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Il est, généralement parlant, difficile de regrouper des archives cohérentes pour reconstituer une image, même partielle, de la société et de la population d'une époque donnée dans l'histoire. Un tel travail est d'autant plus difficile que l'on remonte dans le temps et que le sujet concerne le geste, un des phénomènes éphémères de l'activité humaine. La parole peut être plus ou moins fidèlement transcrite et laisse sa trace comme texte écrit, mais ce n'est pas le cas du geste. En un mot, le geste est une substance plus éphémère que la parole du point de vue historique. Pour l'époque gréco-romaine, tout ce qui nous est disponible, ce sont des sculptures et des bas-reliefs ; les productions écrites ne donnent guère d'image complète du vrai paysage de la culture et de la société. L'interprétation de la

culture gestuelle aurait alors besoin de connaissances en histoire de l'art plutôt qu'en philologie.

C e p e n d a n t , A l d r e t e (1999) a essayé de reconstituer le comportement gestuel de la Rome antique à travers les archives du Ve siècle, dites Les

miniatures des manuscrits de Térence84 (parmi les collections existantes, voir, par exemple, Jones & Morey, 1930-31, qui regroupent 797 dessins), qui décrivirent différentes scènes de théâtre85. Après avoir comparé la d e s c r i p t i o n d o n n é e p a r

Quintilien sur les gestes et les gestes peints dans les dessins de Térence, Aldrete (1999) constate une similitude frappante entre les domaines textuel et pictural. Selon l'auteur, les descriptions du geste par ces auteurs correspondent donc, du moins partiellement, à la culture gestuelle des citoyens romains. Si nous reformulons la conclusion d'Aldrete, Institution oratoire de Quintilien peut présenter une valeur ethnographique pour la description du geste antique.

L'hypothèse d'Aldrete (1999) est la suivante : les scènes de théâtre sont ancrées dans la vie quotidienne de Rome et les gestes dessinés sont le reflet du comportement gestuel du peuple ordinaire. Avec différentes informations, l'auteur

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Publius Terentius Afer (190–158 av. J.-C.). Auteur de comédie romain. Pour ses manuscrits sont illustrés par des peintres anonymes, à différentes époques et à différents lieux. Voir Aldrete (1999) pour une précision sur la qualité de différentes versions.

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On estime que les illustrations originales — puisque plusieurs reproductions médiévales existent — furent dessinées au Ve siècle sur le modèle de théâtre antique, dans lequel les comédiens jouent le rôle des orateurs. Même si Schmitt (1990, p. 98) doute de la représentation de théâtre antique comme source d'illustrations, on peut du moins apprécier des représentations picturales de la rhétorique antique, notamment celle de Quintilien. Aldrete (1999) consacre le chapitre 2 à ces dessins (il donne des références plus larges sur cette question). D'autre part, dans Austin (1806/1966), il y a quelques dessins qui illustrent des gestes décrits par Quintilien. Voir aussi Aldrete (1999), chapitre 1 dans lequel l'auteur fait, d'après le texte de Quintilien, des montages de gestes sur le modèle d'une statue antique.

Miniature pour Andrea (Acte I, Scène I). Térence. Biblioteca Apostolica Vaticana, Vatican (circa 825).

Comoediae - Directorio vocabulorum. Publius Terentius Afer (Térence). Édition de Johann Gruninger, Strassburg (1496).

considère que Rome aurait développé une culture gestuelle particulière, car : 1) comme une part importante de sa population était d’origine étrangère, le geste pouvait fonctionner comme lingua franca ; 2) par de multiples occasions du discours public devant une assistance importante, qui rassemble dans un espace étendu — problème acoustique que la science architecturale ne savait guère surmonter (et ce, malgré la persévérance de Vitruve, auteur romain du célèbre traité sur l'architecture) —, il était nécessaire de s'exprimer clairement même au niveau gestuel. Le premier point s'explique aussi par le fait que le mime et la pantomime se développèrent et le second suggère que les habitants étaient exposés à la nécessité de comprendre un certain nombre de gestes, en contribuant à la stabilisation d'un répertoire gestuel commun pour le peuple romain. Aldrete (1999) suppose que la gesticulation du théâtre et de la couche populaire est largement influencée par le savoir gestuel de l'art oratoire de Quintilien ou Cicéron. C'est ainsi que la culture gestuelle en Italie fut particulière. Cette hypothèse est originale et précieuse pour ceux qui s'intéressent à l'histoire de la culture gestuelle en Italie, car elle permettrait de poursuivre une étude comparative du geste italien d'un point de vue diachronique.

L'hypothèse d'Aldrete concerne le maintien de la culture gestuelle à une époque donnée, plutôt que son changement. Nous développons cette hypothèse. La raison pour laquelle une riche culture gestuelle était épanouie à Rome, se résume principalement à l'atmosphère libre et démocratique et à la stabilité sociale de cette ville cosmopolite. Cet état non seulement — comme la place des artistes du corps dans la société le prouve — permet aux citoyens de s'exprimer librement, mais aussi les oblige à porter attention au discours des autres pour une meilleure intercompréhension entre différents milieux sociaux et/ou ethniques. De plus, non seulement le geste mais aussi l'acte de communication en général, s'accompagnaient d'une dimension éthique et morale comme cela était le cas dans la tradition rhétorique de Quintilien. En conséquence, l'attention du peuple romain de l'époque antique portant sur le comportement gestuel était aiguisée par la liberté expressive et l'obligation sociale comme moyen de communication. Nous pouvons alors retenir multiculturalisme, échange socialement actif, liberté expressive, éthique communicationnelle, comme facteurs de l'enrichissement de la

culture gestuelle dans la Rome antique.