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CHAPITRE 3 : Expérimentations posturales et figuratives dans Mes hommes à

3- Jeux de reflets et transfiguration des agents

Ken Bugul a organisé l‟espace et l‟action qui caractérisent le bar Chez Max pour faire voir la métaphore du champ littéraire et des agents qui s‟y affrontent. L‟auteure se sert de Dior pour mettre en abyme la trajectoire d‟un agent littéraire dans le champ. Ainsi, la narratrice s‟investit dans ce lieu en expérimentant le récit intime, en écoutant celui des autres et en questionnant la pratique dans son ensemble, ce qui lui donne à la fois les portraits d‟auteure, de lectrice et de critique. À l‟intérieur de cet espace, Dior perd le monopole de la parole et lutte pour que son histoire soit entendue dans l‟ensemble du texte, qui se dissémine à travers plusieurs autres personnages. La figure de Dior est donc dépeinte aux couleurs de l‟écrivain, tel que vu par Bakhtine. Selon lui, « [l]‟auteur se réalise et réalise son point de vue non seulement dans le narrateur, dans son discours […], mais aussi dans l‟objet du récit, d‟après un point de vue qui diffère de celui du narrateur. Par-delà le récit du narrateur, nous en lisons un second : celui de l‟auteur, qui narre la même chose que le narrateur et qui, de surcroît, se réfère au narrateur lui-même186. » Non seulement la narratrice est manipulée par Ken Bugul pour montrer son propre rapport au sujet du roman, qui est principalement celui de la pratique du récit de soi, mais plus encore, Dior sera

185 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 310. 186 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 134-135.

montrée en train d‟orchestrer les récits de différents narrateurs qui s‟incarneront dans les personnages du bar et qui lui serviront à l‟approfondissement de sa propre pratique du récit de soi. C‟est en effet à travers le filtre de la narration de Dior que les récits transitent, puisque l‟ensemble de Mes hommes à moi est structuré par la réminiscence des questionnements de la narratrice. Cette stratégie procède d‟une mise en abyme de l‟investigation de l‟auteure sur les possibilités de son récit.

Tout comme l‟écrivain dans le champ littéraire, Dior s‟introduit dans le bar en remarquant tous les clients et en évaluant leur position :

Je n‟étais pas obsédée par une œuvre artistique ou intellectuelle, quoique… J‟étais obsédée par des personnes que j‟avais vues chez Max […]. Il y avait une femme seule installée chaque fois à la même place, un homme seul, toujours au zinc, et un couple qui jouait aux cartes. Quand j‟avais vu ces personnes la première fois, je n‟étais pas seule. Et quand je n‟étais pas seule, je n‟étais pas moi-même. Je jouais à un jeu où je ne me sentais pas du tout à l‟aise, même si cela ne se remarquait pas. (MHAM, p. 35)

L‟obsession de Dior se démultiplie ainsi de l‟œuvre intellectuelle qu‟elle abordait dans

l’incipit à partir de la figure des deux intellectuels, à une posture d‟humaniste qui offre un

regard et une posture plurielle sur le monde et son récit. Elle met déjà en relation les personnages du roman selon des conditions qui déterminent en partie leur statut. Elle observe leur « place », la femme étant « chaque fois à la même place » et l‟homme « toujours au zinc ». Elle souligne aussi leurs caractéristiques sociales (genre, état matrimonial). Cherchant à entrer en discussion avec des humains libres de déterminations aliénantes, Dior se détourne pourtant des discours que pourrait prononcer le « couple qui jouait aux cartes » et lit leur position en regard de celle qu‟elle adopte lorsqu‟elle se trouve accompagnée et qu‟elle se met à « [jouer] un jeu où [elle] ne [se sent] pas du tout à l‟aise ».

Dominique Maingueneau explique que pour les analystes du discours, le terme de « place » est « [employé] pour articuler positions sociales et positions de subjectivité énonciative dans le discours187 ». La place s‟étudie en relation avec ce qu‟il définit comme étant des « formations imaginaires », c‟est-à-dire l‟image que les participants du discours « se font de leur propre place et de la place de l‟autre188 ». Par les modalités narratives de sa description sommaire de Chez Max, la narratrice laisse entendre qu‟il s‟agira pour elle de trouver sa place d‟énonciatrice par sa mise en lien constante avec celles qu‟occupent les

187 Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours (Nouvelle édition revue et augmentée) [1996], Paris, Éditions du Seuil (Point-Essais : 618), 2009, p. 97.

autres personnages. Un exemple éclairant est celui de l‟homme et la femme seuls, que l‟histoire finira par montrer comme formant un couple, dévoilant que Dior est en train de raconter rétrospectivement les « formations imaginaires » qui l‟ont amenée à saisir sa place effective à la fin du roman.

Ces personnages qui intriguent la narratrice sont surtout seuls dans leur acte communicationnel, reflétant la situation du personnage autobiographé de Dior, qui cherche principalement comment sortir de la solitude impliquée par son récit intime. Elle tente de compléter leur récit inachevé par les gestes et les indices qu‟elle relie ensemble à l‟ombre de ses propres obsessions. Ainsi, Dior est aussi peinte comme une lectrice, puisqu‟elle reconstitue les histoires de ceux qu‟elle s‟imagine être libres de par leur solitude, à partir d‟indices qu‟elle lit selon ses capacités interprétatives. Celui qui la fascine le plus, Monsieur Pierre, lui renvoie sa propre posture : « J‟avais commencé à m‟intéresser à ces personnes que je trouvais Chez Max, notamment cet homme toujours seul, pour comprendre mon propre choix. Nous n‟avions pas les mêmes parcours sûrement, mais nous en étions au même point. » (MHAM, p. 39)

La narratrice raconte que Monsieur Pierre est un ancien fonctionnaire des Postes et Télécommunications et que « nul ne s‟était jamais douté une seule fois durant tout son service, et bien avant son mariage, qu‟il ouvrait les lettres qu‟il avait identifiées et mises de côté. Il les repérait par la couleur ou le parfum des enveloppes, ou alors par des cœurs dessinés dans un coin à côté du timbre, ou de l‟autre côté, à la place réservée à l‟expéditeur. » (MHAM, p. 51) Monsieur Pierre est ainsi présenté par Dior comme un lecteur sélectif qui accorde une grande importance aux signes qui lui permettent de repérer le type d‟écrit à choisir : « Ces lettres auxquelles il était si attaché, étaient des lettres d‟amour. Il n‟avait jamais lu des mots aussi forts, des mots qui lui perçaient le cœur et le transportaient loin de ce bureau de poste, loin de son train-train de vie. Il n‟avait jamais reçu une seule lettre d‟amour de toute sa vie. Il n‟en avait jamais écrit non plus. » (MHAM, p. 52) La singularité de l‟échange épistolaire est qu‟il s‟agit d‟un type de récit intime qui s‟adresse à un destinataire particulier. Or Monsieur Pierre vient subvertir les règles de ce genre en s‟interposant à la communication du destinateur au destinataire. Cette communication interrompue qu‟il apprend à lire comme si elle s‟adressait à lui traduit le

type de communication qu‟il entretiendra avec sa propre femme. Dans cette relation, il devient le regardé et sa femme prend la place de l‟observatrice, par un jeu de miroir :

La jeune femme ne parlait pas. Elle n‟avait jamais été bavarde certes, mais elle ne disait plus rien. Elle se contentait de regarder Monsieur Pierre, une semaine après leur mariage.

Elle le regardait quand il lui parlait. Elle le regardait quand il mangeait. Elle le regardait quand il buvait.

Elle le regardait quand il lisait ou faisait semblant de lire le journal. Elle le regardait quand il prenait son pardessus.

Elle le regardait quand il ouvrait la porte et quand il sortait. Elle le regardait quand il dormait.

Elle le regardait quand il la regardait. (MHAM, p. 65)

Ainsi, l‟amour entre Monsieur Pierre et sa femme se révèle être platonique. Comme pour maintenir la métaphore qui relie le contexte du bar et celui du champ littéraire, voire du champ social, nous pourrions lire la situation amoureuse de Monsieur Pierre comme découlant de ses prédispositions : à force de satisfaire son besoin d‟amour à travers des lettres qui ne s‟adressaient pas à lui, la faculté d‟imaginer cet amour a réussi à combler chez lui le désir conjugal. Ainsi, cet homme a acquis les dispositions nécessaires pour accepter une union sans contacts physiques, dans laquelle se maintient une communication unidirectionnelle.

Les silences de cet homme intriguent Dior, qui feint dans ce récit rétrospectif de ne pas savoir les interpréter. Comme les beaux-parents de Monsieur Pierre sont disparus, en voyant une photo de deux corps brûlés dans une forêt d‟Yvelines, sa femme conclue qu‟il s‟agit sûrement de ses parents et qu‟ils méritaient bien de brûler avec leurs secrets. Les problèmes de communication de Monsieur Pierre se répercutent manifestement sur son récit, qui conserve plusieurs zones d‟ombre, puisque nous ne comprendrons pas immédiatement de quels secrets il s‟agit et pourquoi sa femme identifie ses parents aux deux corps brûlés. Monsieur Pierre avoue son penchant pour le silence : « Et voilà que depuis la retraite, je vis dans le silence, sauf quand je viens ici et quand je fais mes petites courses. Mais le silence fait du bien. Les gens devraient moins parler. Les gens parlent trop. C‟est la cause de leurs malheurs. » (MHAM, p. 68) Le silence de Monsieur Pierre fascine Dior. Il laisse une grande place à la part fabulatrice qu‟elle pourra intégrer dans son récit. Les absences physiques de Monsieur Pierre intriguent également beaucoup Dior. Celui-ci sort de Chez Max et y revient sans cesse, laissant encore plus d‟espace à la narratrice pour

s‟imaginer des histoires : « [d]e plus en plus, à force de lire des romans, j‟avais tendance à entrer dans la tête des gens, à vouloir deviner ce à quoi ils pensaient, à leur fabriquer un personnage, à imaginer leurs vies ou à leur en imaginer d‟autres plus ou moins intéressantes. C‟était malsain et peut-être passais-je ainsi à côté de vrais personnages. » (MHAM, p. 79) Pour Maurice Blanchot, l‟« écrivain est celui qui impose silence à cette parole, et une œuvre littéraire est, pour celui qui sait la pénétrer, un riche séjour de silence, une défense ferme et une haute muraille contre cette immensité parlante qui s‟adresse à nous en nous détournant de nous189. » Si Dior narre le récit de Monsieur Pierre, celui-ci n‟a-t-il pas réussi, par l‟attention qu‟il suscite chez elle et par l‟espace qu‟il lui laisse pour s‟imaginer son histoire, à se positionner en écrivain lui aussi? Ou est-ce la personnalité de l‟auteure, Ken Bugul, qui apparaît dans ce jeu des silences entre Monsieur Pierre et Dior? En effet, l‟auteure montre, à travers ces figures, qu‟elle connaît la fascination que provoque le silence et qu‟elle sait le maîtriser et le faire figurer à travers ses récits.

La narratrice érige ainsi la figure de Monsieur Pierre en celle d‟un apprenti romancier dans laquelle elle se reconnaît, laissant entendre la voix de l‟auteure qui se pose aussi comme romancière. Pourtant, Dior rejette ce côté d‟elle-même par l‟idéalisation du genre poétique : « Je lisais trop de romans. Je devrais lire plus de poésie. » (MHAM, p. 79) Cette prescription qu‟elle se donne à elle-même montre qu‟elle valorise un capital symbolique, qu‟elle attribue à la poésie, associée au visage de Madame Michèle. Cette dernière fascine Dior, qui s‟identifie à elle : « [j]‟aurais aimé ressembler à Madame Michèle et je me serais installée confortablement sur une banquette Chez Max pour écrire de la poésie. » (MHAM, p. 84) Elle la croit poétesse et voudrait que son récit soit entendu par elle. Voulant prendre le masque de l‟esthète en mimant celui de Madame Michèle, Dior commence ainsi son récit intime, assez tardivement dans l‟ensemble de l‟œuvre : « Peut- être pourrait-elle en faire un recueil de poèmes? Ce serait bien. Et j‟aurais commencé ainsi le début de l‟histoire. » (MHAM, p. 86)

Si Dior est dessinée par la narratrice selon son désir d‟être reconnue comme poétesse et même si elle tente d‟organiser son récit selon ce dessein, son histoire est plutôt reçue par l‟homme à la veste de cuir, qui n‟est pas vraiment décrit avant la fin du roman et qui prend une figure plutôt anonyme. Meizoz soutient que « la posture n‟est signifiante

qu‟en relation avec la position réellement occupée par un auteur dans l‟espace des positions littéraires du moment190. » Même si Dior s‟adresse à l‟homme à la veste de cuir, le destinataire souhaité de son récit reste Madame Michèle. Dior joue même l‟effet de surprise lorsque l‟homme à la veste de cuir l‟interrompt : « [j]e me sentis contrariée, car je croyais que Madame Michèle m‟écoutait et prenait des notes. Je croyais que j‟étais assise en face d‟elle à lui parler alors que j‟étais au zinc et en face de moi se tenait l‟homme à la veste de cuir. » (MHAM, p. 92) Dior est donc montrée par la narratrice dans la posture d‟une auteure qui chercherait la reconnaissance symbolique associée à l‟art littéraire, mais qui n‟arrive pas encore tout à fait à investir la place souhaitée dans le champ. L‟effet de surprise que provoque chez elle la découverte d‟un interolucteur auquel elle ne se destinait pas symbolise bien l‟idée selon laquelle la position d‟un écrivain dans le champ littéraire dépend de l‟investissement de celui-ci, qui n‟est ni conscient, ni inconscient.

Dior rapproche d‟abord l‟homme à la veste des deux intellectuels dont elle souhaite se détourner, puisque ce dernier la renvoie sans cesse aux questions stéréotypées reliées à sa condition de femme. À plusieurs reprises, il lui pose des questions qui se rattachent à ses relations avec les hommes : « [m]ais pourquoi vous traitiez ainsi les hommes? » (MHAM, p. 104) ou « [e]t les hommes dans tout cela? » (MHAM, p. 106) Puisque « [l]‟homme à la veste de cuir [la] tira de [son] histoire » (MHAM, p. 92), nous comprenons la profondeur du monologue intérieur qu‟elle entretient Chez Max. Après ce passage, elle réitère sa volonté de rester dans la rêverie, que l‟homme à la veste de cuir bloque par ses interpellations : « [j]‟ai essayé de rêver mais la réalité m‟en a empêchée. La réalité m‟a toujours talonnée partout jusque dans mes rêves. » (MHAM, p.92-93) La reprise du même message en deux formules différentes et successives accentue l‟idée du monologue intérieur auquel se prête la narratrice, en discussion avec elle-même sur la manière d‟énoncer ses idées. L‟homme à la veste de cuir, qui vient briser ce soliloque, s‟apparente à la figure du lecteur. Il cherche à comprendre concrètement le récit et, par ses questionnements, sort Dior de sa rêverie poétique. Il interprète son récit sur la base de son lien au réel, sans percevoir toute la rêverie poétique par laquelle elle procède pour reconfigurer le monde. Dior lui fait entendre l‟importance de la poésie en ce qui concerne sa posture, en lui parlant de Madame Michèle. En cherchant à comprendre son attirance

pour cette femme, l‟homme à la veste de cuir la replonge dans la contingence en lui demandant : « [v]ous vous intéressez aux femmes? » (MHAM, p. 93) La suite du roman montrera que Madame Michèle n‟est pas poétesse. La narratrice oriente ainsi son récit selon les préjugés qu‟elle entretient sur la place des clients du bar.

Les préconçus qui amènent Dior à modeler son récit intime la placent en décalage avec les attentes de l‟homme à la veste de cuir. Lorsque celui-ci sourit en la questionnant sur son attirance pour les femmes, s‟engage ce dialogue :

– […] Il y a bien des hommes qui s‟intéressent à d‟autres hommes et pourquoi par les femmes entre elles? rétorquais-je, un peu énervée.

– Vous savez, moi, tout m‟est complètement égal, répondit-il calmement. Je croyais que chez vous, les femmes ne s‟intéressaient pas aux femmes.

– Ça y est, toujours les idées reçues sur les autres, toujours les stéréotypes. Chez vous, chez vous… Chez nous, il y a aussi des homosexuels. (MHAM, p. 93)

Comme Ken dans Le baobab fou, Dior croit n‟être perçue par l‟homme européen que selon ses stéréotypes sur les Africaines, alors que ce questionnement lui « est complètement égal ». Par la répétition de la formule « Chez vous, chez vous », opposée à « Chez nous », la narratrice reprend le schéma de Ken Bugul dans le récit du Baobab fou : le personnage se sent réduit au statut d‟étranger et ne peut entrer en communication avec l‟Européen qu‟en mettant de l‟avant son étrangeté.

Comme Madame Michèle métonymise la poésie, elle est plutôt la transfiguration de Dior et de ses idéaux poétiques. Ainsi, tous les gestes de Madame Michèle sont interprétés comme les signes de son statut de poétesse. Après avoir remarqué qu‟elle buvait du bordeaux (MHAM, p. 82) et qu‟elle écrivait dans un « petit carnet de qualité » (MHAM, p. 84), Dior conclut :

Peut-être était-elle professeure à la Sorbonne?

Elle faisait bien professeure à la Sorbonne. Elle avait une tête à cela. Peut-être qu‟elle était écrivain, romancière, non, poétesse.

Ah oui, poétesse!

Une poétesse. Formidable.

Romancière peut-être? Ce n‟était pas son genre. Cela ne lui ressemblait pas. Les romancières n‟avaient pas la tête de Madame Michèle. […] Madame Michèle en tout cas faisait cultivée, avait l‟air de quelqu‟un qui pensait, qui avait des idées, des opinions, des émotions. J‟aurais aimé ressembler à Madame Michèle et je me serais installée confortablement sur une banquette Chez Max pour écrire de la poésie. (MHAM, p. 83-84)

L‟obsession de Dior pour Madame Michèle met en abyme son désir d‟être elle-même entendue pour le potentiel littéraire de son récit. Son rêve rejoint d‟ailleurs sa réalité

puisqu‟elle avoue désirer ressembler à Madame Michèle pour son activité poétique, alors que Dior est justement en train de réciter sa vie de manière poétique. Pourtant, l‟illusio qui soutient sa conception de l‟art correspond aussi à ses illusions à propos de la place que tient Madame Michèle dans ce schéma. Selon Bourdieu :

C‟est dans la relation entre les habitus et les champs auxquels ils sont plus ou moins adéquatement ajustés […] que s‟engendre ce qui est le fondement de toutes les échelles d‟utilité, c‟est-à-dire l‟adhésion fondamentale au jeu, l’illusio, reconnaissance du jeu et de l‟utilité du jeu, croyance dans la valeur du jeu et de son enjeu, qui fondent toutes les donations de sens et de valeur particulières191.

Dior s‟investit dans le jeu du récit de soi en fonction de sa croyance en ce jeu et en ses règles, mais sa connaissance des règles du jeu est biaisée par ses représentations et dirige de manière malhabile le récit qu‟elle met en scène. Ainsi, réduisant Madame Michèle au statut de poétesse, elle mime ce qu‟elle croit être la poésie, alors que les énoncés qui s‟y trouvent ne sont pas particulièrement poétiques. Dans le passage précédant, nous constatons que Dior emploie des phrases courtes qu‟elle met en retrait et qu‟elle agence sous une forme versifiée. Aussi, formule-t-elle des exclamations (« Ah oui, poétesse! ») et une forme d‟expressivité dans l‟énumération (« Peut-être qu‟elle était écrivain, romancière, non, poétesse! »). Un effet de parodie satirique se laisse saisir, puisqu‟il y a « imitation stylistique à fonction critique (…) ou ridiculisante192 », qui soutient le métatexte de la narratrice à travers le récit de Dior. Elle la met en scène sous l‟influence de ses croyances sur le champ littéraire et montre les effets de ses connaissances et de ses méconnaissances