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Fluctuation du comportement gestuel de la bourgeoisie et de la noblesse

Dans le chapitre historique de son ouvrage Gesture, race, and culture (1972), David Efron a pour objectif de démontrer le caractère dynamique de la culture gestuelle à travers quelques contre-exemples des stéréotypes qu'on a sur les gestes de deux peuples. Il montre que les Français, considérés comme « gesticulateurs généreux » aujourd'hui, ont connu une période de retenue gestuelle et que les Britanniques, considérés comme « peu gesticulateurs », étaient gesticulateurs à une époque donnée. Puisque l'ouvrage d'Efron (1972) est devenu rare, mais qu'il reste le plus abouti dans l'histoire de l'étude gestuelle (Kendon, 1982, 1997, s.d.), nous proposons de rapporter sa description du comportement gestuel de la classe bourgeoise française, en y apportant quelques compléments

l’emporte : « [d]ès lors que la sensibilité l'emporte, le naturel est au goût du jour et il va sans dire que l'illusion théâtrale est exclusivement envisagée sous l'angle du naturel, par opposition à l'artificiel. » (Chaouche, 2001, p. 441). À partir de ce point, il entre dans des conseils pour des mouvements, à savoir comment rendre l'action agréable aux yeux du spectateur. Après A.-F. Riccoboni, la comédie devient moins emphatique, moins ostentatoire tant au niveau de la voix que dans l'éloquence du corps. Le ton déclamatoire commence à être abandonné pour la voix naturelle. Ainsi, la voix « véhémente » qui était le type de voix courant dans le théâtre auparavant, contesté vers le milieu du XVIIIe siècle et qui disparaît à la fin de ce siècle. Ce qui est compliqué dans cette période, c'est qu'il y aura encore la mode de l'exagération gestuelle après la Restauration (voir ci-dessous, les témoignages de la comtesse de Genlis ou du comte Vaublanc).

d'information supplémentaires et en y mêlant notre interprétation des données d'Efron.

Le standard de la classe de l'élite du Moyen Âge en Europe était l'émotion vigoureuse et le tempérament discret du « gentilhomme d'épée ». Comme nous l'avons vu, ce comportement gestuel fut codifié et ritualisé, et la connaissance du code gestuel était vitale (au sens premier du terme) pour ceux qui appartenaient à la classe de l'élite. Cet idéal allait être remplacé par la notion de « courtisan » au XVIe siècle en France. Ce mouvement fut impulsé dans la cour d'Henri II à la fin du XVIe siècle : la mode italienne de la langue et du comportement fut importée dans le milieu courtisan par la Florentine Catherine de Médicis (1519–1589). Dans la haute société, se mit en route une sorte d'« italianisation » de la langue et du comportement (idiome, manière, vêtement, geste) des Français. Ainsi, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, pénétra un modèle autre que celui du « gentilhomme d'épée », modèle selon lequel la gesticulation n’était plus considérée comme comportement malpoli, vulgaire ou barbare dans la classe noble et bourgeoise. Ainsi, beaucoup de courtisans parisiens commencent à articuler leurs mains d'une manière plus expressive103. Ce fut le début du baroque104.

Au XVIIe siècle, ce paysage comportemental sera affecté par la notion d'« honnête homme », le modèle de la classe bourgeoise ascendante et la « préciosité » parmi les femmes aristocrates qui déclenchèrent une nouvelle série de normes comportementales caractérisées par les mots d'ordre « grâce, mesure, raison ». Ainsi ce qui prévalait était la « bienséance du corps » ou la gesticulation

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On lit dans Henri II Estienne, Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps. (1578, cité par Efron, 1972, p. 53-54, sic) :

Celtophile. — Voulez-vous dire qu'il-y-a du changement des personnes, non seulement en ce qui concerne le corps, mais aussi quant à l'esprit ?

Pilasvone. — Oui, quant à plusieurs, et principalement des courtisans. Car ils n'ont pas seulement changé d'habits … mais aussi de gestes et contenance, mesmement d'alleure, et quasi de toutes façons de faire visitées en la conversation ordinaire. Voire ils en sont venus jusques à faire de grands vices des vertus, et de vertus en faire des vices. Et s'est faicte une telle revolution en leur cerveau: qu'ils aiment ce qu'ils ont hay, et hayssent: ce qu'ils ont aimé. Vela pourquoi il ne vous faudra pas estonner quand vous serez à la court, si vous voyez que plusieurs choses qui estoyent trouvés fort inciuiles le temps passé, et qui aussi vraiment sentent leur grobianisme, y sont maintenant les fort bien venues

Celtophile. — Et les françois italianizent-ils en [les] gestes ? …

Pilasvone. — … ie-ay souuenance de ce que ie vous vay dir: c'est que plusieurs s'accomodent à la mine Italiennée…

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Le Baroque est un mouvement artistique qui suit la Renaissance, c'est-à-dire à partir du quatrième quart du XVIe siècle jusqu'au milieu du XVIIe siècle en France, mais parfois inclut le Classicisme ou le Classique (sous le nom du Baroque classique) qui va durer jusqu'au milieu du XVIIIe siècle et le Rococo jusqu'à la fin de l'Ancien régime (1789). L'appellation « Baroque » a été aussi transposée dans le domaine littéraire.

« modeste » mais « gracieuse », qui expriment la « maîtrise de soi » en toute circonstance et la primauté de la raison sur l'émotion, et qui représentent la société polie et la civilité, comme dans la littérature représentée par Corneille (1606–1684), Racine (1639–1699) ou Molière (1622–1673). La littérature de manière fut florissante comme dans L'honnête homme ou l'art de plaire à la cour (1630) de Nicolas Faret ou la littérature de préciosité de Mademoiselle de Scudéry (1607–1701). Il est à noter que cette période correspond à la récupération mondaine de la rhétorique renaissante de l’élite, comme on le voit dans le traité de René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours et pour le bien animer (1673 ; voir § 2.4.). Au niveau de l'action oratoire, étaient mal vues la voix haute (ou véhémente) et la « gesticulation », mais la modestie gestuelle et la maîtrise de la voix étaient considérées comme vertueuses. Mais cet idéal de l'être semble exister dès le XVIe siècle. Par exemple, Henri [II] Estienne (1578), imprimeur érudit105, témoigne que « les Francés ne sont pas gesticulateurs de nature, et n'aiment les gesticulations » (1578/1970, p. 323, sic), sans doute pour dénigrer la mode étrangère de la cour de l'époque. Parler avec les mains était vu, nous l'avons dit, comme un type de comportement des « étrangers » ou des gens « mal élevés » ou des « paysans ».

D'autres témoins sont d'autant plus intéressants qu'ils comparent l'époque de « l'honnête homme » à la période suivante. Par exemple, le comte de Vaublanc (1756–1845) témoigne du changement du style au théâtre dans ses mémoires publiées en 1833 : « [a]u reste, je suis convaincu que tous ces hurlements, ces beuglements, ces efforts convulsifs, en accoutumant le spectateur à cet hideux spectacle ont engendré insensiblement la tourbe des dramaturges et toutes ces représentations que nous voyons depuis les dernières années de la Restauration. Il me semble facile de prouver que la déclamation et le jeu des acteurs étaient bien différents sous Louis XIV et du temps de Racine »106. Le comte de Vaublanc parle probablement du théâtre « naturaliste » théorisé par A.-F. Riccoboni en 1750, que nous avons vu dans la section précédente. Comme le comte de Vaublanc ne doit

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Efron (1972, p. 53) cite Henri Estienne comme linguiste, mais ce n'est pas exact, bien qu'il ait traduit des ouvrages grecs et latins en français. D'autre part, comme son grand-père, le chef de la famille des Estienne s'appelait aussi Henri, on le nomme communément Henri II. À ne pas confondre avec le roi Henri II.

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Mémoires sur la Révolution de France, et recherches sur les causes qui ont amené la Révolution de 1789 et celles qui l'ont suivie.Paris, Dentu. Efron (1941/72, p. 59) cite l'édition de 1883.

pas avoir connu la reine de Louis XIV (1638–1715), on suppose que le style Louis XIV dura tout au long du XVIIIe siècle et déclina par la suite.

De même dans le domaine privé, la comtesse de Genlis (1746–1830) rapporte ceci dans le chapitre sur le geste de son traité sur la manière, publié en 1818107 : « [l]es femmes ne gesticulaient point autrefois. On trouvait que leur maintien devait toujours être calme, et que gestes en parlant étaient la douceur et la modestie. L'intérêt qu'elles ont pris depuis aux affaires publiques [la Révolution] les rendent plus animées dans la conversation […]. ». Cet « autrefois » dont parle la comtesse n'est pas autre chose que la période de « l'honnête homme » et de la « préciosité ». Les témoignages du comte et de la comtesse prouvent que non seulement les Français au XVIIIe siècle n'étaient pas « gesticulateurs », mais aussi qu'il y a eu un autre changement comportemental aux alentours de la Révolution Française, y compris à la Restauration au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : l'ère de « l'âme sensible » du Romantisme, époque représentée par Diderot (1713–1784) ou Rousseau (1712–1778). Cette période correspond au début de la « théâtralisation » de la rhétorique (voir § 2.4.), mais on peut supposer que cette tendance semble s'accentuer au XIXe siècle d'après les témoignages qui viennent d'être cités.

Tous ces témoignages rapportés par différentes personnalités sont remarquables, puisqu'ils correspondent, comme cela était le cas de l'Antiquité, au changement attesté dans les traités rhétoriques de l'époque. Autrement dit, la culture gestuelle se répand dans différents domaines, tels que le théâtre, la rhétorique ou le domaine civil. D'autre part, ces informations indiquent que l'évolution du comportement gestuel s'observe, même chez les gens de la haute société. Il est enfin à noter que chaque moment de changement est souvent lié à un événement dans l'histoire : l'arrivée d’une reine étrangère à la cour, la stabilisation de la monarchie ou la Révolution. On peut alors supposer que le comportement

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Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, ou l'esprit des étiquettes et des usages anciens, comparés aux modernes. Paris, Mongie, 1818, vol. 1, p. 240 (cité par Efron, 1972, p. 58). Notons qu'Efron (1972, p. 56) cite un autre passage de la comtesse de Genlis, qui nous paraît contradictoire, puisque la comtesse de Genlis parle du retour au calme : « [d]ans l'ancienne société, éteinte ou dispensée depuis la révolution, on entendait partout des exclamations qui exprimaient l'étonnement, la désolation, l'horreur, ou l'enchantement et l'enthousiasme […] Aujourd'hui ces exagérations sont fort affaiblies ; les femmes surtout sont beaucoup plus froides » (Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, ou l'esprit des étiquettes et des usages anciens, comparés aux modernes. Paris, 1818, vol. 1, p. 212-213). Il se peut qu'Efron se trompe sur l’identité de l'auteur de ce passage. Toutefois, nous n'avons pas pu vérifier cela, faute de document.

gestuel est sensible à l'événement historique et au climat de la société résultant de cet événement.