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Le baobab fou : tissage du mythe et de la réalité

CHAPITRE 2 : Figuration de soi dans Le Baobab fou

2- Le baobab fou : tissage du mythe et de la réalité

Comme nous l‟avons vu dans le chapitre précédent, une note éditoriale apparaît à la fin de la première édition du Baobab fou aux Nouvelles Éditions Africaines en 1982. Cette note précise que la collection, « Vies d‟Afrique », dans laquelle le roman s‟insère, atteste le caractère autobiographique de l‟œuvre, tout en acceptant qu‟elle puisse « comporter d‟imaginaire […] celui qu‟aura élaboré l‟auteur comme substance de son bagage culturel128. » Cette indication éditoriale donne à l‟œuvre une ligne directrice qui s‟apparente à l‟autobiographie, mais se conçoit également comme une ouverture aux jeux fantasmatiques autorisés dans l‟expression d‟un récit de vie. À cet effet, Frank Wagner estime que l‟autobiographie est « fondée sur un ensemble de conventions tacites nées de l‟usage, et en l‟absence de règles clairement formulées […]129 » Reprenant le point de vue de Jean-Marie Schaeffer, il propose que les déviances des pratiques auctoriales par rapport à l‟horizon d‟attente du genre dans lequel elles s‟inscrivent ne s‟opposent pas

127 Ibid., p. 112.

128 Ken Bugul, Le baobab fou, Dakar, NEA (Nouvelles éditions africaines), 1982, p. 183.

129 Frank Wagner, « Des coups de canif dans le contrat de lecture », dans Poétique, Paris, vol. XLIII, no 172, 2002, p. 387-407.

nécessairement au genre en question. Ces déviations génériques renouvellent plutôt les pratiques en fonction de de l‟espace des possibles qui s‟offre à lui. Cet espace était considéré par Pierre Bourdieu comme le lieu d‟une « liberté sous contraintes », puisque « chaque prise de position (thématique, stylistique, etc.) se définit (objectivement et parfois intentionnellement) par rapport à l‟univers des prises de position et par rapport à la

problématique comme espace des possibles qui s‟y trouvent indiqués ou suggérés130. » Sur la question du genre investi par un auteur et des dispositifs avec lesquels celui-ci singularise sa pratique, Bourdieu estime que « [l]a hiérarchie des genres et, à l‟intérieur de ceux-ci, la légitimité relative des styles et des auteurs est une dimension fondamentale de l‟espace des possibles. Bien qu‟elle soit à chaque moment enjeu de luttes, elle se présente comme un donné avec lequel on doit compter, fût-ce pour s‟y opposer et le transformer131. »

Dans cet ordre d‟idées, la composition narrative du Baobab fou paraît déjà distinguer Ken Bugul, puisque cette dernière témoigne d‟une réalité vécue en Europe en passant par différents moyens rhétoriques qui se distancient du récit réaliste, qui, pour sa part, voudrait objectiver le réel et le reproduire sans artifice, en n‟omettant aucun détail, même le plus banal. Le réalisme normalement impliqué par le récit autobiographique est détourné dans Le baobab fou par plusieurs dispositifs. Un de ces dispositifs est celui de la rêverie poétique qui, selon Gaston Bachelard, est un « témoignage d‟une âme qui découvre son monde, le monde où elle voudrait vivre, où elle est digne de vivre132. » Selon Bachelard, la rêverie procède par l‟idéalisation d‟une réalité passée figée que l‟on remet en marche par la mouvance de l‟imagination, qui permet à l‟écrivain d‟en transmettre l‟idée : « Un grand paradoxe s‟attache à nos rêveries vers l‟enfance : ce passé mort a en nous un avenir, l‟avenir de ses images vivantes, l‟avenir de la rêverie qui s‟ouvre devant toute image retrouvée133. » L‟ouverture qui permet au souvenir de transformer les images de la mémoire à travers le temps fait aussi en sorte que le jeu des mots impliqué par la rêverie soit moins empreint de la censure qui limite tout récit cherchant à reproduire l‟image fidèle d‟une factualité vécue et figée. Selon Bachelard, « La rêverie nous fait connaître le langage

130 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 381. 131 Ibid., p. 151-152.

132 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 14. 133 Ibid., p. 96.

sans censure134. » Dans le cas de l‟écriture intime, la poétique de la rêverie permet à l‟auteur de créer des images qui correspondent à l‟idéalisation d‟un événement figé dans la mémoire, rendu malléable par l‟action de se souvenir à travers le récit. L‟écriture de cette rêverie rendrait l‟imagination communicable par l‟image poétique de l‟écrivain afin de mieux figurer la place de son souvenir dans l‟histoire de sa vie. Ainsi, la poétique de la rêverie autobiographique dessine non seulement l‟histoire intime du narrateur, mais rend évidente l‟activité créatrice de l‟auteure qui est responsable de la mise en scène de cette rêverie. Ce dispositif montre en même temps dans le récit l‟événement figuré et son passage par le filtre de l‟imaginaire auctorial.

Cette poétique de Ken Bugul dans Le baobab fou se traduit entre autres par la structure de la trame narrative, qui procède par des aller-retour entre deux niveaux du récit de soi. D‟abord, la narration intradiégétique135, accessible au premier degré, est celle portée par la voix de la narratrice Ken, qui raconte des souvenirs qui se situent, quant à eux, dans différents temps de son histoire intime, traversant son enfance et son adolescence au Sénégal, sa vie de jeune adulte exilée en Europe et son retour au pays natal après son périple. Ce niveau fait surtout référence à l‟histoire du personnage et essaime les biographèmes qui permettent d‟associer à chaque stade de vie raconté la figure de la narratrice. Aussi, un niveau métadiégétique136 intervient-il de biais dans le récit, soit à un second degré. Il commente indirectement la diégèse et oriente par cette réflexivité l‟interprétation du lecteur. Nous retrouverons cette réflexivité métadiégétique, par exemple, dans les nombreux questionnements de la narratrice à la réalité qu‟elle tente d‟énoncer, ou encore, lorsqu‟elle sort de la diégèse pour s‟adonner à la rêverie. Ce double niveau du récit se trouve déjà allégorisé par les deux parties qui rythment le roman tout en réverbérant l‟une sur l‟autre : la « Pré-histoire de Ken » et l‟« Histoire de Ken ». Celles-ci s‟entrelacent et ne permettent pas de distinguer l‟histoire réellement vécue par la protagoniste et racontée par la diégèse de Ken, de ce qui précède et explique sa vie comme son métarécit.

La « Pré-histoire de Ken » se décline selon le motif d‟un conte mythique anticipant la tragédie déclinée dans la deuxième partie. Ce conte miroite l‟« Histoire de Ken », puisqu‟il est lui-même divisé en deux parties. La première (BF, p. 11-20), la plus courte,

134 Ibid., p. 49.

135 Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p. 238. 136 Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 238.

rappelle le récit de la Genèse et annonce le baobab à naître. L‟auteure introduit l‟histoire du jeune Fodé Ndao, qui décide de cueillir le fruit défendu du baobab pour se préparer un jus sucré. Énervé par les « paroles trop nombreuses » (BF, p. 18) de sa sœur Codou, qui le réprimande pour avoir bu seul la mixture et en dépit de l‟interdiction de sa mère, Fodé décide de cracher le cœur du fruit. Ce noyau sera ensuite arrosé par l‟eau de la jatte que laisse tomber la mère, surprise par un étranger venu du Nord à cheval, qui annonce la tragédie à venir : « Quelque chose allait se passer. Elle ne savait pas quoi, mais depuis presque trente ans qu‟elle allait chercher l‟eau au puits, c‟était la première fois que cela lui arrivait. » (BF, p. 19) S‟ensuit la naissance du baobab : « L‟eau renversée avait heurté une graine qu‟elle recouvrit en hésitant. C‟était le noyau du fruit de baobab que Fodé avait craché en allant répondre à la mère, le matin du premier jour de la conception par les dieux d‟une génération nouvelle qui allait bouleverser les temps. » (BF, p. 20)

La deuxième section (BF, p. 20-31) de l’incipit, la plus longue, montre plutôt dans quel environnement a grandi le baobab, au gré d‟une série de circonstances caractéristiques de la nouvelle génération. Celle-ci est fondée sur une succession d‟accidents par lesquels le village se reconfigure. Un feu de cuisine alimenté par Codou calcine toute la ville sauf le nouveau baobab. L‟étranger venu du Nord revient pour s‟établir au pied de l‟arbre et trouve le village désert. L‟enfant de cette famille s‟accroche au cou de sa mère et brise son collier, alors qu‟une de ses perles s‟enterre sous le baobab. La dernière née de la deuxième femme est laissée seule sous l‟arbre et s‟enfonce la perle dans l‟oreille en poussant un cri. D‟ailleurs, un vieillard fou prétend connaître tous les mystères du village depuis sa naissance, mais avoue ignorer celui du baobab, symbole de cette génération incompréhensible, à cheval entre la tradition et la modernité.

Ainsi, les divisions traduisent bien celles de l‟ensemble de la diégèse, qui se déploie de la « Pré-histoire de Ken » à « L‟histoire de Ken », la première établissant le contexte dans lequel la protagoniste a vu le jour et la deuxième racontant la série de circonstances (l‟abandon de la mère, la vieillesse du père, l‟école française) l‟ayant menée à son expérience d‟exil en Europe, qui occupe la majeure partie de la diégèse. Des indices nous permettent aussi de relier les personnages du conte à ceux qui apparaissent dans l‟« Histoire de Ken ». Ainsi, l‟espace géographique de la « Pré-histoire de Ken » est le même que celui que décrit la narratrice lorsqu‟elle se souvient de son enfance, c‟est-à-dire un village du

Ndoucoumane, symbolisé par son soleil plombant. Cet astre est lié de près à la vision cosmique de la narratrice dans la deuxième partie du roman, lorsqu‟elle s‟évade du temps contingent du récit en évoquant le soleil de son pays natal. Aussi, l‟homme venu du Nord offre-t-il à la mère de Fodé un foulard de tête teint à l‟indigo, alors qu‟on apprend plus loin que la mère de Ken teint aussi de l‟indigo. Plus encore, l‟enfant abandonné par la mère sous le baobab à la fin du conte correspond à Ken Bugul l‟adulte, qui se souvient du départ de sa mère et de la perle insérée dans son oreille, perle représentant la blessure émotive de la jeune fille délaissée et fondant l‟origine de son cri.

Le rayonnement du conte de fondation dans la deuxième partie du roman participe à faire vaciller la narration entre ce que Justin Bisanswa137 reconnaît comme étant le plein de l‟utopie introduit par le mythe et le vide de la réalité représentée à travers les souvenirs. Ce mouvement laisse planer dans cette autobiographie ce que Bisanswa considère comme un « univers mythologique, dans l‟atmosphère hétéroparodique d‟un conte ou d‟une épopée138 ». On observe l‟indétermination temporelle du récit dans les deux parties. Il est difficile de situer dans le temps les événements qui se produisent dans le conte, puisqu‟aucune mention concernant le temps de l‟histoire n‟est signalée, à l‟exception de celle des saisons qui passent, de Codou qui a grandi et du baobab qui pousse. Dans la deuxième partie, le temps passe aussi à travers les expériences du personnage de Ken (son entrée à l‟école, ses années scolaires, son départ pour l‟Europe, la mort de son père) sans se situer clairement, sauf pour ce qui est de l‟histoire vécue en Europe dans les années 1960. La narratrice précise toutefois l‟âge que Ken avait lorsque sa mère l‟a quittée : « Je maudirai toute ma vie ce jour qui avait emporté ma mère, qui m‟avait écrasé l‟enfance, qui m‟avait réduite à cette petite enfant de cinq ans, seule sur le quai d‟une gare alors que le train était parti depuis longtemps. » (BF, p. 98) L‟évanescence temporelle permet d‟ailleurs de comprendre que ce passage a un caractère exceptionnel dans l‟ensemble de l‟œuvre. Est aussi à noter l‟amplification qui insiste sur l‟état d‟enfance du personnage en alignant des qualificatifs qui s‟y rattachent : « petite », « enfant », « cinq ans ». C‟est comme si toute son enfance pouvait se réduire à la force de cette scène, alors que le récit lui-même revient constamment à l‟événement du départ de la mère. Il s‟agit du nœud identitaire central sur

137 Justin Bisanswa, « Les méandres de la géométrie intime dans Le baobab fou de Ken Bugul », art. cit. 138 ibid., p. 23.

lequel la narratrice articule son histoire. Il n‟est pas étonnant que cet événement soit aussi annoncé dans la « Pré-histoire de Ken », qui se termine par l‟abandon de l‟enfant, qui « s‟enfonçait, de plus en plus profondément, la perle d‟ambre dans l‟oreille » (BF, p. 31).

À la suite de cet événement s‟introduit la présence du cri de la fillette, symbolisant la douleur liée au départ de la mère et aux conséquences néfastes de ce départ sur l‟enfant, notamment le problème de communication engendré. On entend alors le cri par intermittence à chaque moment de désespoir du personnage. Ce cri se lit à travers le « bêlement désespéré du mouton » (BF, p. 40) que Ken entend lorsqu‟elle attend le décollage de l‟avion qui l‟amène à Bruxelles. Ce même cri se cache derrière l‟aboiement du chien affolé devant son maître abruti par l‟alcool (BF, p. 212), avec qui Ken se prostitue. Ce cri apparaît lorsque la narratrice exprime des expériences déroutantes qu‟elle a vécues (le départ en occident, la prostitution) et qu‟elle cherche dans son passé à s‟expliquer l‟événement. L‟ambre de la perle qui provoque le cri d‟origine est d‟ailleurs cette matière qui sait garder intacts des organismes morts à travers les siècles. Ken remonte ainsi jusqu‟au cri originaire, conservé dans sa mémoire. Le cri revient lorsqu‟elle est incapable de trouver les mots pour sortir de l‟engrenage des représentations qui l‟empêchent de concevoir l‟Europe telle qu‟elle est en réalité. Cette situation du personnage de Ken adulte en Europe provoque chez elle un long monologue intérieur : « Le monologue intérieur était la seule communication vraie que j‟avais trouvée » (BF, p. 135). Or le monologue ne suffit plus, puisque le cri ressurgit comme seule possibilité d‟expression à la fin du roman : « Un cri perçant qui venait briser l‟harmonie, sous le baobab dénudé, dans le village

désert » (BF, p. 180).

Dans le récit bugulien, le dispositif narratif de la rêverie est souvent engendré par le cri, signe d‟un besoin de communication et d‟un manque de moyens pour l‟atteindre. C‟est entre autres ce qui se produit dans le bureau du médecin, lorsque la narratrice dévoile l‟épisode pendant lequel Ken a appris qu‟elle était enceinte. Pour traduire la déroute du personnage, la narratrice nous montre qu‟elle s‟est évadée dans une rêverie de son enfance, à laquelle le récit participe. Ainsi, elle interrompt la linéarité temporelle de la narration en introduisant une histoire qui précède celle racontée. Plusieurs niveaux du récit se superposent alors sans fixer les liaisons causales qu‟il serait permis de déduire en les rapprochant. La rêverie rétrospective fonctionne donc, dans Le baobab fou, comme un

moyen narratif d‟exprimer des sentiments et d‟exposer des événements de divers ordres (temporel, géographique, intime, collectif) en les rapprochant sans figer les relations de causes à effets qu‟une logique plus serrée du récit aurait tendance à provoquer. Devant le besoin de communiquer du personnage, qui se confronte à une situation exceptionnelle qui la bloque à toute communication, la narratrice arrive, à l‟aide du dispositif narratif de la rêverie, à communiquer l‟incommunicabilité vécue par le personnage.

Plusieurs indices mènent d‟ailleurs à interpréter l‟histoire à partir du motif du rêve qui la fonde. C‟est en rêvant à son mariage que Codou, par distraction, a mis le feu au village. L‟étranger venu du Nord a d‟abord rêvé son installation dans la région avant d‟y revenir avec sa famille. La narration souligne le rêve qui habite le village : « Le village entier avait pris cette forme d‟existence où le beau s‟entremêlait avec le quotidien et le rêve. » (BF, p. 21) Le rêve est ici projection utopique qui s‟insère dans le mythe et qui mobilise les personnages dans une quête idéale. Malgré cette idéalisation, le village sera disséminé après la rencontre de l‟homme venu du Nord. Le conte mythique est donc celui d‟un Paradis perdu, auquel le personnage de Ken ne cessera de rêver. Dans la diégèse, Ken s‟évadera de la violence du réel à laquelle elle est confrontée en Europe par la rêverie de ce lieu utopique qu‟elle s‟imagine comme étant son origine. Dans un moment d‟angoisse où elle attend le verdict du médecin qui vérifie si elle est tombée enceinte, elle commente : « Le regard perçant le plafond nu, le ciel de là-bas m‟était apparu comme une calebasse renversée. Ah Dieu, le ciel dans le village où je fus mise au monde, comme il était plus protecteur, plus rassurant! » (BF, p. 69) Par la rêverie, une fusion des temps et des espaces est rendue possible et permet de jauger les valeurs associées à chacun d‟un, en fonction du sentiment que la narratrice tente de dévoiler. Devant le sentiment d‟impuissance que fait naître en elle l‟éventualité affolante d‟une grossesse non désirée, le personnage associe le plafond européen à une calebasse, mais se souvient comment le contexte africain qu‟elle a quitté dans une quête de liberté était finalement un espace familier plus rassurant. Pourtant, cette fabulation idyllique de son lieu d‟origine la ramène aussi à la nostalgie du Paradis perdu qu‟a provoqué ce rêve originel. Sa désillusion apparaît lorsque le médecin lui annonce sa grossesse et que Ken se souvient de la réalité décevante de ses origines : « Et voilà que la mère me revint à l‟esprit. Cette nuit où nous étions ensemble quand la nouvelle était tombée comme la feuille du manguier quand l‟harmattan soufflait, entrainant dans sa

chute la disparition du fils, là-bas en Haute-Volta. » (BF, p. 71) La chute que Ken vit est associée à la scène de la séparation entre la mère et l‟enfant, provoquée dans ce passage par le départ de son frère, suivi de sa mort. Elle se transfigure déjà dans le personnage de son frère, parti et mort d‟être parti, alors que Le baobab fou raconte la mort symbolique qu‟elle a connue par son expérience d‟exil.

Le rêve nostalgique du paradis perdu associé à l‟Afrique trouve aussi son revers dans la rêverie prospective d‟un futur meilleur investi par le personnage dans la représentation qu‟elle se fait de l‟Europe. Lorsque Ken arrive en Belgique, elle pense : « Je suis en Terre promise. Ça y est. À moi la vie! Adieu la solitude! » (BF, p. 53) Devant le Paradis perdu de son enfance, en Belgique, Ken idéalise l‟Europe au titre de Terre promise. Elle connaîtra toutefois le désenchantement que produit le réel, puisqu‟elle réalisera le leurre de ses représentations, qu‟elle pressentait tragiquement dès le début de sa vie européenne : « Je devais absolument presser le pas si je voulais sortir de cette foule qui n‟allait pas tarder à m‟écraser par terre comme un ver. » (BF, p. 56) En pressant le pas, elle imitait les Européens stressés qui couraient dans la rue plutôt que de marcher. Par cette scène, la narratrice introduit l‟image forte qui soutient son récit de l‟expérience européenne de Ken, qui est l‟image du masque.

Malgré l‟attitude mimétique du personnage, qui démasque l‟idéalisation de l‟Europe (Terre promise) qu‟elle s‟est représentée à elle-même, le récit de son expérience montre que la narratrice revient constamment au Paradis perdu de son enfance, dans un mouvement d‟aller-retour entre ces deux pôles. Dans ce mouvement de la narration, ces deux idéaux prennent ainsi une consistance. Le souvenir se fait mémoire vivante en rejouant le fantasme de re-création de la narratrice, qui est un jeu de balancement entre le rêve et la réalité, jusqu‟à leur confusion. C‟est ce qui rapproche la narratrice du baobab : « Et le baobab à l‟ombre duquel la réalité se substituait au rêve et devenait rêve. » (BF, p. 23) Alter ego de la