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L’énonciation ambiguë : du déterminisme à l’idéalisation d’un projet originel

CHAPITRE 3 : Expérimentations posturales et figuratives dans Mes hommes à

2- L’énonciation ambiguë : du déterminisme à l’idéalisation d’un projet originel

Sans revenir sur tous les biographèmes repris et déplacés dans Mes hommes à moi, nous voudrions plutôt saisir comment l‟énonciation de l‟œuvre est essentielle à la compréhension de ses énoncés et rend ainsi la démarche d‟écriture de l‟auteure prééminente

170 Régine Robin, Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi, op. cit., p. 22.

171 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (Traduit du Russe par Daria Olivier. Préface de Michel Aucouturier), Paris, Gallimard (nrf), 1978 [1975]

172 Justin Bisanswa, « L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul », op. cit., p. 24.

dans l‟interprétation du roman. L‟auteure reprend le schéma d‟oscillation du Baobab fou, qui balançait entre l‟utopie et le désenchantement, passant de la valorisation d‟une origine mythique à l‟investissement prospectif d‟un ailleurs. L‟incipit de Mes hommes à moi donne le ton du fonctionnement énonciatif hésitant et exploratoire du roman. Le récit s‟ouvre par une allusion qui suggère à la fois le contenu sexuel assez accrocheur du propos et la manière indicielle par laquelle il se développera. Dior entre alors en scène par la figure rhétorique de la captatio benevolentiae, décrite par Genette comme la stratégie narrative visant à « valoriser le texte sans indisposer le lecteur pour une valorisation trop immodeste, ou simplement trop visible, de son auteur173. » La narratrice se prête à cette stratégie dès les premières lignes :

Ce matin-là, j‟étais installée sur un canapé en cuir, savourant le calme des premières heures en écoutant du tango en sourdine. Le canapé en cuir me stabilisait par son confort et me revigorait de sa chaleur diffuse. J‟ai toujours eu une attirance pour le cuir. J‟étais, comme on dit, une fétichiste du cuir. Pourquoi n‟ai-je jamais essayé un attirail en cuir pour résoudre, peut- être, le problème de ma sexualité? « Rien à voir », me disais-je. Le problème de ma sexualité était ailleurs et je n‟osais pas ou ne voulais pas me l‟avouer. (MHAM, p. 9)

D‟abord, la formule temporelle imprécise « Ce matin-là » qui ouvre le roman suggère des emprunts au genre du conte. Le temps verbal imparfait montre aussi que la narratrice réfléchit a posteriori sur « le problème de [sa] sexualité », thème accrocheur que Dior associe à un « attirail en cuir ». Elle répète le terme « cuir » à cinq reprises, alors que celui- ci est investi de différentes connotations, dévoilant le jeu d‟amplification et de déplacement sémantique que peut connaître ce terme par sa redondance dans le texte. Laurent Jenny identifie une part d‟ironie dans ce genre de déploiement exagéré d‟un thème comme

topoï174. La progression des associations qu‟évoque le cuir pour la narratrice présage les oscillations de son récit entre les différents discours qu‟elle y intégrera et qui s‟y entremêleront sans hiérarchie, de manière polyphonique. La plurivocalité de son discours est aussi suggérée par le fait que les représentations de son attirance pour le cuir lui viennent en partie des propos tenus par un ensemble indéfini de voix anonymes : « J‟étais, comme on dit, une fétichiste du cuir ». La forme du soliloque qu‟emprunte le roman s‟introduit également dans cet extrait lorsqu‟elle répond à elle-même : « Rien à voir ».

173 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 184.

La posture de la narratrice reste donc une posture de questionnement. Elle est, comme Ken dans Le baobab fou, à la fois personnage autobiographé et personnage- narratrice, c‟est-à-dire qu‟elle met en scène ses questionnements passés sur le récit de sa vie en même temps qu‟elle orchestre a posteriori l‟ensemble de son récit intime pour donner d‟elle l‟image d‟une auteure en exploration du champ littéraire, faisant de son énonciation le lieu d‟une démonstration des possibles offerts par le genre romanesque qu‟elle investit au même titre que l‟auteure réelle, Ken Bugul. Le personnage-narratrice refuse de fixer l‟image de son personnage autobiographé, permettant encore une fois de tisser un lien entre la posture narrative adoptée dans Mes hommes à moi et celle du Baobab fou. Comme dans

Le baobab fou, la métonymie donne au texte une verticalité qui ne tire plus sa cohérence de

la suite linéaire et réductrice des associations, mais, comme Genette le remarquait chez Proust, « [d]es variations de l‟objet “décrit” sous la permanence du schéma stylistique [qui] montrent assez l‟indifférence à l‟égard du référent, et donc l‟irréductible irréalisme de la description175 ».

L‟entrée en matière de Mes hommes à moi montre l‟importance du regard de la narratrice sur la composition du monde représenté dans son récit. Dior reste prostrée sur un monologue intérieur où l‟échange ne se fait qu‟avec elle-même : « je n‟osais pas ou ne voulais pas me l‟avouer » (MHAM, p. 9). Le soliloque rappelle non seulement les récits de vie antérieurs de Ken Bugul, mais anticipe également celui à venir dans le roman. Comme dans Le baobab fou, l‟orchestration des motifs itératifs du récit fournira les indices nécessaires pour sa compréhension globale. Une fois de plus, la narratrice rapproche le temps du récit et celui de la diégèse, puisqu‟elle se souvient de ce qu‟elle a raconté chez Max et des récits qu‟elle y a entendus. Dior, dans une courte prolepse, anticipe celui à qui elle racontera son histoire Chez Max : « Qu‟est-ce qui me prit de raconter mon histoire à cet homme que j‟allais rencontrer Chez Max, ce bar situé dans le XIe arrondissement de Paris. » (MHAM, p. 26) Plus encore, elle le nomme « l‟homme à la veste de cuir », rappelant le motif du cuir et laissant voir tout le métarécit qui orchestre l‟ensemble du roman et qui vient mimer la mimésis, que Genette définit à partir de la conception qu‟en avait Platon comme étant l‟attitude du poète qui feint de ne pas être en train de parler à

travers le personnage à qui il donne la parole176. De la même manière, une rétrospection propulse la narratrice, à la fin du roman, non seulement en dehors de l‟espace du bar, mais aussi dans un temps ultérieur à celui de la diégèse. Dans Mes hommes à moi, cette analepse vient préciser, nous le verrons, la posture de la narratrice, qui reflétera ses multiples visages, mais qui montrera en même temps l‟habileté de romancière de l‟auteure qui arrive à faire apparaître Dior sous ces visages.

Maurice Couturier analyse l‟inscription de la personnalité d‟auteur qui émane des logiques textuelles de l‟œuvre, comme une persona, un masque instituant à la fois la voix de l‟auteur et son contexte d‟intelligibilité. Jérôme Meizoz177 affirme d‟ailleurs que plusieurs écrivains contemporains jouent avec ce contexte d‟intelligibilité qui repose sur leur médiatisation. Les écrivains s‟amusent à diriger l‟image qu‟ils véhiculent publiquement, choisissant souvent de donner à lire une identité à travers leurs écrits. Meizoz rappelle toutefois que ces mises en scène n‟ont de sens que si elles sont associées à la position réelle qu‟occupe l‟auteur dans le champ. La « posture littéraire » ne découle donc pas seulement de l‟intentionnalité de l‟auteur, mais aussi de la réussite de l‟inscription et de la réception de son projet dans le champ qu‟il tente d‟investir, réussite qu‟il ne peut prévoir. Pour analyser la « posture littéraire », il faut repérer à la fois ses conduites lors d‟événements publics littéraires et l‟image que projette sa rhétorique, c‟est-à-dire les effets de texte qui lui permettent de figurer dans son œuvre à même l‟énonciation. D‟une manière plus opérationnelle, Maurice Couturier178 rappelle que deux acteurs réels contrôlent les opérations qui mènent au décodage de cette figure d‟auteure : le lecteur et l‟auteur. Au-delà du visage de l‟auteur qui se déduit des trois instances qui le composent, une posture d‟auteur se négocie lorsque le lecteur participe à dessiner et à décoder sa figure à travers le champ littéraire dans lequel elle s‟inscrit.

L‟incipit de Mes hommes à moi met en scène la posture narrative instable de Dior, qui surprend le lecteur et l‟oblige à participer au décodage de l‟œuvre. La narratrice, comme l‟auteure, cherche comment composer son récit selon les expectatives de ses destinataires, réels ou rêvés. Le thème de sa sexualité est alors abordé par différents types

176 Ibid., p. 184.

177 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, op. cit. 178 Maurice Couturier, La figure de l’auteur, op. cit.

de récits. Le soliloque qui ouvre le roman permet à Dior d‟énoncer des sujets aussi intimes que ceux du manque de jouissance et de la feinte du plaisir sexuel :

Et ce matin pourtant, j‟en avais ras le cul. Question cul, parlons-en.

Je n‟ai jamais joui de toute ma vie.

Que les hommes que j‟ai connus m‟en excusent.

Oui! Oui! Oui! J‟ai fait semblant toute ma vie. (MHAM, p. 9)

La forme versifiée entre en décalage avec la prose du roman et attire l‟attention du lecteur. Les expressions vulgaires et tapageuses « j‟en avais ras le cul » et « Question cul », puis l‟exclamation « Oui! Oui! Oui! » qui insiste sur l‟affirmation selon laquelle Dior a « fait semblant toute [sa] vie » de jouir, interpellent aussi le lecteur. D‟ailleurs, l‟interpellation des destinataires immédiats s‟inscrit par la formule « parlons-en ». Pourtant, la forme poétique, disposée comme s‟il s‟agissait d‟une suite de vers, montre le commerce entre la poésie et le roman, puisque la première est admise pour signifier de biais, par des figures, alors que cet extrait paraît tout dire de manière explicite. Puisqu‟il se situe sur la première page de l‟œuvre, selon une certaine logique rhétorique, ce passage aurait la fonction de

captatio benevolentiae179. Il devrait, selon le dessein de l‟auteure, attirer l‟attention, montrer sa pertinence et sa valeur, de manière assez subtile pour que la stratégie de l‟auteure ne soit pas totalement démasquée.

La subtilité de l‟intention qui se cache dans cet extrait réside dans l‟effet d‟étrangeté provoqué par la collusion de sa forme poétique et du langage vulgaire employé, qui montre la possibilité d‟un récit poétique qui toucherait à des sujets tabous de la vie intime quotidienne. À juste titre, Justin Bisanswa interprète Mes hommes à moi comme une démonstration de l‟écriture bugulienne, qui « coïncide avec la multiplication des petites ruptures “scandaleuses”. Un élément anecdotique se glisse : incongru, il est scruté, déplié – dilatation momentanée du texte – puis la boucle se referme. Ainsi l‟extraordinaire se trouve prélevé sur le quotidien le plus routinier et le marginal180 ». Par l‟effet d‟étrangeté provoqué par le décalage entre la forme poétique de l‟énonciation et le propos vulgaire, Ken Bugul suggère que les formes littéraires peuvent être investies différemment selon le dessein de celui qui les utilise. Par le fait même, elle montre qu‟elle pratique bel et bien le genre

179 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 184.

180 Justin Bisanswa, « L‟histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul », op. cit., p. 135.

romanesque dans le plurilinguisme181 qu‟il implique selon Bakhtine, puisqu‟il y a bien dialogisation entre les différents types de discours, à commencer par l‟enchâssement de genres et de styles.

Dans l’incipit, Dior est introduite en regard de ses hésitations sur la manière de traiter le problème de sa sexualité, métaphore de sa vie intime. L‟auteure met donc en scène le problème communicationnel de Dior. La narratrice est incapable de déterminer la manière par laquelle elle pourra raconter à elle-même l‟histoire qui l‟a fâchée à propos de deux intellectuels, à qui elle reproche ses relations difficiles avec les hommes. Elle cherche à s‟exprimer :

Mais comment?

J‟avais besoin de confrontation.

Je devrais en parler avec quelqu‟un peut-être. Mais qui? (MHAM, p. 12)

Le problème de communication de la narratrice revient ici, comme dans tous les textes buguliens. Dior voudrait sortir du soliloque, ce qui est souligné par la seule proposition affirmative de ce passage « J‟avais besoin de confrontation ». Cette confrontation en est une intellectuelle, mais l‟hésitation qu‟implique le « peut-être » montre qu‟elle se questionne sur le genre d‟intellectuelle qu‟elle voudrait être. Dior revoit alors le conflit qu‟elle entretient avec les deux intellectuels qui l‟ont poussée au monologue intérieur. La narratrice doute du type de rencontre qui a eu lieu entre les deux hommes et elle, puisque l‟un d‟eux ne la connaît que de nom, mettant ainsi en abyme la situation de l‟auteure, qui ne rencontre les critiques qu‟à travers la virtualité de l‟œuvre qu‟elle leur donne à lire. La principale critique de Dior aux deux intellectuels est leur tendance à réduire la femme à un objet d‟analyse : « Une femme n‟avait pas accès directement au statut d‟individu, même une femme intellectuelle, devant un homme. Une femme était d‟abord quelqu‟un à analyser, à disséquer, si elle persistait à se vouloir un individu. » (MHAM, p. 15-16) Dior souhaite dialoguer avec eux en tant qu‟humaine, dans toute sa complexité et sur des questions à la fois intimes, intellectuelles et poétiques : « Je voulais discuter avec eux de littérature, de style d‟écriture, de l‟actualité, de politique, de mon engagement, de mes convictions, de mes positions. » (MHAM, p. 18) Ainsi, la pluralité des portraits d‟elle-

même que la narratrice montre voudrait contrer la violence du réductionnisme de ces intellectuels qui ont tendance à la comprendre selon des préjugés et des stéréotypes.

Dior explique pourtant son attirance pour eux et sa grande déception en constatant que leur profondeur n‟est qu‟un jeu : « [l]‟idée que je me faisais de l‟intellectuel m‟avait poussée à m‟associer à eux. J‟avais été leur complice pour dénigrer d‟autres femmes. Je voulais me prendre ou me faire prendre pour un individu, ou à défaut pour une intellectuelle. » (MHAM, p. 17) Pour entrer en communication avec eux, elle s‟est donc mise à mimer leurs attentes : « [j]‟étais une femme d‟apparence libérée dans l‟attitude et les propos et cela leur avait suffi pour se fabriquer des fantasmes et aiguiser leurs armes. » (MHAM, p. 17) Par cette mimique, Dior montre qu‟elle a compris leur jeu et qu‟elle en maîtrise suffisamment les règles pour pouvoir y jouer habilement. Sous l‟apparence d‟une femme manipulée par les conceptions stéréotypées qu‟elle semble avoir intériorisées, Dior a surtout réussi à trouver la position qui lui permettrait d‟entrer en communication avec eux, manipulant ainsi ces deux intellectuels à partir de leurs attentes. L‟auteure met ainsi en scène le masque de la narratrice comme étant l‟illustration de sa conscience de la place qu‟on lui attribue dans l‟espace intellectuel qu‟elle cherche à occuper en usant de ce masque.

Dior se permet ensuite de dépasser le masque par l‟entremise de l‟imagination romanesque, qui lui donnera l‟occasion de recomposer les configurations associées aux possibilités d‟investissement d‟une place singulière, plus complexe et moins stéréotypée. À travers une rêverie, elle imagine ces intellectuels dans l‟espace du bar. Ceux-ci ont l‟air humanistes, alors qu‟ils considèrent la femme comme une « allumeuse ». Cette femme est présentée à la troisième personne, comme s‟il s‟agissait d‟une autre, alors qu‟elle connaît la même problématique sexuelle de frigidité que la narratrice, qui permet au lecteur d‟associer ces deux figures :

En effet, après plusieurs expériences, cette femme s‟était rendu compte qu‟elle était frigide et que le rapport sexuel ne lui apportait aucune satisfaction. Pour elle, ce qui comptait désormais, c‟était le rapport humain, le rapport d‟individu à individu. Là, elle venait de réaliser que c‟était difficilement compatible avec sa condition de femme. (MHAM, p. 15)

La reproduction des stéréotypes associés au genre féminin par les deux intellectuels de gauche rappelle les dénonciations de la narratrice du Baobab fou quant à la violence du réductionnisme identitaire qu‟elle a rencontré dans le monde européen qu‟elle croyait plus

ouvert. La distanciation de Dior par rapport à cette femme à travers l‟usage de la troisième personne est en fait un procédé d‟objectivation de sa propre personne, qui lui permet de mieux évaluer sa position. Elle n‟est plus l‟objet du discours masculin, mais elle devient son propre objet d‟étude. Elle avoue d‟ailleurs, après s‟être observée de l‟extérieur : « [c]ette personne c‟était moi. Depuis que mes deux énergumènes d‟intellectuels me connaissaient, de nom pour l‟un, en tant que prédateur pour l‟autre, ils avaient envie non pas de me faire l‟amour, mais de me baiser. » (MHAM, p. 16)

Parallèlement, l‟auteure a accepté de répondre aux expectatives du champ littéraire qui voulait faire de son œuvre une œuvre autobiographique, puisqu‟elle est sans cesse revenue au récit de soi et à sa célébration. Or Mes hommes à moi constitue, quant à lui, un roman qui mime la pratique de ce genre à travers une narration romanesque, reflétant le jeu de positionnement de la narratrice, Dior, qui miroite les attentes des interlocuteurs qu‟elle désire. Dans l‟incipit, une mise en abyme de la conception du récit de soi de l‟auteure transite par la description du jardin intérieur de la narratrice :

Une mousse dense servait de parterre dans ce jardin éclectique, où je ne pouvais inviter personne, même si je le voulais. Si je devais le faire sur insistance ou par ruse, je ne montrerais pas tout. Je montrerais les belles fleurs sans épines, les fleurs aux couleurs écarlates comme les becs de perroquet, pas les fleurs aux couleurs fanées. (MHAM, p. 12)

Ces récits se font en grande partie monologue, puisqu‟elle ne « [peut] y inviter personne », en raison de la densité des fondations, du « parterre » de ce « jardin éclectique ». La narratrice avoue cacher des éléments par « ruse », ce qui amène Dior à vaciller entre le dévoilement de soi et la mascarade qui oriente ce dévoilement, évoquant bien le jeu de Ken Bugul, qui donne le sens de son récit non pas à travers la représentation du monde qui s‟y dessine, mais bien à partir de l‟orchestration des représentations essaimées dans l‟œuvre. En voilant les éléments qu‟elle promet au début de son récit (le problème de sa sexualité et son problème avec les deux intellectuels), la narratrice fait surgir les trous de l‟histoire comme une présence obsédante chez le lecteur. Celui-ci saisit alors la coopération interprétative182 par laquelle il participe à la construction du récit, recomposant l‟histoire comme il le peut pour donner du sens à l‟opacité et à l‟éclatement du récit de Dior. La présence de l‟auteure se fait ainsi saisir dans le voilement organisé du discours. Les absences du texte lui permettent de fuir les déterminismes avec lesquels les lecteurs

peuvent réduire l‟identité qui s‟y joue. L‟auteure détourne la narratrice des sujets qu‟elle annonçait traiter au début du roman, notamment celui des deux intellectuels et celui de sa sexualité, en la transportant Chez Max. Dans ce bar, même sa parole est déviée, puisqu‟elle devient un personnage au même titre que les autres clients du bar. Cet espace du bar est le symbole de l‟espace expérimental qu‟est le champ littéraire. Dior arrive ainsi à sortir de son monologue intérieur en entrant dans cet espace, où elle osera expérimenter le récit de soi à l‟Autre.

Ken Bugul commente les possibilités qui s‟offrent à son propre récit, à partir d‟une fiction qui allégorise sa représentation du champ littéraire183, de son jeu et de ses enjeux. Chez Max, la narratrice réinvestit sa place singulière dans l‟action du récit. C‟est délibérément qu‟elle se rend dans ce bar, puisqu‟elle affirme : « En dehors des bars, où