La solitude de Ken Bugul en occident », art. cit.; Justin Bisanswa, « L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken

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