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Dans un monde fictif qui ne correspond à priori à aucun repère réaliste, la description s’avère nécessaire afin que le lecteur puisse se constituer un imaginaire propre au monde futuriste de l’Abistan. Pour cette raison, nous choisissons de consacrer à la description une étude indépendante en l’inscrivant dans la perspective énonciative du personnage central. Elle apparait dans le roman soit par l’intrusion de ce que J.M.Adam désigne par les «

thèmes-titres » qu’il définit comme des mots clés qui introduisent la description dans l’énoncé

suivant231, soit de manière allusive à la religion musulmane. Voyons comment cela se concrétise.

A plusieurs reprises dans le récit, le lecteur découvre l’Empire et ses contrées, son allure et son atmosphère. A travers le regard du personnage, il découvre l’état réel du « pays » abistanais :

« Une chose le tracassait, mais à la longue elle s’imposa à lui comme une réalité hallucinante : le pays était vide. Pas âme qui vive, ni mouvement, ni bruissement, seulement le vent qui balayait les routes et la pluie qui les lessivait et parfois emportait tout. Le convoi s’enfonçait littéralement dans le néant, une sorte de brouillard gris-noir traversé de loin en loin par des stries lumineuses fulgurantes. Un jour, entre deux bâillements, Ati se fit la réflexion qu’à l’aube de la création il devait en être ainsi, le monde n’existait pas, ni en contenant ni en contenu, le vide habitait le vide. » (p.69)

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Ce passage est une description par ancrage référentiel au thème titre : le pays et le vide qui le caractérise. Le lecteur est d’ailleurs confronté au champ lexical du vide : "le vent", "le

néant", "un brouillard", "n’existait pas". Et comme pour confirmer cet état des choses, le

narrateur clôture sa description par la reformulation de l’ancrage référentiel : "le vide habitait

le vide".

Avant cet extrait, le narrateur rapporte par le biais d’un autre thème titre « la misère », la condition de la population abistanaise après la guerre sainte qui a ravagé l’Empire :

« Après la guerre qui a tout détruit et transformé radicalement l’histoire du monde, la misère a jeté des centaines de millions de malheureux sur les routes à travers les soixante provinces de l’empire, des tribus hagardes, des familles égarées ou ce qu’il en restait, des veuves, des orphelins, des handicapés, des fous, des lépreux, des pestiférés, des gazés, des irradiés. Qui pouvait les aider ? L’enfer était partout. Les bandits de grand chemin pullulèrent, ils formaient des armées et écumaient ce qui subsistait de ce pauvre monde. Longtemps la forteresse a servi de refuge aux errants qui avaient la force et le courage d’affronter les murailles de l’Ouâ. C’était un peu la cour des miracles, on venait de loin chercher asile et justice, on trouvait le vice et la mort. On peut le dire, il n’y a jamais eu pire monde que celui-là. » (p.62)

Nous avons affaire ici à une description prosopographique232 des plus démunis rattachée au thème-titre de la misère. C’est une énumération des différentes classes d’habitants qui ont le plus souffert de la guerre et de la misère qu’elle a engendrée.

Les deux extraits que nous venons de mentionner servent dans un premier constat à créer une tension dans le récit et surtout chez le lecteur. Celui-ci, dans l’attente de découvrir la ville de Qodsabad qui est la destination du personnage, découvre un Empire vide et monotone ainsi qu’une population misérable et sans espoir. Cette tension élargit le vide et la misère qu’Ati a vécue dans le sanatorium où il se faisait soigner. C’est à travers le regard du personnage que le lecteur prend connaissance de l’Abistan. Ce procédé rend l’objet décrit plus réel et vivant dans l’esprit du lecteur car il est influencé par la perception du personnage et ses sentiments. Il peut alors juger de son état parce que la description semble filtrer par le point de vue d’Ati.

232 Nous empruntons ce mot à Fontanier qui l’utilise pour désigner la description des traits externes d’un être animé.

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Le jugement du lecteur ne peut être que négatif, il est conditionné par la présentation péjorative que le narrateur par les « réflexions » d’Ati dresse dans le récit.

Mais le plus important ce n’est pas la misère ni le vide que le lecteur doit constater, c’est plutôt que ces deux faits inhérents à l’Empire soient la conséquence de la religion. La dernière phrase du dernier extrait : « On peut le dire, il n’y a jamais eu pire monde que celui-là » avance de manière implicite que ce monde religieux est le véritable danger pour l’être humain. La même conclusion se retrouve confirmée plus loin dans le texte. L’opinion d’Ati à ce sujet se fait de la manière suivante : « Ce que son esprit rejetait n’était pas tant la religion,

mais l’écrasement de l’homme par la religion. » (pp.80-81)

Nous avons déclaré plus haut que la description peut être aussi allusive. Nous nous permettons cette affirmation car nous avons remarqué qu’à plusieurs reprises, le narrateur offrait un tableau qui rappelle au lecteur des pratiques similaires au discours musulman ou à la doctrine islamiste. Par exemple, dans ce passage, on égorge ceux qu’on considère comme des criminels ou des mécréants comme indiqué dans le passage suivant :

« En clôture des festivités, on procéda à l’exécution de quelques milliers de prisonniers – du renégat, de la canaille, du fornicateur, des gens indignes. On vida les prisons et les camps et on organisa d’interminables défilés dans les rues pour que le peuple prenne sa part de l’holocauste. Le Grand Mockbi de la Grande Mockba de Qodsabad inaugura le saint carnage sous l’œil concupiscent des caméras en égorgeant de sa main un sinistre bandit, hirsute et dépenaillé, trouvé dans quelque asile de fortune. Le misérable avait la peau dure, le frêle vieillard dut s’y reprendre à dix fois avant d’atteindre la trachée. » (p.124)

Le narrateur décrit ici l’exaltation populaire devant la mort des renégats. Le discours est ici violent et sadique puisque ces exactions sont présentées comme des manifestations de joie et de « festivité ». La description provoque chez le lecteur un sentiment de terreur car le narrateur insiste pour décrire comment s’est déroulée cette « cérémonie ». Le trait de la description est d’ailleurs forcé parce que le criminel n’est pas juste égorgé mais mutilé et maltraité. Le lexique utilisé dans l’énoncé suscite l’indignation du lecteur notamment à travers les mots « camp » et « holocauste » qui font partie des lexiques stéréotypés. Dans le subconscient des lecteurs, les deux termes ont un lien avec l’extermination des Juifs pendant la seconde guerre mondiale et les chambres à gaz. Par extension, le dit lexique introduit une

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comparaison implicite entre le pouvoir religieux et les régimes fascistes : la doctrine religieuse leur serait donc assimilable.

Dans deux autres extraits, les personnages Ati et Koa sont témoins de la ferveur populaire pour la guerre sainte. Voilà la façon dont ils conçoivent la chose :

« Autre surprise : la place était noire de monde, les deux amis n’en avaient jamais

vu autant, même en rêve. Elle était ainsi, jour et nuit, toute l’année, depuis toujours. Les gens venaient des soixante provinces de l’Abistan en troupeaux entiers, à pied, en train, en camion, et à l’entrée étaient dûment contrôlés, comptés, parqués. (…) [A]dmiré de la foule des badauds et des enfants contenue aux abords de la place, le bloc des volontaires (plusieurs milliers), les uns postulant à un départ immédiat au front, les autres venus s’inscrire pour la prochaine Guerre sainte, qu’ils préféraient prendre à son commencement pour en connaître toutes les joies. » (p.182)

Et d’ajouter plus loin à propos des volontaires prisonniers :

« Les deux amis apprirent qu’il existait un quatrième bloc, installé à un chabir plus à l’est, un endroit sombre et silencieux, le bloc des prisonniers, plusieurs milliers enchaînés par centaines, qui attendaient d’être bénis et envoyés au front. Les uns étaient des prisonniers de guerre pris sur l’Ennemi, qui refusaient les camps de la mort et qui avaient choisi de se convertir au Gkabul et de retourner au front, mais du bon côté cette fois ; les autres étaient des condamnés à mort abistani, de la canaille, des rebelles, des bandits de grands chemins qui avaient refusé la mort au stade ou dans les camps et choisi de devenir des kamikazes, ils seraient envoyés au front en première ligne pour se faire sauter chez l’Ennemi. » (PP.183-184)

Dans ces deux énoncés, le lecteur découvre par le biais de la perception des deux personnages l’engouement des croyants pour la violence et la guerre. Dans le premier passage, le bloc des volontaires pour la guerre est le plus « admiré » notamment chez les jeunes gens de l’Empire. La guerre est d’ailleurs une source de « joie » pour les jeunes volontaires qui partent au front. Comme pour le premier passage, le second laisse supposer une apologie de la mort et de la violence qu’inculquerait l’Appareil religieux même chez les prisonniers et les renégats. Les « Kamikazes » décrits dans le deuxième extrait rappellent les jeunes de banlieues européennes qui ont un passé de délinquants et partent qui à la guerre ou

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commettent des opérations suicidaires pour se racheter et se faire pardonner233. De plus, les deux catégories de volontaires sont décrites comme des « troupeaux » et sont enrôlés dans des endroits « sombres et silencieux ». Ces deux expressions suggèrent au lecteur que les jeunes volontaires sont manipulés et leurs agissements doivent être tenus secrets. Le lecteur ne manquera pas de faire le lien entre ce qui est décrit dans ces deux passages et la menace islamiste qui prend de l’ampleur dans le monde d’aujourd’hui.

Nous concluons que la description effectuée grâce au point de vue du personnage principal participe au rôle assigné au second plan : transposer le climat malsain de l’intrigue dans le texte. Elle sert alors à incruster chez le lecteur un sentiment de terreur que le regard d’Ati rend plus vivace et vrai. Nous avons donc affaire à une description subjective remplie de lexique axiologique et stéréotypé pour démontrer la véritable nature de l’esprit religieux. Nous pouvons par conséquent affirmer que la description participe au discours antireligieux du roman et constitue pour celui-ci une stratégie discursive, voire même argumentative.