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CHAPITRE 1 : Un parcours ambigu du Baobab fou à Mes hommes à moi

3- Trajectoire littéraire

Ken Bugul émerge dans le champ littéraire en 1982, avec la publication aux Nouvelles Éditions Africaines (NEA) du Baobab fou, premier récit de vie reçu comme tel en raison de la collection « Vies d‟Afrique » sous laquelle on le publie. Le succès du roman sera d‟ailleurs considérable, notamment par le nombre important d‟articles critiques portant sur ce récit, par sa traduction en plusieurs langues et par sa réédition chez Présence Africaine en 2009. L‟auteure y raconte une partie de sa vie, qui se réfère principalement à son premier séjour étudiant en Belgique dans les années 1960. Se sachant à la fois empreinte d‟une culture académique centrée sur l‟Europe et des cultures traditionnelle et moderne sénégalaises dans lesquelles elle a grandi, la protagoniste est en pleine négociation identitaire et elle souhaite trouver une base stable sur laquelle fonder son existence singulière, au carrefour du Ndoucoumane natal, de Dakar où elle a étudié et de la Belgique où on l‟envoie poursuivre ses études. Non sans une pointe d‟ironie, la narratrice présente la Belgique comme la « Terre des ancêtres », reprenant cette perception idéalisée de l‟Europe qu‟elle avait eue lors de son départ. Dans ce pays, elle a plutôt expérimenté les facettes réductrices associées à son statut de femme noire. On verra la jeune Sénégalaise performer l‟identité réductrice que l‟Européen lui tend comme un miroir de son exotisme.

Justin Bisanswa explique que :

Pour beaucoup de critiques, le roman africain est un produit exotique qui n‟intéresse que par sa couleur locale, ses « dysfonctionnements », et non un objet sémiotique, sémiologique analysable du point de vue de son esthétique. On allègue que l‟environnement sociopolitique africain est parsemé d‟obscurités, de chaos et de folie, et que la seule lecture véritablement consistante et utile est celle qui souligne l‟engagement et le militantisme de l‟écrivain87.

Bisanswa voudrait plutôt qu‟on s‟efforce de lire le texte africain comme relevant aussi d‟un acte de création et de promotion de l‟esprit. Or la lecture du Baobab fou est souvent empreinte des préconçus critiques dénoncés par Bisanswa. L‟œuvre est surtout rapprochée des publications des écrivaines sénégalaises francophones de cette époque, centrées sur le récit intime socialement utile88. Sauf quelques exceptions89, peu de chercheurs priorisent

87 Justin Bisanswa, Roman africain contemporain, op. cit., p. 10.

88 Claudia Hoffer Gosselin, « Selfish Gifts : Senegalese Women‟s Autobiographical Discourses (review),

Biography, vol. 24, no 3, Summer 2001, p. 626; Laura Charlotte Kempen, Mariama Bâ, Rigoberta Menchú,

and Postcolonial Feminism, New York, Peter Lang Publishing, 2001, p. 66.

89 Laurence Boudreault, « Faire texte avec le social : Fatou Diome et Ken Bugul », dans Laurence Boudreault et Alaeddine Ben Abdallah, Recherches francophones, CIDEF-AFI, 2007, p. 11-21 ; Christian Ahihou « Le règne du sémiotique : Fondement de la poéticité du langage romanesque chez Ken Bugul », art. cit. ; Justin

l‟analyse des caractéristiques poétiques du Baobab fou, se précipitant plutôt pour trouver ce que le texte dit des conditions sociopolitiques et culturelles du Sénégal. Cette représentation de l‟écriture africaine comme une parole engagée ou un témoignage social explique la crainte du conseiller littéraire de Ken Bugul, Roger Dorsinville, qui lui recommanda d‟adopter un pseudonyme pour faire paraître son premier roman, dont il prévoyait une réception controversée90. À cette demande, l‟auteure a répondu91 : « [m]ettez mon nom, parce que tout cela, je l‟ai vécu. Vous pensez que cela va faire scandale… et moi qui ai vécu ça… dans mon sang… ça ne me scandalise pas92? »

Malgré sa réticence, Mariétou Mbaye Biléoma a choisi d‟écrire sous le masque de Ken Bugul, pseudonyme conservé jusqu‟à aujourd‟hui. Une tradition sénégalaise veut que ce nom soit donné à l‟enfant qui naît après un enfant mort-né ou mort en très bas âge93. Ainsi, les parents espèrent éloigner tout ce qui pourrait dérober la vie de l‟enfant, puisque, symboliquement, « personne n‟en veut », pas même le mal. Plusieurs chercheurs94 associent la symbolique de ce pseudonyme au passé trouble et au grand sentiment de solitude que présente Ken Bugul dans son premier roman, qui commence dès l‟abandon de sa mère. Le baobab fou étant reçu comme une autobiographie, on a vite fait d‟associer l‟auteure, Ken Bugul, au personnage qui prend le même nom dans le récit. Christine Le Quellec Cottier et Bintou Bakayoko soutiennent d‟ailleurs que même la couleur de l‟écriture de l‟auteure a été affectée par l‟adoption de son pseudonyme, qui lui permettait de prendre plus de liberté dans le texte. Elles affirment :

Bisanswa, « Les méandres de la géographie intime dans Le baobab fou de Ken Bugul : du fantasmatique à l‟autobiographique », art. cit. et « L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul », art. cit. ; Susanne Gehrmann, « La traversée du Moi dans l‟écriture autobiographique francophone »,

art. cit.

90 Christine Le Quellec Cottier et Bintou Bakayoko, « Un acte de guérilla : le pseudonyme en Afrique francophone subsaharienne », art. cit.

91 Jeanne Garane, «La femme moderne, c‟est moi; la femme traditionnelle, c‟est aussi moi […] », art. cit., p. 101.

92 Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l‟écriture thérapeutique », art. cit., p. 153.

93 Jeanne Garane, «La femme moderne, c‟est moi; la femme traditionnelle, c‟est aussi moi […] », art. cit., p. 101.

94 Jeanne Garane, «La femme moderne, c‟est moi; la femme traditionnelle, c‟est aussi moi : entretien avec Ken Bugul », art. cit., ; Christine Le Quellec Cottier et Bintou Bakayoko, « Un acte de guérilla : le pseudonyme en Afrique francophone subsaharienne », art. cit.; Julie C. Nack Ngue, « The body composite, the body of survival : Testimony and the problematic of intégral Healing in Le Baobab Fou », dans Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier (éd.), Emerging Perspectives on Ken Bugul. From Alternative

Devenir pseudonyme, et donc personnage-auteur, a révélé une identité et permis la découverte d‟une écriture très dense, au rythme affirmé, dont la liberté de ton contre les lieux communs et les stéréotypes de genre et de race, pour mettre au jour les réalités dévoyées d‟existences illusoires. Ce premier récit donne naissance à Ken Bugul95.

N‟oublions pas que cette naissance en est une institutionnelle. Dans le cas de ce premier roman bugulien, le fait d‟avoir écrit sous pseudonyme et d‟avoir donné à son personnage le prénom de Ken ne change en rien à la poétique du texte, sauf peut-être la tentative de l‟auteure de maintenir une certaine correspondance entre son personnage, sa narratrice et elle-même, afin de rester dans les cadres définis du récit de soi. Le Quellec Cottier et Bakayoko prétendent que plus de liberté, même du point de vue poétique, a été prise par l‟adoption d‟un pseudonyme, dès la première œuvre. Pourtant, nous venons de le mentionner, l‟écriture de cette œuvre était achevée lorsque Roger Dosinville a demandé à l‟auteure de trouver un pseudonyme. La liberté que le pseudonyme de Ken Bugul donne à l‟auteure en est donc une liée à la réception critique, sociale et politique de l‟œuvre, ne changeant pas, à ce moment du parcours littéraire de l‟auteure, la poétique de son œuvre.

D‟un autre côté, Le Quellec Cottier et Bakayoko ont bien saisi le « personnage- auteur » qui est né à partir de cette entrée dans le champ littéraire. Le personnage décrit dans Le baobab fou a donné le ton et a prêté son visage à tous les personnages homologues mis en scène dans les récits intimes qui suivront. Le choix de la signification du pseudonyme (personne n‟en veut) témoigne du but de l‟auteure de créer un effet poétique signifiant, qui amplifie le propos du Baobab fou, sans nécessairement changer le travail poétique qui était déjà accompli avant de se frapper aux exigences de l‟édition. Rappelons qu‟il est possible de concevoir ce « personne n‟en veut » comme référant non seulement à la situation du personnage, mais aussi à la situation littéraire de l‟auteure, à qui l‟on refuse une entrée sur la scène littéraire à visage découvert, prévoyant déjà le scandale qui découlera, en effet, de sa première œuvre.

Malgré la personnalité controversée de l‟auteure et l‟intérêt de son œuvre pour la question de l‟engagement social, son travail poétique mérite aussi d‟être abordé. La structure même du Baobab fou laisse entendre qu‟il mettra à l‟épreuve le genre autobiographique sous lequel il est publié. La narratrice-biographe prend ses distances avec

95 Christine Le Quellec Cottier et Bintou Bakayoko, « Un acte de guérilla : le pseudonyme en Afrique francophone subsaharienne », art. cit., p. 306.

le personnage autobiographé, distances marquées de manière évidente dans la première partie du roman, la « Pré-histoire de Ken », qui insère le récit de vie dans l‟univers du conte mythique et allégorique. Dans cette allégorie présentée sous la forme d‟une légende, le « je » de la narratrice s‟énonce par une logique mythique près de la fiction, pour raconter ce qui la précède et dont elle n‟a rationnellement pas pu être témoin. Le seul témoin de cette histoire est le baobab au pied duquel la tragédie de la narratrice prendra racine. Cet arbre, malgré les feux qui ont ravagé le village et l‟exil des familles qui s‟y étaient installées, est resté bien enraciné dans la terre du Ndoucoumane. Ce baobab allégorise le cheminement de Ken, que la narratrice montre comme ayant vécu beaucoup d‟expériences, en les ramenant toujours, par les souvenirs et la rêverie, à sa terre natale. D‟ailleurs, au bout de son périple, la narratrice reviendra au pied du baobab, seul repère stable pour elle. Lorsqu‟elle le retrouve mort, l‟oraison funèbre qu‟elle lui destine ressemble à une mise en abyme de l‟oraison funèbre que la narratrice prononce pour le personnage de Ken, bien éloignée de la narratrice par le vécu ultérieur de cette dernière, qui fait par le récit le deuil de son passé. Ainsi, le récit de vie intitulé « Histoire de Ken » forme une boucle avec sa « Pré-histoire », offrant par le fait même au récit une circularité par laquelle l‟auteure rejoint la narratrice.

La deuxième partie du Baobab fou, « Histoire de Ken », raconte le périple de la protagoniste en Belgique, où elle confronte la réalité avec l‟image idéalisée qu‟elle s‟était faite de l‟Europe, qu‟elle croyait ouverte et humaniste selon les enseignements reçus à l‟école française au Sénégal. Après ce périple, elle exprime sa grande désillusion : « [p]endant vingt ans je n‟avais appris que leurs pensées et leurs émotions. Je pensais m‟amuser avec eux, mais en fait j‟étai[s] plus frustrée encore : je m‟identifiais en eux, ils ne s‟identifiaient pas en moi. […] je me rendais compte que je jouais un jeu avec le Blanc » (BF, p. 67). Le récit est construit de sorte qu‟à chaque épreuve difficile que doit traverser la protagoniste, la narration effectue un retour en arrière par une évasion dans la rêverie, par laquelle elle tente de comprendre et d‟adoucir la réalité présente. C‟est ainsi qu‟elle procède lorsqu‟elle est devant le médecin qui l‟aidera à avorter, lorsque son ménage avec Jean tourne au vinaigre ou lorsqu‟elle fait une mauvaise expérience avec les drogues. La plus longue digression du roman entrecoupe également le récit d‟une expérience où Ken, enivrée, se livre à la prostitution. Cette expérience déroutante amène la narratrice à chercher dans un passé plus lointain que l‟épopée de son personnage les raisons de cette

déroute. Par la réminiscence, la narratrice renvoie Ken dans son enfance, l‟amenant à « repass[er] [sa] vie depuis le départ de la mère jusqu‟à ce jour » (BF, p. 155). Cette vie va bien en deçà de l‟enfance vécue avec sa mère et rejoint un temps plus universel, puisqu‟ainsi commence cette digression : « L‟école française, nos ancêtres les Gaulois, la coopération, les échanges, l‟amitié entre les peuples avaient créé une nouvelle dimension : l‟étranger. / Ne plus pouvoir reconnaître chez les siens les liens vrais qui façonnaient et pouvaient guider les destins » (BF, p. 157). Le ton collectif, essayistique même, avec lequel est introduit ce chapitre digressif, et l‟ampleur de son volume dans l‟ensemble du roman (BF, p. 157-208), sont des caractéristiques qui problématisent déjà le genre du récit de soi dans lequel Ken Bugul s‟introduit dans le champ littéraire.

En outre, de nombreuses questions ponctuent le roman, lui donnant son rythme particulier et interpelant le lecteur. Pour se comprendre, Ken interroge les sociétés qu‟elle traverse. Ce procédé caractérisera la plume de l‟auteure dans toutes ses œuvres. Cette façon de questionner le réel lui permet de ne pas inscrire sa perception du monde et de son histoire dans un moule déterminé et réducteur. Ce refus du déterminisme des représentations que peut véhiculer le roman est aussi lisible dans l‟hybridité générique de son œuvre. Dès Le baobab fou, les récits buguliens valsent entre le mythe, la réalité et le rêve, puis entre la poésie, le roman, le théâtre et l‟essai.

Dans son deuxième roman, Cendres et braises96, publié chez l‟Harmattan en 1994, Ken Bugul investit une fois de plus le genre autobiographique. Le récit raconte comment Marie est partie vivre en France pour s‟établir avec Y… Ce dernier, ne lui ayant pas avoué depuis le Sénégal qu‟il était déjà marié, l‟isole dans un appartement qu‟il fait surveiller par sa mère. La protagoniste est alors victime de violence conjugale, de racisme et de manipulations de la part de Y… Comme Ken dans Le baobab fou, Marie vit l‟Europe comme un espace de grandes désillusions, où elle rencontre le regard réducteur de l‟Européen qui la voit selon sa condition de femme noire. Pour se faire accepter, elle tente de jouer le jeu de la femme libérée. Elle se décrit comme prisonnière de l‟engrenage des illusions auquel elle se prête : « [l]ogée rue des Grands Augustins, nourrie au caviar, au

96 Ken Bugul, Cendres et braises, Paris, L‟Harmattan, 1994. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CB, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

saumon, habillée par les grands couturiers, être la maîtresse d‟un homme marié, une illusion de la vie qui me noyait de plus en plus » (CB, p. 72).

Dans son découragement, la narratrice remet en question la monogamie et la jalousie qu‟elle provoque entre femmes, donnant encore une fois un ton essayistique à ce roman, qui déjà perpétue la transgression des limites génériques puisque, selon Immaculada Díaz Narbona97, il devait d‟abord paraître sous la forme d‟une pièce de théâtre. Plus encore, elle soulève le problème d‟une condition défavorisée des femmes en général, lorsqu‟après une scène de violence subie, la police prend Marie pour folle et l‟incarcère à l‟hôpital psychiatrique. Le visage de sa voisine de lit lui sert de miroir et elle se demande : « Comment cela se faisait-il qu‟il y avait toujours plus de femmes dans les hôpitaux ou prisons pour fous? / Pourquoi avait-on amené cette dame à Sainte-Anne toute seule; et l‟homme qui rentrait ivre mort, battait la mère et les enfants? (CB, p. 157) » Après avoir cherché sa place dans une société où tout lui fait violence, Marie rentre chez elle avec le même sentiment d‟étrangeté que Ken avait connu dans Le baobab fou : « [c]e n‟était pas ici que je voulais venir, mais je ne savais plus » (CB, p. 106). Elle met alors en scène sa rencontre avec le Serigne de son village, homme dont elle deviendra la vingt-huitième épouse et dont elle fera le récit dans le roman suivant.

Malgré le succès du premier récit de Ken Bugul, ce deuxième roman a pris plus de douze ans avant de paraître. Cette situation laisse entendre le statut encore précaire attribué à l‟auteure, qui ne pouvait probablement pas se consacrer pleinement à son activité d‟écriture dans ces années-là. En effet, à cette époque, réhabilitée dans son village par son mariage avec le Serigne, on lui avait offert en 1983 un emploi à l‟Association pour le bien- être familial à Dakar. En mission au Maroc, elle a rencontré un Béninois, avec qui elle a eu une fille. Ce deuxième époux est décédé d‟un cancer en 1991 et Ken Bugul a continué de travailler pour son association jusqu‟en 199398. Plusieurs événements, après la parution du

Baobab fou, laissent entendre que Ken Bugul n‟occupait pas sa vie principalement par

l‟écriture. Même si elle l‟avait voulu, des moments importants et prenants de son existence l‟en auraient empêchée : la mort de ses deux maris, son nouvel emploi, ses nombreux

97 Immaculada Díaz Narbona, « Une lecture à rebrousse-temps de l‟œuvre de Ken Bugul : critique féministe, critique africaniste », dans Études françaises, vol. 37, no 2 (2001), p. 120.

98 Ngoundji Dieng, « Confidences. Ken Bugul, écrivain : “Je me donnais aux hommes par besoin d‟affection”», op. cit.

déplacements et la naissance de sa fille. Mais la parution du deuxième roman s‟est faite un peu plus d‟un an après l‟abandon de son poste. Par la suite, le rythme de publication que prendra Ken Bugul s‟accentuera. À la même époque, elle s‟impliquait activement dans le milieu culturel béninois, puisqu‟elle travaillait au sein d‟un centre de promotion d‟œuvres culturelles et d‟objets d‟artisanat. Ken Bugul, au courant des années 1990, semble avoir investi plus spécifiquement le domaine culturel, artistique et littéraire.

Le retour de Ken Bugul sur la scène littéraire semble toutefois se faire timidement.

Cendres et braises n‟a pas fait l‟objet d‟une curiosité critique particulièrement importante,

surtout en regard du nombre important d‟articles sur Le baobab fou et Riwan ou le chemin

de sable. Il n‟est donc pas surprenant que, même au niveau de sa construction, ce roman en

soit un de passage entre les premier et troisième tomes de la trilogie dite autobiographique de Bugul. D‟ailleurs, selon Immaculada Díaz Narbona99, même si ce roman a été publié avant Riwan ou le chemin de sable, il est le dernier à avoir été rédigé. Il n‟en reste pas moins empreint de thématiques chères à l‟auteure : la solitude, l‟abandon, les problèmes communicationnels, les interrelations humaines, la condition des femmes, la vie urbaine par rapport à la vie rurale, le rapport à la modernité et à la tradition et la recherche identitaire. Comme dans son premier roman, l‟écriture se déploie par questionnements et n‟hésite pas à allier poésie et prose. S‟inscrit aussi dans sa démarche une part de fiction qui est exhibée par les rouages de l‟énonciation et qui nuance le réel qu‟il est possible de transposer dans l‟autobiographie. De plus, le personnage mis en scène se nomme Marie, rappelant la personne biographique de Ken Bugul, soit Mariétou. Ce nom personnel qu‟elle reprend dans cette œuvre sert-il à distinguer le travail de l‟auteure, Ken Bugul, sur son personnage biographé, Marie, introduisant ainsi une distance entre l‟auteure, la narratrice et le personnage autobiographé. S‟installe déjà le jeu entre la personne de l‟auteure, son personnage présupposé autobiographique et les lecteurs qui chercheront à les associer.

Du point de vue de sa construction, ce roman revêt la forme d‟une lettre écrite à partir du village de la mère et adressée à l‟amie d‟enfance de la narratrice, Anta Sèye. Cette mise en scène de l‟écriture d‟une lettre à une amie rappelle d‟ailleurs Une si longue lettre100 de Mariama Bâ, roman construit sur le même modèle et racontant aussi différents mariages

99 Immaculada Díaz Narbona, « Une lecture à rebrousse-temps de l‟œuvre de Ken Bugul : critique féministe, critique africaniste », dans Études françaises, vol. 37, no 2 (2001), p. 120.