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Dans les quatre récits, nous retrouvons le commentaire des narrateurs sur la spiritualité du prophète. Dans le chapitre que nous avons consacré à l’Islam vu par l’Occident, nous avons rapporté que la spiritualité du prophète et la foi monothéiste inédite qu’il propose sont source de polémique. Celle-ci est nourrie entre autre par l’illettrisme douteux du prophète le fait qu’il fut influencé par la tradition judéo-chrétienne. Les commentaires des quatre énonciateurs du roman font allusion à la polémique occidentale en ce qui concerne la spiritualité du prophète. Nous avons déjà relevé dans nos précédentes analyses que le prophète n’était pas illettré comme l’affirme son épouse Khadija. D’ailleurs, les autres narrateurs le confirment en se rapportant à des faits précis. Par exemple, voici ce que raconte Khalid Ibn-El-Walid lorsqu’il a demandé au prophète de s’engager par écrit à le protéger en cas de victoire:

« Mohammad retourna dans la grotte et en ressortit portant sous son bras un rouleau de parchemin qu’il déroula avant d’en couper un morceau. Il s’assit par terre dans la position du lotus et, armé de son calame, inscrivit les termes du contrat par lequel lui, Mohammad, s’engageait à me donner son aman s’il venait à vaincre tous ses ennemis. » (p. 252)

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Dans cet extrait, nous relevons clairement une contradiction vis-à-vis de la vulgate historique et du discours religieux265. Mais ce qui retient notre attention, c’est surtout la confirmation que le prophète n’est pas illettré. Bien que ce dernier fait ne soit pas mis au premier plan de l’extrait ce qui oblige le lecteur à le considérer comme un élément secondaire, l’implicite discursif est néanmoins édifiant pour la présente étude. Au-delà de l’apparence objective des propos de Khalid Ibn El-Walid, son témoignage conditionne la perception du lecteur qui n’aura d’autres choix que d’arriver à la conclusion suivante : le prophète est instruit. En quoi cela implique-t-il la référentialité du roman ?

En plus du fait que mettre en doute l’illettrisme du prophète est une contradiction explicite au discours coranique, il a toujours été soutenu par les détracteurs du prophète qu’il a lui même écrit le Coran. Voici ce qu’écrit Montgomery Watt à ce sujet :

« L’Islam orthodoxe soutient que Mahomet ne savait ni lire ni écrire ; mais cette affirmation est suspecte au savant occidental moderne parce qu’elle lui parait énoncée pour étayer que l’existence de son Coran est miraculeuse – œuvre qu’un illettré n’aurait jamais pu faire par ses propres moyens. »266

Nous comprenons à travers les paroles du chroniqueur que l’analphabétisme du prophète est un critère déterminent pour le discours religieux et coranique. Ce qui revient à dire de manière logique que toute remise en cause de ce fait est une contradiction à l’encontre de la doxa musulmane. La critique historienne que cite M.Watt au sujet de l’instruction du prophète implique un contre discours religieux, ce que nous avons déjà établi dans notre corpus lors de nos précédentes études. Nous remarquons par conséquent la présence d’un discours référentiel dans la mesure où Bachi, tout en faisant appel aux témoignages des quatre personnages narrateurs, s’inscrit dans la lignée de la polémique occidentale. En remettant en cause ce fait dans son roman, l’auteur porte préjudice à la version musulmane à l’image de la critique historiographique. D’un autre côté, nous retrouvons à ce sujet une dimension argumentative qui sert à faire valoir l’instruction du personnage Mohammad comme véridique par la logique des choses. Le passage suivant de Khadija témoigne de la portée argumentative du roman:

« Mon bien-aimé, je le répète encore, savait lire et écrire. Et Waraqa lui apprit même à lire l’hébreu. Sinon comment aurait-il pu commercer avec tous les marchands du monde ? Comment aurait-il pu s’instruire des croyances des

265 Nous avons déjà évoqué le sujet des contradictions lors de l’étude des personnages.

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nazaréens et des gens du Livre ? Mohammad était d’une intelligence et d’une curiosité telles que jamais il n’aurait accepté d’en savoir moins que les autres hommes. Il lisait donc pendant ses voyages » (p.69)

L’affirmation plus au moins véhémente de la narratrice quant à la capacité de son époux à lire et écrire à travers la phrase « je le répète encore » ne fait aucun doute. Ce qui retient aussi notre attention, ce sont les questions rhétoriques tenues par Khadija afin de prouver l’absurdité du contraire. Les dites questions sont biaisées267 car elles sont destinées à avoir une seule réponse déjà connue de l’énonciateur: le prophète n’est pas un illettré. Khadija répond elle-même à son questionnement dans la dernière phrase du passage ce qui confirme la valeur rhétorique de l’interrogation. Le recours à ces questions rhétoriques est une stratégie argumentative employée par la narratrice afin de faire adhérer le lecteur à son affirmation. De plus, ce passage et le recours au procédé interrogatif résonnent comme un jugement de Khadija sur la prétention miraculeuse défendue par le discours religieux. Ce point de vue argumentatif relevé dans les propos de la narratrice ne peut qu’influencer de facto le jugement du lecteur sur ce sujet.

Un autre point est selon nous important à relever concernant la dimension argumentative et l’illettrisme du prophète. L’argumentation est une référence aussi à la tradition occidentale et à la rationalisation du fait religieux entrepris par les chroniqueurs et les historiens occidentaux. Les propos suivants de Watt confirment cette référence implicite introduite par Bachi :

« Au contraire, on sait que de nombreux mecquois savaient lire et écrire et l’on présume par conséquent qu’un marchand tel que l’était Mahomet avait une certaine connaissance de ces arts. »268

Nous remarquons dans les propos de Watt le recours à la déduction logique afin d’infirmer l’illettrisme du prophète. L’appel à la logique et la déduction chez Watt nous le retrouvons

267 Nous empruntons cette qualification à Antoire Culioli cité par Ducard, Dominique « Une discussion biaisée : la question rhétorique dans le débat parlementaire » In : Argumentation et discours politique : Antiquité grecque

et latine, Révolution française, monde contemporain [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2003

(généré le 11 octobre 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/24846>. ISBN : 9782753538566. DOI : 10.4000/books.pur.24846.

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dans les paroles de la narratrice. Ce lien implicite constitue également un discours référentiel vis-à-vis de la critique occidentale pour faire valoir le discours antireligieux du roman.269

La question de l’analphabétisme du prophète n’est pas le seul élément qui nous permet d’aborder sa spiritualité problématique. Elle se trouve toutefois reliée à la question de l’influence judéo-chrétienne qui, selon toute vraisemblance appuie l’idée que le prophète est instruit. Voyons comment se concrétise ce second point.

Dans les deux premiers récits du Silence de Mahomet – ceux de Khadija et d’Abou Bakr – nous retrouvons la mention des nombreux voyages effectués par le prophète en Syrie. Durant ses voyages, il a pu rencontrer des moines et des prêtres nazaréens ou juifs270. La mention des voyages du prophète n’est pas significative à moins d’être reliée à son illettrisme. En effet, le caractère monothéiste de l’Islam et la ressemblance de nombreux thèmes coraniques avec les Anciennes Ecritures – tels que les histoires des prophètes, la fin des temps ou encore le jugement dernier – supposent que le prophète, instruit par ses connaissances bibliques a pu concevoir une religion et un livre sacré qu’il a lui même écrit. Les propos que tient Khadija quant à la capacité de son époux à lire même l’hébreu sont en fait une allusion à cette critique historique271. Nous retrouvons le lien entre les Gens du Livre et le prophète avant la révélation dans le témoignage suivant d’Abou Bakr :

« Quand nous arrivâmes dans un village peuplé de Nazaréens, Mohammad fut accueilli avec les honneurs tandis que moi-même j’y fus ignoré. Alors Mohammad descendit de sa monture et partit avec eux. Depuis sa première rencontre avec Bouhayra, Mohammad avait lié des rapports étroits avec les moines nazaréens ; de plus il était l’époux de Khadija dont le cousin était Waraka Ibn Nawfal, le prêtre de Mekka ». (p. 172)

Dans cet extrait il est fait mention explicitement des liens entre le prophète et la communauté monothéiste de l’Arabie à cette époque. Mais nous pouvons lire aussi, de manière implicite, que le personnage Mohammad est influencé par la doctrine de la dite communauté. Le narrateur rend compte de cette influence par le biais de l’expression

269 Dans le chapitre six de la deuxième partie, nous aurons à en reparler de cette référentialité à la critique historique mais suivant un autre point d’analyse.

270 Nous avons déjà fait mention de ces passages qui rapportent les rencontres du prophète avec ces moines vivants en ermites dans notre analyse des personnages. Voir la première partie chapitre trois.

271 Nous nous permettant ce qualificatif de notre part à propos des ces critiques en particulier car celles-ci ne relèvent pas seulement de la pensée occidentale mais elles existaient même chez les contemporains du prophète comme le démontrent de nombreux versets du Coran.

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« accueilli avec les honneurs », ou encore en qualifiant le lien entre son ami et les prêtres par « rapports étroits ». Les deux manières de présenter ce lien suggèrent que le prophète avait déjà conçu une croyance monothéiste avant la révélation divine comme cela est soutenu par le discours coranique.

Ajoutons à cela la dernière phrase du passage qui mentionne cette fois-ci un lien familial entre le prophète et les Gens du Livre par ses épousailles avec Khadija272. C’est une façon d’affirmer encore plus à l’intention du lecteur ce rapport particulier entretenu entre les deux parties. Le passage dévoile donc un point de vue subjectif de l’énonciateur et conditionne le jugement du lecteur. Ce dernier conclura que le prophète de l’Islam est influencé par la croyance judéo-chrétienne et qu’il s’en est inspiré pour concevoir le Coran.

L’instruction du prophète et son rapport à l’écriture biblique que nous retrouvons dans les propos des deux narrateurs contient aussi une référence à la critique occidentale. Celle-ci est souvent imprégnée d’un discours polémiste quant à l’authenticité du Coran et de son Messager. Le commentaire qui suit de Francesco Gabrieli démontre cette référence :

« On peut présumer que, du coté judaïque, il [le prophète] apprit quelques éléments du Pentateuque dans les versions souvent enrichies ou contaminées d’éléments midrachiques, et acquit une connaissance de quelques parties défigurées des livres des prophètes, de la littérature apocalyptique et pseudo-épigraphique. »273

En somme, tous ces passages que nous avons cités dans cette étude révèlent la spiritualité du prophète et sa foi à travers le regard et le point de vue des énonciateurs du roman. Les passages ainsi corrélés constituent une entreprise syllogistique à travers les points suivants : l’illettrisme non-avéré du prophète, l’influence des Ecritures sémiques sur sa doctrine ainsi que la dimension argumentative implicite. Ces trois éléments remettent en cause la spiritualité du personnage principal et ne peuvent que conditionner la perception du narrataire la concernant.

La spiritualité problématique ne se retrouve pas uniquement chez le prophète, elle déteint également sur celle des narrateurs du roman. Ils n’hésitent pas d’ailleurs dans leur récit à confier au lecteur leur propre pensée en matière de religion. Parfois, ils prennent position sur

272 Khadija est la cousine du prêtre nazaréen de la Mecque Waraqa Ibn Nawfel. Dans le roman de Bachi, c’est lui qui la donne en mariage au prophète.

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quelques faits relatifs à la foi et à la religiosité. Voici ce que déclare Abou Bakr à propos de sa conversion à l’Islam :

« Le lendemain, j’allai le trouver et lui prêter allégeance, à lui et à Dieu ; mais si je ne l’avais pas connu lui, je n’aurai pas cherché à connaitre son Dieu. Paroles graves pour un calife, j’en ai conscience, mais je détruirai ces pages éparses avant de mourir. Il ne faut pas qu’elles tombent entre des mains jalouses. Bien entendu, j’ai appris à aimer Dieu, seul, sans jamais me référer à l’ami fidèle. Mais là, je m’avance un peu trop, et je me mens sans doute. » (pp.128-129)

Dans cet extrait, Abou Bakr confie à son lecteur son engagement pour son ami. Mais dans le même sillage, il avoue que c’est le seul engagement qui soit vrai sous-entendant par là que son engagement pour Dieu est tributaire de sa fidélité au prophète. Cet aveu est explicite mais surtout significatif comme le démontre la phrase clé de ce passage : « Paroles graves pour un

calife, j’en ai conscience, mais je détruirai ces pages éparses avant de mourir ». Le calife

affiche alors dans ses paroles une foi douteuse et sans véritable fondement religieux. Même quand il déclare avoir connu Dieu sans l’intermédiaire du prophète, il se reprend en confessant le contraire.

Nous retrouvons la même confession chez Khalid Ibn El-Walid lorsqu’il parle de sa foi dans les termes suivants :

« Je crois en l’Islam et en son Dieu comme je croyais au Dieu de mon enfance à Mekka et que vénéraient les Mecquois avant l’avènement de Mohammad. Plus que tous, je crois en la force de l’homme, en la victoire obtenue sur le champ de bataille » (p. 192)

Dans ce passage, le narrateur met en opposition à travers la conjonction « mais » sa foi religieuse et sa force guerrière, tout en affirmant que la dernière est sa véritable source de croyance. De plus, en mettant sur un même pied d’égalité sa foi en Islam et son ancienne foi polythéiste à travers la comparaison dans la première phrase, Khalid Ibn El-Walid soutient que les deux religions ne sont pas différentes. Ces mots induisent au lecteur que l’avènement de l’Islam ne constitue guère pour le narrateur un point de départ nouveau. Son aveu implicite est renforcé dans la seconde phrase de l’énoncé où il confirme sa foi réelle en la force et la victoire sur un champ de bataille. D’un autre côté, le lecteur ne manquera pas de relever la distance que Khalid Ibn El-Walid met entre lui et la foi musulmane en déclarant d’emblée « Je crois en l’Islam et en son Dieu ». En effet, le choix du possessif « son » qui renvoie à la

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troisième personne du singulier plutôt que le possessif « mon » indique que le narrateur se démarque de son objet de discours.

Le même narrateur ne manquera pas d’ajouter plus loin dans son récit la déclaration suivante :

« Je n’ai pas me défier de mon armée ; elle est plus forte parce que je suis parvenu à lui inculquer une foi plus grande que celle que lui inspire Dieu ». (p.195)

Ce dernier énoncé confirme de manière explicite la distance entre le narrateur et sa religiosité censée être sans reproche. La déclaration en question n’est pas conforme au discours coranique qui affirme dans plusieurs versets que la victoire dans toute guerre ne peut être obtenue sans l’aide de Dieu.

Ainsi, chez ces deux narrateurs que sont Abou Bakr et Khalid Ibn-El Walid leur conversion à l’Islam est relative à leur statut d’amis du prophète et au rôle qu’ils ont joué en faveur de la nation musulmane. En ce sens, leur personnalité au caractère calculateur et cynique que nous retrouvons dans les extraits mentionnés plus haut et dans d’autres altère leur spiritualité et leur image de musulmans modèles et irréprochables. Elle contraste même avec le discours religieux qui soutient le contraire. Cette déduction de notre part se confirme à travers les thèmes qui régissent leurs récits respectifs, à savoir le pouvoir et la guerre que nous aborderons dans le prochain point.

Lors de cette étude de la spiritualité du prophète, nous avons constaté que la référentialité au discours polémiste de l’Occident ainsi que le lexique axiologique utilisé par les personnages narrateurs constituent des points d’appui à l’argumentation présente dans le discours du roman. Par conséquent, cette référentialité et ce lexique spécifique sont des stratégies discursives qui servent le discours antireligieux du Silence de Mahomet, ce qui constitue un positionnement idéologique de l’œuvre.