• Aucun résultat trouvé

La problématique que nous avons relevée plus haut concernant le statut du personnage principal en tant que personnage historique est de vigueur aussi pour le quatuor de la narration. En d’autres termes, eux aussi nous les considérons comme des personnages historiques pour les même raisons. Bien que l’objet de chaque récit soit le prophète, nous y retrouvons cependant deux plans narratifs qui se succèdent : tantôt le narrateur se retrouve au premier plan de la séquence narrative, tantôt il se retrouve au second au profit du personnage central.

Nous avons déjà évoqué dans le point précédent cette binarité séquentielle que nous avons illustrée par l’incipit du roman dans le récit de Khadija. Nous ferons remarquer que ce va-et-vient entre premier plan et second plan de la narration, partagés entre les personnages narrateurs et leur objet de narration, est caractéristique de tous les récits du roman. L’extrait suivant du récit d’Abou Bakr racontant les rêveries du prophète avant la révélation confirme la présence de ces deux plans :

« Contrairement à nous, Mohammad aspirait aux mêmes gloires, avec la force réalisatrice d’un Alexandre. Sous son crâne, il levait des armées et les mettaient en marche. (…) Mohammad songeait aussi à un cheval blanc qui le portait aux confins de la terre. La cavale s’approchait d’une lumière dont la lueur était aveuglante, plus intense que mille soleils. J’espérais qu’il ne partageait pas ses songes avec d’autres que moi. J’avais peur qu’on le prît pour un fou ». (p. 121)

Dans la première partie du passage, ce sont les aspirations de Mohammad et ses rêves qui sont livrés au lecteur à travers le regard du narrateur. Ce point de vue interne démontre

92

l’effacement du narrateur à la première personne du singulier, afin de laisser apparaitre au centre de l’intrigue le personnage principal. Toutefois, quand le narrateur reprend son « je » narratif, ce sont les craintes d’Abou Bakr que le lecteur perçoit en premier et non la folie du personnage Mohammad qui se retrouve au second plan à travers la modalisation « j’espérais » et « j’avais peur ».

Dans d’autres énoncés, le personnage principal s’efface complètement de la narration et le lecteur se retrouve de manière exclusive face au personnage narrateur qui s’empare de l’habit du personnage principal. Dans le passage suivant de Khalid Ibn El Walid, le personnage Mohammad est inexistant et l’intrigue est centrée sur le narrateur du récit :

« Voilà quatre jours que nos deux armées se font face, ici, à Yarmouk. Comme le temps de Badr me semble lointain à présent. Lointaine aussi la razzia du mont Ohod où je pris l’avantage sur Mohammad et les musulmans qui, assurés de gagner, se précipitèrent sur le butin des Qourayshites. Les archers s’étaient jetés dans la mêlée et avaient oublié de défendre l’arrière-garde de l’armée musulmane. C’est à ce moment précis de l’engagement, alors que nous commencions à perdre du terrain, que je lançai ma cavalerie ; elle ne craignait plus les flèches de nos ennemis trop occupés à ramasser les dépouilles des Quourayshites. » (p. 261)

Dans cet énoncé, le personnage Mohammad est seulement mentionné. Il ne fait l’objet d’aucune narration et ne participe à aucun événement. C’est le personnage Khalid qui raconte ce fait pourtant marquant dans la vie du prophète, à partir de son point de vue et de sa propre perception. Cette bataille de l’histoire musulmane qui occupe une place importante dans la tradition islamique est racontée de manière à ce que le narrateur soit le seul acteur principal du récit, s’appropriant ainsi toutes les actions « je pris l’avantage, nous commencions, je

lançai…. »

Après avoir démontré que les personnages narrateurs du roman peuvent également remplir le rôle du personnage central dans quelques séquences de leurs récits, il convient de préciser que ces personnages en question sont issus – à l’instar du personnage principal – de la conscience historique. Que ce soit Khadija, Abou Bakr, Khalid et Aicha, ils ont tous marqué la tradition musulmane et sont tous perçus comme des figures clés de l’histoire de l’Islam. Néanmoins, devons-nous les percevoir en tant que personnages substituts ou bien en tant que

93

personnages immigrants pour reprendre la typologie du personnage historique proposée par Pavel ?137

Pour rappel, un personnage historique est immigrant lorsqu’il est emprunté de la sphère historique et introduit dans la fiction sans que celle-ci change son statut ou le reconstruise selon ses besoins narratifs. À la différence du personnage historique dit « substitut » qui subit au contraire les contraintes de la narration et se fait reconstruire par la trame romanesque. Cette reconstruction se fait, selon Jacques Martineau138 dès que ce personnage prend part à une action du récit ou assume des paroles qui participent à la fiction du roman.

Dans les quatre récits qui composent Le Silence de Mahomet, les personnages narrateurs participent à des actions attestées ou non par l’histoire officielle. Ils assurent eux mêmes la narration de leurs récits à la première personne du singulier « je » comme le démontrent les passages cités plus haut. Ce sont par conséquent des personnages substituts puisqu’ils contribuent à la fiction romanesque et sont construits par elle dans la mesure où le lecteur découvre le portrait de chacun d’eux. Ce constat nous permet d’affirmer (comme pour le personnage Mohammad) que la fiction prend la plus grande part dans ce roman dont les personnages sont historiques. Il nous parait alors nécessaire de se poser les questions suivantes : quelle relation entretiennent ces personnages narrateurs avec leurs récits respectifs ? Quel statut, en tant que narrateurs, occupent-ils vis-à-vis de leurs paroles ? Enfin y a-t-il une signification particulière à ce statut ou une fonction précise qui s’en dégage ?

Les théories littéraires distinguent plusieurs relations et niveaux de l’instance narratrice qui servent à délimiter le statut du narrateur. Dans Le Silence de Mahomet, les personnages narrateurs sont intradiégétiques puisqu’ils sont inclus dans le cadre spatio-temporel de leurs récits. Ils participent également à l’histoire qu’ils racontent. Ceci nous amène à reconnaitre un double statut à ces voix narratives : parfois elles sont hétérodiégétiques et parfois elles sont homodiègétiques. Le statut narratif double du roman s’explique par la présence des deux plans de narrations : tantôt le personnage principal occupe le premier plan de narration, tantôt ce sont les personnages narrateurs qui l’occupent. Il nous faut remarquer que lorsque ceux-ci se placent au premier plan de l’histoire, ils apparaissent comme les héros de leur propre récit. Vincent Jouve parle dans ce cas – là de personnages « autodiégétiques ».139

137 Déruelle Aude, p. 89-108 Op. Cit

138 Ibid.

94

Ceci dit, chaque statut du narrateur ou encore chaque niveau de narration possèdent un (ou plusieurs) effet(s) sur le récit : nous parlerons ainsi de fonction de narrateur. Selon Jouve, il existe deux fonctions essentielles qui assurent le fonctionnement du récit : la fonction narrative et la fonction de régie. Cependant, dans le cadre de notre travail, nous nous intéressons aux fonctions que le même théoricien nomme « les fonctions d’interprétation »140

puisqu’elles rendent significatifs le rôle et la relation du narrateur par rapport à son objet de narration.

Dans le roman de Bachi, nous distinguons deux fonctions : testimoniale et idéologique. La fonction testimoniale « renseigne sur le rapport particulier (…) que le narrateur entretient

avec l’histoire qu’il raconte »141. Autrement dit, elle concerne la relation entre les narrateurs avec le prophète puisqu’il est l’objet de l’histoire racontée. Chaque instance narrative se pose alors comme témoin des péripéties du personnage Mohammad. Le résumé de chaque récit que nous avons effectué plus haut démontre ce témoignage et précise ce dont a attesté chaque personnage narrateur. La présentation du personnage principal à travers les yeux des quatre témoins laisse apparaitre la forme d’adoration que chacun éprouve vis-à-vis du prophète. Khadija et Abou-Bakr le désignent par « Mon Bien-aimé » ; Khalid Ibn El-Walid admire son courage de son esprit de stratège. Quant à Aicha, sa jalousie et son amour pour son époux sont légendaires même au sein du discours religieux. Cette forme de présentation d’un personnage central par un personnage secondaire est nommée par Bourneuf et Ouellet une « fascination ». Elle sert à accentuer l’image héroïque du personnage et surtout à suggérer au lecteur un point de vue particulier sur le personnage.142

La fonction testimoniale qui dévoile l’admiration que vouent les personnages sus-cités au prophète se révèle toutefois subversive, voire même inscrite dans un registre ironique. L’ironie se fait parfois au détriment du narrateur lui-même. Par exemple, Abou Bakr est fasciné par le discours de Mohammad qui sait attirer à lui les jeunes de la Mecque. C’est du moins ce que démontrent ces quelques lignes :

« Tous les jeunes hommes de Mekka le vénéraient. Ils l’aimaient comme un père, ou comme un frère pour la plupart. Il savait attirer à lui les meilleurs jeunes gens de Mekka ; Saad était l’un d’eux bien qu’âgé d’à peine dix-sept ans ». (p. 131)

140 Idem p. 31.

141 Idem. p. 30.

95

Le même narrateur ajoutera plus loin à propos de Saad qui refusait de retourner chez sa famille et vivre avec eux : « c’était cette force d’âme que Mohammad insufflait à ses

compagnon ». (p. 133)

Dans ces deux extraits, le narrateur est témoin de l’adoration des jeunes gens pour le prophète et surtout comment celui-ci « savait » les attirer à lui et à sa cause. L’admiration du narrateur révèle de manière subversive et ironique l’esprit de manipulation dont jouissait son ami pour éloigner les jeunes de la croyance de leurs ancêtres et tirer le meilleur parti d’eux. Le discours supposé positif d’Abou Bakr n’est finalement pas si bénéfique pour l’image du prophète. Il contraste avec sa « fascination » qui rend magnifique le personnage central.143

Dans le même sillage, Khalid témoigne de la foi du prophète en la force militaire comme seul moyen de dominance et de survie. Il raconte :

« A l’inverse d’Omar, Abou Bakr et Mohammad acceptaient cette vérité : pour terrasser son ennemi, il faut déchainer une plus grande violence que lui ; et mieux vaut être le premier à le faire ». (p. 194)

Le regard admiratif que porte Khalid censé mettre en valeur la stratégie militaire du prophète de l’Islam ne fait que suggérer au lecteur son caractère guerrier. Il le présente ainsi comme conquérant des êtres et non des cœurs et que le stipule le discours coranique.

L’admiration chez les deux narrateurs implique de facto un registre ironique puisqu’en présentant ainsi « leur bien-aimé » et en mettant en valeur des faits qui, d’un point de vue moral sont jugés négatifs, dévoilent un contre discours religieux. Mais dans d’autres passages, nous retrouvons cette fois-ci, de manière explicite un jugement et une certaine gêne quant aux actes du prophète. Aicha avoue dans son récit une réticence à évoquer de certains faits. Voici ce qu’elle déclare :

« Que dire de Mohammad quand il trempa son glaive dans le sang des Juifs de Quouraydha ? En vérité ce fut surtout Ali et Zoubayr qui exécutèrent la sentence et égorgèrent tous les hommes de la tribu. Plus de six cents personnes ! Comme cette

143 Le lecteur ne peut que faire, à la lecture de ces lignes, le rapprochement entre l’emprise de manipulation qu’avait le prophète à l’égard de ces jeunes et l’endoctrinement islamiste dans les prisons ou via les réseaux sociaux dont sont victimes les jeunes notamment en Europe, afin de les encourager à commettre des attentats ou à rejoindre ce que l’on désigne par l’Etat Islamique. Voir à ce propos l’ouvrage de Del Valle Alexandre Le

Totalitarisme islamiste à l'assaut des démocraties publié aux Editions Les Syrtes, Paris, 2002. Nous citerons

dans la même thématique l’ouvrage de David Thomson Les Français Jihadistes, Editions des Arènes, Paris, 2014.

96

histoire est compliquée, et s’il n’y avait eu Rayhàana, je ne l’aurais contée, pour ne pas avoir à rougir des actes de mon bien-aimé. » (p. 321)

Dans cet énoncé, l’épouse du prophète témoigne du combat qu’il a mené à l’encontre des tribus juives de Médine et dont la conséquence a été la mort de plusieurs hommes et la captivité des femmes et des enfants. Mentionner ceci est, de la confession même de la narratrice, gênant et suggère de ce fait que ces actes d’un point de vue moral sont injustes et barbares.

Dans tous les extraits que nous venons de citer, nous retrouvons la fonction idéologique. Elle est présente dans un texte « lorsque le narrateur émet des jugements généraux (….) sur le

monde, la société et les hommes »144.

Nous décelons en effet dans ces passages un jugement implicite, amenant le lecteur vers un jugement inéluctable. Dans les extraits d’Abou Bakr et de Khalid, le caractère manipulateur et l’esprit guerrier du prophète ne peuvent être niés. Tandis que dans l’énoncé de Aicha, c’est un jugement explicite qu’elle émet sur les actes d’hostilité du prophète à l’égard des juifs. Le ton de l’aveu qu’elle prend pour rapporter ces actes mène le lecteur vers un jugement négatif et réprobateur de ces agissements.

À travers ce statut des personnages narrateurs et surtout de l’effet de sens qui s’en dégage, nous lisons un contre discours religieux qui rejoint et renforce plus le même type de discours que nous avons relevé dans l’étude de la figure du prophète.