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L’Islam et son prophète vont être, comme pendant la Renaissance et à l’époque du commencement de l’Orientalisme moderne, l’objet de critiques et d’admiration à la différence que rien ne sera dit au nom de la Chrétienté ou de sa défense comme nous l’avons indiqué plus haut. Bien au contraire, l’Islam sera un moyen d’atteindre le discours chrétien et le Christianisme au siècle des Lumières. Autrement dit, les auteurs du XVIIIème siècle vont faire soit l’apologie de l’Islam, soit participer à la polémique occidentale (parfois les deux en même temps) dans le seul but de dénigrer la religion chrétienne et le corps du clergé. Plusieurs thèmes vont alors être abordés dans les écrits des Lumières pour mener à bien leur entreprise anticléricale comme ceux des femmes, de l’abus du pouvoir, ou encore de la raison. Voici quelques exemples.

Dans sa critique du despotisme sexuel dont font preuve les musulmans à l’égard de leurs femmes, ainsi que le stéréotype du Sérail et du Harem où l’on rencontre la servitude des femmes pour leur « maitre », Montesquieu adresse un discours dédaigneux à l’encontre de la conception sexuelle dans la chrétienté. L’auteur se sert du support musulman pour s’attaquer au concept du Péché Originel dans lequel il voit une frustration de la virilité masculine en Europe. Ceci se voit aussi dans la littérature exotique notamment dans les Lettres Persanes où il met en scène un monde oriental largement inspiré dans sa description des Mille et Une

Nuits traduits par Galland. Il le décrit comme un lieu de rêve, voire d’érotisme aux caractères

fantasmagoriques. Ceci démontre à un certain degré l’émerveillement qui contraste avec la vie sexuelle rigide imposée par l’éducation chrétienne en Europe. Dans le même sillage, il dresse un parallèle entre l’emprisonnement des femmes dans les Sérails à la merci des hommes et les femmes chrétiennes obligées de se rendre au couvent et d’y demeurer pour préserver leur chasteté.

Ainsi, chaque critique de Montesquieu à l’égard de l’Islam et du statut qu’il accorde à la femme est reliée à une critique chrétienne et ecclésiastique. Cette conception du discours de Montesquieu sur l’Islam démontre la portée antireligieuse de l’auteur qui s’apparente surtout à un anticléricalisme. Sadek Neaîmi commente le discours du philosophe français et propose la conclusion suivante :

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« Or, il semble que cette femme objet ne soit qu'un symbole de l'état de la femme française et occidentale au XVIIIe siècle. A travers les femmes du sérail, Montesquieu critique les pratiques sexuelles de son temps. »56

Dans sa pièce de théâtre intitulée « Mahomet ou le fanatisme » dont la première représentation est jouée en 1741, Voltaire met en scène le personnage de Mahomet en apparence fidèle à la critique occidentale et surtout chrétienne. Dans sa tragédie, on reconnait dans le personnage du prophète un fanatique, un imposteur, un calculateur fourbe, voire même un despotique. Au bout de la troisième représentation, la pièce est censurée et interdite de se produire par décret et sous l’influence de l’église catholique. Ceci démontre le véritable but de l’auteur qui, en incriminant le fanatisme religieux comme source des guerres fratricides au nom de la religion, cherche en fait à atteindre la figure de Jésus-Christ et par ricochet le discours ecclésiastique de l’époque. Voici ce que déclare Sadek Neaïmi à ce propos :

« Selon le témoignage de Chesterfield à Crébillon, cette tragédie ne serait qu’un masque pour attaquer Jésus-Christ. Mettre en scène Jésus-Christ pour dénoncer le fanatisme, notre philosophe est conscient qu’une telle intention serait censurée; d'où son choix d'un personnage que l'Occident chrétien n'arrête pas de calomnier. »57

La conclusion que défend Neaïmi concernant la tragédie de Voltaire et que nous retrouvons chez d’autres théoriciens se confirme à travers la position du philosophe sur la pensée islamique et son fondateur dans d’autres de ses œuvres. Dans sa tragédie Zaîre, Voltaire met en avant les points positifs qu’il retrouve dans la religion musulmane, tandis que dans son Essai sur les Mœurs il réfute l’accusation d’imposture dont a fait l’objet le prophète de la part de la polémique occidentale médiévale. Il préfère le désigner comme un

« législateur ». Tout en mettant l’Islam et son discours sur le même piédestal que les autres

croyances monothéistes, il concède au prophète le prestige de la législation et voit en lui un grand défenseur de l’unicité divine. Sur ce dernier point, Voltaire reconnait sa propre foi de déiste qu’il n’a cessé d’opposer au clergé catholique. Nous constatons donc que dans sa tragédie sur « Mahomet », il s’agit d’une critique déviée, un discours subtil à travers lequel le philosophe concrétise son anticléricalisme58. Napoléon lui-même commentera la tragédie de

56 Sadek Neaïmi, Op.Cit. p. 137.

57Ibid, p. 239.

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Voltaire en déclarant : « Voltaire voulait tout dénigrer, il a atteint Jésus-Christ dans

Mahomet »59.

La vision déiste proposée par Voltaire comme un moyen antireligieux efficace trouvera un écho en Allemagne où les guerres de religions ont fait beaucoup de mécontents ce qui a favorisé la naissance d’un sentiment anticlérical. Dans les différents poèmes et la pensée philosophique du roi de Prusse, Fréderic II qui était un ami de Voltaire et partisan d’un despotisme éclairé va s’inspirer de la philosophie des Lumières pour porter le courant antireligieux, voire athéiste et agnostique en Allemagne.60

Bien que Rousseau ait été choqué par la tragédie Voltairienne, il rejoint le commentaire que fait l’auteur de la pièce de théâtre lorsqu’il reconnait en lui le tempérament de

« législateur ». Dans son ouvrage Le Contrat Social, Rousseau commente l’exercice du

pouvoir par le prophète de l’Islam en ces termes :

« Mahomet eut des vues très-saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son Gouvernement subsista sous les Califes ses successeurs, ce Gouvernement fut exactement un, et bon en cela. »61

A travers ces lignes, Rousseau refusera l’accusation d’imposture et ajoutera, tout comme Renan plus tard, l’art de l’éloquence qu’il retrouve dans le Coran et la force persuasive dans les paroles du prophète. Dans ses Confessions, Rousseau défendait déjà la civilisation musulmane et son messager parce que son propre père connaissait Constantinople et l’admirait. Mais c’est dans son Essai sur l’Origine des Langues qu’il introduit un autre critère inédit dans le jugement occidental sur le prophète : la pureté de sa langue et la portée littéraire de son message. Par là-même, Rousseau dénigre le discours clérical qu’il juge violent et sans aucune ambition littéraire62.

D’un point de vue idéologique, les idées révolutionnaires qui ont commencé à prendre formes dans la seconde moitié du siècle vont trouver leur écho dans l’Islam. En effet, certains idéologues et partisans de la révolution vont voir en cette religion et dans la personne de son fondateur un exemple à suivre pour détruire une autorité sans vertu et imposer une justice

59 Cité par Francesco Gabrieli, Mahomet, Edition Albin Michel, Paris, 1965, p. 352.

60 Daniel Minary, Le problème de l’athéisme en Allemagne à la fin du siècle des Lumières, Presses Universitaires de Franche Compté, Paris, 1993, pp. 302-309.

61 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, ou principes du droit politique, in Collection complète des œuvres, Genève, 1780-1789, vol. 1, in-4°, édition en ligne www.rousseauonline.ch, version du 7 octobre 2012, pp. 85-86.

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sociale. Savary à titre d’exemple qui a proposé une traduction du Coran n’a cessé d’influencer la vision des occidentaux sur la religion mahométane en présentant le prophète comme un homme de grand talent qui a su modifier la face du monde63.

Au XIXème siècle, plusieurs auteurs vont continuer sur la lancée des philosophes du siècle précédent à l’image de Renan qui admire comme Rousseau l’éloquence et l’art rhétorique du Coran et du prophète de l’Islam. Alphonse de Lamartine quant à juge ce dernier sur sa capacité à intégrer la raison dans sa conception divine et dans son exercice du pouvoir. Voici comment il présente l’ascension de la civilisation musulmane :

« Ce patriotisme vengeur des profanations du Ciel, fut la vertu des enfants de Mahomet ; conquête du tiers de la terre à son dogme fut son miracle, ou plutôt ce ne fut pas le miracle d’un homme, ce fut celui de la raison. »64

Il est toutefois important de remarquer que la critique antireligieuse et surtout celle dirigée à l’encontre de l’église baissera durant ce siècle en raison des révolutions en Europe qui ont abouti à la destitution de la royauté et par la même du pouvoir ecclésiastique à la fin du XVIIIème siècle. D’un point de vue historique, la succession des Empires en France et l’instauration progressive du système républicain donnera à la critique antireligieuse un nouvel élan en l’inscrivant non plus dans une perspective anticléricale mais plutôt sous l’impulsion de la laïcité et de la séparation de l’église et de l’état.65 Cette atténuation du discours antireligieux s’explique aussi par deux faits historiques notamment par rapport à l’Islam : la décadence de l’Empire Ottoman et la colonisation européenne des territoires musulmans. Autrement dit, l’Islam qui autrefois représentait le centre d’intérêt des chrétiens en matière de sécurité territoriale et théologique ne représente plus désormais une menace pour le monde occidental.

L’approche de la civilisation musulmane par les occidentaux et leur perception de ses dogmes et de son prophète sera alors assurée par les écrits des voyageurs en Orient. Ils se chargeront d’apporter un regard tantôt neuf tantôt perpétuant l’approche polémique ou apologétique de l’Occident qui a désormais l’ascendant sur cette civilisation rivale, et ce

63 Faruk Bilici, L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution: attraction et répulsion, Rives nord-méditerranéennes [En ligne], 14 | 2003, mis en ligne le 15 novembre 2005, consulté le 21 novembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/rives/406 ; DOI : 10.4000/rives.406

64 Cités par Francesco Gabrieli, Op.Cit.. p.. 356

65 Voir à ce propos l’article Grondeux Jérôme, Réflexions sur un rêve ancien : les religions de l’avenir, Romantisme, 2013/4 (n° 162), p. 33-43. DOI: 10.3917/rom.162.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2013-4.htm-page-33.htm

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jusqu’au début du XXème siècle. Les premiers voyages entamés par quelques auteurs français au début du XIXème siècle ne sont pas essentiellement mus par un désir de connaissance de la religion musulmane et de ses symboles, mais s’inscrivent surtout dans une tendance romantique. Nous avons déjà cité Lamartine à qui nous ajouterons Chateaubriand et Gérard de Nerval, ou encore Flaubert et Maxime du Camp. Tous ces auteurs ont entrepris des voyages en terres musulmanes pour décrire la civilisation islamique mais surtout pour échapper au rationalisme des Lumières qu’ils trouvent oppresseur et dénué de toute esthétique. Au cours de leurs voyages, quelques auteurs chercheront à retrouver dans l’Orient qu’ils explorent les charmes des Mille et une nuits et les contours des légendes arabes.

Cette entreprise au départ littéraire et répondant aux exigences du romantisme naissant dressera des tableaux mitigés sur les sociétés musulmanes et leur dogme66.Certains comme Lamartine ou Chateaubriand y trouveront une réponse à leur quête spirituelle, voire civilisationnelle ; d’autres comme Gérard de Nerval admirent la beauté des contrées musulmanes et s’émerveillent devant l’abnégation dogmatique des mahométans. Nous préciserons cependant que ces auteurs perpétuent – consciemment ou non – la tradition polémique des occidentaux à l’égard de quelques thèmes comme la polygamie, les châtiments corporels et l’inhumanité de « Mahomet ».67

En parallèle de ces voyageurs qui influenceront d’autres à la fin du siècle et au début du XXème, nous ne pouvons ignorer un fait important : l’avènement de l’Orientalisme moderne. Sylvestre de Sacy, dès 1822, instaure une chaire pédagogique et structure les études orientales sur des méthodes précises et scientifiques qui vont conditionner l’approche de l’Islam, de son histoire, de sa civilisation et de son fondateur.68 L’anthologie orientaliste de Sacy va influencer tous les arabisants européens et inscrira les visées de l’Orientalisme dans la perspective historique. Plusieurs écrivains, historiens, philologues et anthropologues s’inspirent alors de ses travaux à l’image de Renan que nous avons cité plus haut, ou encore Franz Bopp au Danemark, Edgar Quinet et son Génie des Religions69, ainsi que l’étude historique réalisée par Victor Imberdis Mahomet et L’Islam70.

66 Voir la thèse de Renaud Termes, La perception de l’Islam par les élites françaises (1830-1914), Histoire. Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2016. Français. <NNT : 2016BOR30004>. <tel-01345427>, pp. 40-75.

67 Ibid.

68 Edward W.Said, L’Orientalisme, Editions du Seuil, Paris, 2003, p. 148.

69 Ibid.

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D’un point de vue historique, le XIXème siècle verra l’instauration de la colonisation dans les terres musulmanes notamment au Maghreb. Ceci permettra à une autre vague de voyageurs d’entreprendre l’exploration de la civilisation musulmane chacun pour des raisons différentes: les uns épris de la culture arabo-musulmane ; les autres trouvant dans les traditions musulmanes qu’ils jugent barbares un prétexte pour justifier l’action colonisatrice.

A l’Instar du père Charles de Foucault, d’Isabelle Eberhardt ou encore de François Bonjean et Etienne Dinet, plusieurs voyageurs, écrivains, romanciers et parfois militaires vont décrire dans leurs écrits fictifs ou leurs carnets de voyages leur amour pour la civilisation arabo-musulmane ; leur émerveillement et leur stupéfaction sur des faits précis. Isabelle Eberhardt y trouvera une cure ou un remède pour son bienêtre moral en confiant dans ses Journaliers vivre « une floraison superbe de cette foi Islamique. »71. François Bonjean quant à lui,

surnommé le « témoin de l’Islam », œuvre dans ses écrits pour une intercompréhension entre le monde occidental et le monde arabo-musulman. Dans son article intitulé Quelques causes

d’incompréhension entre l’Europe et les Musulmans, il dénonce l’éternel regard supérieur de

l’Occident sur le monde musulman et parlera de deux fanatismes : oriental et occidental. Voici un extrait de son article :

« Fanatisme contre fanatisme : voilà ce qu’on trouve en réalité au fond des éprouvettes. Il est un fanatisme de l’Oriental et un fanatisme de l’Occidental. Plus exactement, il est des fanatismes dont quelques-uns à peine conscients ou tout à fait conscients. Cela même chez les savants d’occident, chez les plus chevaleresques parmi nos modernes chevaliers de l’hypercritique. »72

D’autres écrivains verront d’un œil positif l’implantation européenne sur le sol musulman et légitimeront leur discours sur la base de données historiques comme la culture byzantine inhérente aux terres du Maghreb et du Moyen-Orient ; ou encore civilisationnelle comme la nature perverse de la religion mahométane. Nous citerons à titre d’exemple les écrits de Louis Bertrand, Gabriel Audisio, Moussy Marcel, ou encore Maurice Landrilleux.73

71 Voir la thèse de Hadouche Dris Leila Louise, La construction de soi dans l’écriture littéraire. Le cas

d’Isabelle Eberhardt, Réf ANRT : 6891, Identifiant BU : 10PA083309 - 407 pages.

72 Cité par Albert Memmi, Anthologie des écrivains français du Maghreb, Editions Présence Africaine, Paris, 1969, p. 90.

73 Dans la troisième partie de notre travail, nous abordons la question musulmane dans les écrits algériens et occidentaux durant tout le XXème siècle, notamment à partir de la naissance de la littérature algérienne francophone. Pour cette raison, nous choisissons de nous arrêter lors du présent chapitre au début du siècle dernier pour ne pas avoir à nous répéter plus loin.

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Pour Conclure

Que retenir du bref aperçu historique que nous avons tenté de dresser lors de ce premier chapitre ? Avant de répondre à la question, nous devons préciser que nous n’avons pas poussé l’étude jusqu’à nos jours en parlant par exemple de la place de l’Islam dans les médias européens actuels. La raison est que ces derniers constituent un contexte pour notre corpus et nous l’inclurons de ce fait dans la réception des deux romans en troisième partie.

Nous dirions donc que ce chapitre répond à ce stade de la lecture à la définition des contours antireligieux et de leur discours qui est l’objet de notre travail. Les différents auteurs que nous avons cités lors de ce chapitre, leur regard sur la religion musulmane et leur contribution à façonner son image notamment dans le contexte occidental conditionnent à un certain degré le discours de Sansal et Bachi sur la religion musulmane. Ces derniers ne manqueront pas d’ailleurs à reproduire, comme nous le verrons au cours des nos prochaines analyses, certaines positions occidentales à l’égard de l’Islam au sein de leurs romans.

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