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Jusqu’ici nous nous sommes restreint au personnage du prophète en tant qu’acteur principal dans la mesure où sa biographie constitue le noyau des quatre récits du roman. Nous nous sommes limité à la présentation du prophète en tant que personnage historique inclus dans un espace fictif. Il nous semble néanmoins nécessaire d’aborder la raison d’une telle

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présentation qui se veut historique, mais qui n’est pas moins substituée au discours de la tradition musulmane.127

Cette substitution que nous attribuons à un contre discours religieux nous dévoile certains aspects du roman. Ils s’assimilent non pas à une simple contradiction coranique, mais à une déconstruction de l’image du prophète, de son essence, de sa personnalité qui est indissociable au discours religieux.

Dans le chapitre précédent, nous avons dressé un panorama qui n’est pas exhaustif mais dont l’objet est de démontrer les contours d’une critique antimusulmane. Bien que cette critique soit nourrie par un désir de polémisation autour du prophète et de sa religion, il existe celle qui est motivée par un souci d’historicité et d’immanence objective de n’importe quel fait religieux, ce qui inclut de facto l’Islam et ses symboles. La dite démarche consiste à expliquer coûte que coûte les événements miraculeux de la religion de manière rationnelle, dénuée de toute considération fantasmagorique et superstitieuse. On parle ainsi d’une démarche consistant à démythologiser, démythifier ou désacraliser le fait religieux.

Dans son étude des phénomènes de sécularisation du monde théologique en Europe, Jean pierre Sironneau définit la désacralisation comme suit :

« C’est ne plus reconnaitre la puissance numineuse dans un être, un objet, une institution qui en étaient jusque là revêtus et qui (…) ne requiert plus de la part de l’homme les mêmes attitudes. »128

Dans le cadre de notre analyse du personnage principal, cela consiste donc à reconsidérer le prophète dans son contexte social, politique, sa vie personnelle, ses faits et gestes, sa psychologie. En somme cela consiste à le dépouiller de son habit de prophète pour le ramener à celui de simple personnalité historique. Arnaldez résume le but de la démarche historique dans le passage suivant :

« On sera bien avancé quand on aura parlé du psychisme de cet homme, de ses crises d’épilepsies, de sa formation aux affaires quand il parcourait l’Arabie jusqu’en Syrie (…) de l’état de l’Arabie à cette époque, etc. Qu’aura-t-on gagné à

127 Lors de ce point, nous nous contenterons d’analyser les faits qui sont racontés ou supprimés dans les quatre récits sans aborder leur manière d’être racontés, le dit et le non-dit de leur narration ou alors la présupposition que nous pourrons faire à partir du lexique. Nous aborderons ceux-ci dans notre étude lexicale dans la deuxième partie

128 Jean Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Editions Gruyter Mouton, Amsterdam, 1982, P.75. Ouvrage consulté sur le site internet, https://books.google.dz le 11/11/2017

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démontrer qu’il s’est fait illusion à lui-même, ou qu’il a trompé les autres ? Rien, sinon à reverser l’histoire réelle, car on aura prouvé que, si l’histoire est celle de ces historiens, il n’existe ni prophète Mahomet, ni Islam. »129

Bien qu’il s’inspire de la démarche historique pour façonner son œuvre, Roger Arnaldez se voit obligé d’admettre que l’usage exclusive de cette critique ne peut que dénaturer la figure du prophète jusqu’à la vider de son essence première. Nous sommes donc parvenus à constater que cet élan vers une historicité exclusive mis au service de la fiction narrative est bien le parcours choisi par Bachi pour présenter son personnage central. En partant de ce point, il est inévitable de ne pas arriver au constat suivant: la désacralisation de la figure du prophète de l’Islam. Par quels procédés narratifs ou discursifs se traduit cette désacralisation 130 ? C’est ce que nous tenterons de démontrer ici bas.

a)

Le point de vue du prophète

Dans Le Silence de Mahomet, les événements miraculeux qui entourent la personne du prophète ne sont pas racontés comme les autres événements par les personnages narrateurs. Ils sont mis dans la bouche du prophète lui-même comme en témoigne les paroles rapportées par Khadija concernant la purification du cœur du prophète par trois anges :

« Le deuxième homme s’approcha à son tour et plongea sa main dans ma poitrine. Il en sortit mon cœur. Il l’ouvrit et en tira un caillot noir qu’il jeta au loin. Ensuite il prit un anneau lumineux et le colla tout contre mon cœur qui palpitait à présent dans la lumière éternelle de la sagesse et de la prophétie. Il remit ensuite l’organe à sa place en ma poitrine. Le troisième homme s’approcha de moi et passa sa main sur ma poitrine et sur mon ventre. Par Dieu, je cicatrisai à l’instant » (p. 75)

C’est le prophète lui-même qui prend en charge la narration de l’événement dans cet extrait. Khadija ne fait que rapporter les paroles du prophète. Le discours direct du passage implique l’effacement de la narratrice au profit du personnage principal.

Dans d’autres passages, parfois le personnage narrateur rapporte un événement mais au discours indirect en le mettant à la charge du prophète. Par exemple sans en témoigner

129 Roger Arnaldez, op.cit, p. 9.

130 Afin de répondre à cette question, nous nous inspirons de manière très superficielle à la méthode des passages parallèles qui est destinée à éclairer l’intension de l’auteur sur un passage obscur de son œuvre. Cette méthode nous l’utiliserons de manière complète dans la seconde partie car elle ne peut être appliquée de manière correcte que si nous nous basons sur les figures de styles et les tournures lexicales. Voir l’ouvrage d’Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, Editions du Seuil, Paris, 1998, pp. 57-59.

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même, Khalid Ibn El-Walid rapporte les déclarations du prophète quant à son voyage nocturne à Jérusalem :

« Quand Mohammad annonça à tous les Quourayshites qu’il avait voyagé de nuit à Jérusalem et qu’il avait rencontré tous les prophètes et vu la face de Dieu, nous rimes tous de bon cœur ». (p. 239)

Ces deux événements dans les deux exemples tenant du miracle ne peuvent trouver une place dans des considérations historiques du roman. Ils détiennent cependant une place importante dans le discours religieux. Remettre en cause l’existence de ces faits revient de facto à remettre en cause l’existence du caractère authentique, voire divin de la religion. Le premier événement est rapporté en tant que discours direct : le prophète assume ses propres paroles que la narratrice, Khadija ne prend pas à son compte comme elle le fait pour d’autres événements. Cette distance impliquerait que le personnage narrateur ne souscrit pas aux paroles qu’il rapporte, ou du moins qu’il n’en a pas témoigné directement.

Le second événement, bien qu’il soit rapporté indirectement, possède le même effet car il est mis dans la bouche du prophète. Khalid Ibn El-Walid n’atteste pas de l’événement en soi (comme il le fait pour la déclaration de guerre des musulmans contre les païens de la Mecque que nous avons mentionné dans le précédent point) mais il atteste seulement de ce qu’ « annonce » le prophète. En ce sens, le discours rapporté du prophète n’engage que ce dernier et non le personnage narrateur.

Cette manière de présenter les deux événements « miraculeux » de la vie du prophète conforte l’explication de la critique historique concernant ces faits que le prophète dit avoir vécu. L’historiographie occidentale a toujours mis à l’index l’imagination débordante du prophète de l’Islam131. En privilégiant implicitement l’idéologie de cette critique, Bachi véhicule dans son récit un contre discours religieux.

b)

L’explication rationnelle des événements miraculeux

Si quelques phénomènes prodigieux qui sont attestés dans la tradition musulmane comme véridiques sont présentés d’une certaine manière, il y en a d’autres qui sont expliqués rationnellement par les personnages narrateurs ou par le prophète lui-même. Il est admis par exemple dans la Sira que le prophète attendait l’ordre de la part de Dieu afin de quitter la

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Mecque pour Médine. L’ordre lui a été transmis par l’ange Gabriel qui l’a informé que s’il restait à la Mecque, il serait tué car tous ses fidèles ont fuit. Or, dans le récit de Khalid Ibn el Walid, celui-ci soutient que c’est lui-même qui a prévenu le prophète qu’il serait tué s’il continue de prêcher dans sa ville natale. Deux passages témoignent de cet état de fait :

Le premier passage dément ce que les musulmans prétendent à propos de la fuite du prophète à Médine :

« Mohammad et Abou Bakr étaient partis pour Yathrib. Les musulmans prétendront plus tard que l’Ange prévint Mohammad de ce qui risquait de lui arriver s’il ne partait pas. Pour ma part, je prétends autre chose. ». (p.248)

Le second passage, Khalid Ibn El-Walid rapporte sa conversation avec Mohammad et Abou Bakr lorsqu’il les avait prévenus du danger qui les menaçait :

« -Pourquoi nous prévenir Khalid ?

-Je ne voulais pas qu’ils te tuent, Mohammad. -Dieu ne l’aurait pas permis ! s’exclama Abou Bakr.

-Je ne l’ai pas permis, dis-je, du haut de mon orgueilleux piédestal. » (p.251)

Dans ces deux extraits, la fuite au moment propice du prophète et de son compagnon pour Yathrib qui représente dans le discours religieux un fait miraculeux, est expliquée rationnellement de manière à être acceptable dans une lecture historique, donc contre coranique de la vie du prophète. D’ailleurs, cette explication logique est admise par le prophète lui même comme le rapporte son épouse Aicha vers la fin de son récit :

« -Khalid nous a avertis, Abou Bakr et moi, quand Abou Jahl et les Qouraishites s’apprêtaient à m'assassiner chez moi. Grâce à lui, nous avons pu quitter Mekka à temps.

– Ce n’était donc pas l’Ange ?

–Khalid est parfois un ange. Et il se mit à rire ». (p. 390)

Cet événement ainsi éclairé implique donc la présence d’un discours trompeur et abusif dont se caractérise le discours religieux. Cet aveu du prophète que son épouse rapporte disqualifie le caractère véridique, voire divin de sa religion dans la mesure où la remise en question d’un tel miracle contredit le discours religieux. En d’autres termes, la tenue de tels propos appartenant à la figure phare de la religion musulmane ruine celle-ci en la dénuant de tout miracle prophétique et promulgue de facto le discours antireligieux du roman.

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Toujours dans le récit du général, un autre événement prodigieux est expliqué rationnellement en tenant compte du contexte qui l’a marqué. Il est rapporté par les traditions musulmanes que lorsque le prophète et tous ses partisans ont été expulsés aux alentours de la Mecque afin qu’ils ne puissent bénéficier ni de sa protection ni de son commerce, Dieu a envoyé des termites pour dévorer l’affiche qui stipule ce bannissement. Les chroniqueurs musulmans soutiennent que les termites n’ont laissé que la formule d’introduction de l’affiche: « en ton nom, Dieu ». Citons les chroniques de Tabari pour illustrer le discours religieux:

« La position du prophète et des Béni-Haschim était fort difficile ; car personne, à la Mecque, n’entretenait de relations avec les croyants. Un Qouraîschite nommé Zohaîr, fils d’Ommaya, songea à faire cesser cet état de choses, en déchirant l’acte que l’on avait écrit. (…). Lorsqu’on eut arraché l’écrit et qu’on le regarda, on remarqua que toute l’écriture, excepté le nom de Dieu, était rongée par les vers. Ils le jetèrent en disant : Dieu lui même l’a détruit. »132

L’événement en question, synonyme de miracle dans le discours religieux est contesté dans le récit de Khalid Ibn El-Walid. Tout en niant l’existence d’un tel prodige, le narrateur explique comment l’affiche qui décrète l’exclusion du prophète et de son clan est annulée :

« On raconta à qui voulait l’entendre que des termites avaient dévoré le parchemin où était écrit le serment qui excluait les musulmans des affaires de Mekka. En réalité, ce furent le manœuvre politique d’Abou Talib, la persévérance de Mohammad et les bons offices d’Al-Moutim qui vinrent à bout de cette folie. » (pp.

235-236)

Dans cet extrait, nous soulignons l’emploi du pronom personnel indéfini « on » et la locution « en réalité » qui introduisent les deux phrases de l’énoncé. Le pronom personnel possède ici un effet spécifique du fait de son opposition à la locution de la seconde phrase. En effet, par « on » le personnage narrateur désigne un groupe particulier qui assume ce qu’il « raconta » : soit les musulmans contemporains de Khalid et du prophète, soit les chroniqueurs musulmans qui par la suite ont rapporté cet événement133. Cependant, l’emploi de « on » prend tout son sens lorsque la locution « en réalité » est introduite. Celle-ci est considérée comme une locution oppositive qui a pour valeur le rétablissement d’une vérité

132 Tabari, Mohammed, sceau des prophètes, traduit par Hermann Zotenberg, Editions Sindbad, Paris, 1980, pp. 92-93.

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que la phrase précédente ne contient pas134. En ce sens, Khalid Ibn El-Walid oppose sa « réalité » (bien qu’il ne la prend pas à son compte) à celle que les musulmans de « on » défendent, ce qui implique aussi une explication logique et rationnelle d’un fait miraculeux. L’explication se traduit donc par une contradiction au discours religieux, par une réécriture réaliste d’un événement supposé être une autre preuve du caractère divin du prophète et de sa religion.

Ainsi, que ce soient les événements miraculeux racontés par le prophète lui-même ou alors les événements réexpliqués et rationalisés dans les récits des quatre personnages narrateurs, nous ne pouvons éluder la désacralisation de la figure du prophète. Nous pouvons élargir cette désacralisation du personnage principal à celle du discours religieux, car remettre en question l’existence de tels faits reviendrait à remettre en question la religion elle même et à affermir le discours antireligieux du texte contre le discours religieux.

Dans le récit de Aicha, dernier des quatre récits du roman, la narratrice confesse au lecteur la véritable nature des événements miraculeux et divins liés à la vie du prophète. Événements qui constituent une assise de foi dans le discours religieux. Voici donc ce que dit Aicha lors de son récit:

« Quand les gens m’interrogent (…), je veille à laisser dans l’ombre ce qui doit y demeurer, tapi au plus profond de la mémoire. Ils ne comprendraient pas que l’homme de Dieu fût simplement un homme, et comme eux livré aux passions dévorantes » (p. 310)

Elle ajoute plus loin :

« Et quand on vient chercher auprès de moi la confirmation d’un acte miraculeux concernant la vie de mon bien-aimé, je garde le silence pour ne pas mentir, et ne pas démentir non plus. » (p. 311)

Dans ces deux extraits, l’épouse du prophète fait l’aveu que la vie du prophète et le discours religieux qui en fait partie dissimule une part d’ombre qui ne serait pas bénéfique pour entretenir la figure d’un Mahomet empli de son aura de prophète et de sa grâce divine. Le discours de Aicha pour informer le lecteur que son époux « fût simplement un homme »,

134 Charolles Michel, Pietrandrea Paola, « En réalité : de la modalisation à l'organisation du discours », Travaux

de linguistique, 2012/1 (n°64), p. 111-142. DOI : 10.3917/tl.064.0111. URL :

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cristallise l’image du prophète telle que conçue par le discours religieux et confirme de manière explicite la démarche de désacralisation à son encontre.

Par ailleurs, cette désacralisation et ce discrédit de la religion musulmane ne peut que correspondre au discours polémique qui caractérise en général ce genre d’entreprise contre-discursive135.