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La théorisation de l'art dramatique avance et les auteurs mettent davantage l’accent sur l'expressivité de la voix (c'est-à-dire la déclamation) au XIXe siècle. Avec le goût du public de l'époque, l'action théâtrale devient de plus en plus expressive (Chaouche, 2001, p. 10-19). En revanche, la tendance principale qui traverse la lignée rhétorique des travaux reste sans doute prescriptive. L'objectif premier de ceux-ci est de donner des règles et principes à suivre dans l'usage du geste à des fins didactiques, c'est-à-dire pour que les élèves (de la rhétorique ou de la bonne tenue) acquièrent un répertoire de gestes à pratiquer de manière spécifique. Au fur et à mesure que l'intérêt pour la philosophie et la science grandit au XVIIIe, l'étude rhétorique tend à se réduire à la conduite orale et à la rhétorique verbale (ou « rhétorique restreinte ») en Europe.

Or, en Angleterre, les pédagogues appartenant au courant « élocutionniste » sous l’influence certaine de Bulwer (1644 ; voir supra)

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L'étude de Du Marsais consiste à voir le rapport entre « sens figuré » et « sens propre » dans le discours, en distinguant 18 tropes. Pierre Fontanier approfondit cette question et isole les trois tropes comme essentielles pour le discours. La métaphore repose sur une logique de ressemblance entre les deux termes (d'où, on peut toujours insérer les expressions « comme », « semblable à ») comme dans je suis une animale (pour parler du caractère spontané) ; la métonymie consiste à désigner un objet par le nom d'un autre ayant un lien habituel, comme le contenant pour le contenu (verre pour alcool), l'objet pour la personne, la cause pour l'effet (zen pour calme) ; La synecdoque, proche de la métonymie, consiste à représenter un terme maximal par un terme minimal, sur la logique d'inclusion ou un rapport de nécessité, comme la partie pour le tout (voile pour bateau, tête pour personne, yeux bridés pour Asiatiques), le genre pour l'espèce ou le nom propre pour le caractère d'une personne. Pour plus de précision, voir les notes et l'introduction de l'édition récente de Du Marsais (1988) par Françoise Douay, et l'article de Arlette Michel (1999) pour le contexte historique de la rhétorique restreinte.

continuèrent d'étudier le geste dans leurs traités. Ce mouvement se caractérise par une rhétorique adaptée au domaine politique81 et/ou au domaine scolaire. L'ouvrage le plus marquant et le plus abouti fut Chironomia or, a traitise on

rhetorical delivery, de Gilbert Austin (Londres, 1806). Le traité d'Austin est

pluridisciplinaire, puisqu'il est le résumé exhaustif de la rhétorique antique, mais aussi qu'il touche au discours public, à l'éducation, à l'art et au théâtre, de sorte que son lectorat était très large (historiens, philosophes, orateurs publics, acteurs de théâtre, chercheurs). Dans son traité, Austin traite différents types de gestes et de mouvements du corps qui créent différentes sortes d'effet. Sa classification est détaillée selon la forme et le mouvement — dont nous rendrons compte plus bas (§ 4.5.) —, mais aussi on voit, comme le montrent les illustrations, une tentative du découpage chronologique du mouvement, à l'instar de l'expérience cinémato-photographique de Muybridge ou de Marey à la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, Austin utilise un système de notation moderne, qui consiste à noter des gestes catégorisés sur le corpus verbal. Il insiste sur l'importance de l'entraînement pour l'apprentissage de l'action oratoire, mais fait prévaloir la prononciation sur le geste dans l'ordre de l'apprentissage de « public speaking ».

L'influence du manuel d'Austin fut large82 et déterminante dans de nombreux ouvrages sur l'instruction scolaire de la rhétorique, publiés notamment en Angleterre durant le XIXe siècle et du début du XXe siècle (voir l'introduction de Robb et Thorssen pour l'édition de 1966). Ce courant, « l'élocutionnisme

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Pour quelques descriptions de gestes dans le discours politique en Angleterre, voir Efron (1972, p. 44-53).

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Par exemple, Jonathan Barber (Londres, 1831) publia Pratical traitise of gesture, qui est une sorte de manuel pour lire l'ouvrage d'Austin.

anglais », se soucie de répandre l'enseignement du discours public sur lequel les manuels scolaires se multiplièrent dans tout l'Occident (y compris l'Amérique du Nord). Le plus connu est sans doute Manual of gesture, d'Albert M. Bacon (1875, New York-Boston), qui est même rapporté, avec le traité d'Austin, au Japon au début du XXe siècle (Okabe, 1993)83. Du même esprit sont Du geste artistique

dans l'action oratoire, de Harmant-Dammien (1897, Abbeville) — sur lequel nous

reviendrons (§ 4.5.) —, How to gesture, d'Edward Amherst Ott (1902, New York), Essentials of effective gesture de J. A. Mosher (1916, New York). Avec l'obligation de la scolarité, ces traités caractérisèrent le comportement du peuple de chaque nation. Cela contribua sans doute à accélérer la modernisation comportementale de la population, qui débuta avec le XVIe siècle (voir § 3.2.).

2.6. Synthèse

Ce bref aperçu historique de la rhétorique suggère que les normes relatives à l'action oratoire et au geste, et l'importance accordée par les auteurs au geste, ont évolué dans les traités au fil du temps. Il y a un changement d'attitude envers le geste depuis le fondement philosophique des sophistes grecs, en passant par la modélisation de Quintilien et la récupération religieuse au Moyen Âge, jusqu'à la séparation de la rhétorique avec la science théâtrale et l'influence de celle-ci sur la rhétorique à l'Âge Classique. Nous remarquons que l'évolution ne fut pas linéaire : à chaque événement important pour la science rhétorique, comme la redécouverte des traités antiques, les normes furent revues. Enfin, nous assistons à un abandon progressif de l'intérêt scientifique porté au geste, abandon qui durera jusqu’au XXe siècle inclus.

Cet aperçu témoigne de l'évolution d’un certain contenu de la rhétorique. N'étant qu’un indice, il n’est pas la preuve directe de l'évolution effective du comportement des gens ordinaires. D'autre part, nous avons constaté la constance de l'arrière-plan philosophique tout au long de l'histoire rhétorique : l'idée du caractère universel du geste. En effet, parallèlement au souci descriptif, une

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Ici nous nous limitons à la connaissance du geste oratoire. En fait, l'introduction du public speaking eut lieu dans les années 1870, c'est-à-dire dès la fin de la société féodale du Japon, et la discussion fut animée dans les domaines de l'éducation, de la politique et de la linguistique. Voir l'article amplement documenté de Tomasi (2002) pour plus de détails.

réflexion a été menée sur la nature du geste et sur son rapport avec le langage et la pensée. La thèse universelle du geste va amener notamment certains philosophes des Lumières à se pencher, de façon introspective, sur la problématique s'articulant autour de la nature et l'origine du langage (voir § 4.1.), et ceci aura des retombées indirectes sur les recherches des sciences modernes des XIXe et XXe siècles, comme chez Darwin, Tylor, Wundt, Lévy-Bruhl ou Bühler (voir § 3.5.).

L'évolution de la rhétorique est celle des normes décrites pour un public particulier — les orateurs — dans le support écrit, mais il n'est pas certain qu'une telle évolution corresponde à celle de la masse populaire. Nous proposerons donc d'éclaircir, dans le chapitre suivant, la question de savoir comment le geste fut utilisé par les gens ordinaires, quelle fut sa place dans la société et la culture. Dans cette perspective, nous réexaminerons la problématique de l'évolution de la culture gestuelle des peuples.

L'objectif du chapitre précédent était de déchiffrer la culture gestuelle et son changement dans l'histoire à travers les normes relatives à l'action oratoire décrite dans les traités rhétoriques. Dans le présent chapitre, nous essaierons de nous focaliser plus précisément sur l'activité gestuelle des peuples, et c'est pourquoi nous qualifions notre approche d'« ethnographique ». Toutefois, il n'y a pas un type de domaine discursif ou un milieu social où le geste ait été décrit systématiquement au long de l'histoire. Par conséquent, notre point de vue débouche forcément sur une diversité descriptive. Mais notre intention est toujours la même, à savoir de prouver historiquement l'évolutivité de la culture gestuelle et d'analyser les facteurs sous-jacents à cette évolution.