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La difficulté de la compréhension de la culture gestuelle est encore vraie pour le Moyen Âge. Dans cette période, il y a un nombre considérable d'iconographies et d'archives, mais leur forte connotation religieuse ou élitiste masque souvent la plus grande partie de la réalité des citoyens.

N é a n m o i n s , l a s p é c u l a t i o n e s t p a r f o i s possible86. Par exemple, l'art de la pantomime, des histrions et jongleurs disparut après la chute de l'Empire romain et la p u i s s a n t e m o n t é e d u christianisme généralisé en Europe (van Rijnberk, 1954) ; or, à partir de la fin de XVe siècle apparaissent des dessins (ceux de Hans Holbein, par

exemple) où on atteste des scènes d’acteurs et de danseurs qui font des gestes obscènes à caractère sexuel, comme cela s'entrevoit dans l'illustration. On peut spéculer que la censure de l'église sur le théâtre populaire s'atténua

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On retrouve quelques descriptions de gestes de la classe populaire de l'époque dans les travaux des historiens qui s'intéressent à la société populaire (entre autres, Muchembled, 1988, 1992 ; Flandrin, 1975). Contrairement au cas de la classe bourgeoise et aristocrate, pour la description de la culture paysanne, les historiens ne disposent que de ressources limitées, sinon fort connotées de jugement négatif (par exemple, Traité des superstitions, de Jean-Baptiste Thiers en 1679), d'où s'impose la nécessité d'une certaine interprétation contemporaine.

Hans Holbein, Kaiserheimer Altar (1502) (Alte Pinakothek, Munich).

progressivement (Schmitt, 1990, p. 260-261 ; voir aussi p. 263-273). Il semble ainsi que la culture gestuelle établie sur la philosophie antique ou la morale religieuse ait été remplacée par une gesticulation exagérée et de grande envergure dans certains milieux au Moyen Âge.

C u r i e u s e m e n t , c e l a coïncide, dans l'histoire de l'art,

avec l'apparition des peintres de genre populaire, notamment en Flandre comme Bosch (1450–1516) ou Pieter Bruegel l'ancien (1525–1569), vers la moitié du XVIe siècle. Dans ces tableaux, on entrevoit des scènes d’indiscipline, de rudesse, de grossièreté, d’obscénité de la classe populaire et paysanne, et même des images scatologiques, tout comme dans l'œuvre burlesque de Rabelais (circa 1449–1553) en France. Mais il ne faudrait pas interpréter le sens de ces tableaux comme une manifestation du goût de l'époque, au contraire il faut y voir — comme dans le mouvement « kitsch » de l'art moderne — une tendance « moraliste » voire « moralisatrice », selon laquelle la représentation picturale vient dénigrer les « mauvaises façons » de la classe populaire87. Ce faisant, la tendance reste encore caricaturale, c'est-à-dire que le regard de la classe de l'élite paraît quelque peu indulgent vis-à-vis des « mauvais comportements ». Probablement, ces peintures servirent à illustrer des contre-exemples pour des citadins flamands et allemands — sous la garantie morale de l'église —, ou à faire jouir la classe bourgeoise, de sa supériorité de classe, plutôt qu'à inculquer des règles élémentaires de bienséance à la population pauvre (Muchembled, 1992, p. 142).

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Par exemple, à propos du tableau de Pieter Bruegel l'ancien, intitulé Le mercier pillé par les singes(1562, Rijksmuseum-Stichting, Amsterdam), Muchembled (1992, p. 146) commente : « [w]ithout trying to force the interpretation, it seems evident that Brueghel plays with the opposition between nature and culture. By being amused the urban upper classes that owned such prints were able to see a difference between the "animal world' of the countryside and their own. Surely this is the first stage on the path to a moralization which would lead to an aversion to the lower part of the body and vulgar gestures. ». Cette remarque s'applique aussi à une autre gravure intitulée Lust (1558, Anvers), ou d'autres tableaux des Bruegel.

Le mercier pillé par les singes (1562), Pieter van der Heyden, d'après Pieter Bruegel l'ancien. Gravure (Rijksmuseum-Stichting, Amsterdam).

La même logique s'applique aux ouvrages de l'éducation de la manière88. La parution en 1530 de La civilité puérile (De civilitae morum puerilium) de Desiderius Erasmus Roterodamus, dit Érasme (1467-1536) instaure le début de l'apprentissage de nouvelles règles de courtoisie — au nom de la « nature » et de la « raison » — par les enfants du milieu bourgeois, qui se distinguera progressivement du style de gestes et de corps du milieu populaire. L'impact de cet ouvrage sur l'éducation des enfants de la classe supérieure fut considérable et spectaculaire dans toute l'Europe (traduit dans la plupart des langues locales). Le livre d'Érasme servit à la « standardisation »89 des « bonnes manières » et des comportements pendant plus d'un siècle, en contribuant à la transformation du comportement de la classe supérieure et urbaine. Dans la même période, grandit l'intérêt pour le geste, ou plus précisément, la « (socio)psychologie des gestes » (signaux extérieurs des émotions cachées) et pour le geste comme dispositif de distinction sociologique. Une telle réforme du comportement gestuel s'étendit à travers toute l'Europe90.

Cependant, ce « processus de civilisation (Prozess der Zivilisation) » (Elias, 1939) ou « modernisation gestuelle » (Muchembled, 1987, 1992) était encore plus lente et moins profonde chez les paysans91. En fait, à partir du XVIIe siècle, le caractère normatif et répressif deviendra de plus en plus fort par rapport au siècle précédent92. Le rôle de la peinture dans l'éducation gestuelle et

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Signalons quelques ouvrages de la littérature des morales et de la manière : Vegio Maffio, De educatione liberorum et eorum claris moribus (Paris, 1508), sur l'éducation du geste de modestie, destiné aux garçons nobles ; Paolo Cortese (ou Cortesi), De Cardinalatu (Castro Cortesio, 1510), pour une recommandation du geste à gravité sénatoriale ; le chapitre « Gestus » il s'agit de la physiognomie plutôt que du geste proprement dit ; Castiglione Baldassare, Il Cortegiano, (Venise, 1528), impliquant une contre-indication de gestes affectifs et une recommandation des gestes de gratuité des Espagnols et de non-vivacité comme dans les gestes de Français ; GiovanniDella Casa, Galateo, (1555), annonçant le contrôle conscient de gestes comme idéal catholique, avec une énumération de gestes interdits ; Stefano Guazzo, La civile conversatione (Brescia, 1574) ; Paolo Mattia Doria, Massime del governo spagnolo a Napoli (Naples, circa 1700), présentant la moquerie concernant les gestes d'Espagnols caractérisés comme arrogants. Voir aussi l'étude consacrée par Alain Pons (1999) à l'Italie au XVIe siècle et Ricci (2002) pour certains des livres cités ici.

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Burke (1992) utilise même les termes « langue » ou « grammaire » du geste : « [i]n other words, there was at this time an increase in concern not only with the vocabulary of the language of gesture […], but also with its "grammar" (in the sense of the rules for correct expression) and with its various dialects (or sociolects) » (Burke, 1992, p. 75).

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D'après Peter Burke (1991), s'observela montée du style nordique du geste même en Italie. Cet auteur fait une observation du changement synchronique des gestes chez les hommes de la classe supérieure durant les XVIe-XVIIIe siècles en Italie à travers les sources disponibles de nos jours.

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« The peasant world displays an extraordinary capacity for passive resistance, thus preserving the substance of its world view […] » (Muchembled, 1992, p. 141).

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Cela s'avère être presque une stigmatisation sociale : « [t]he body certainly reflects cultural practices. The body of the sixteen-century couturier, the seventeen-century "honnête homme", and eighteenth-century "homme éclairé" distinguishes itself both from animals and from the rude or gross manners of the lower

corporelle se précise, en indiquant ce qu'il ne faut pas faire (Muchembled, 1992, p. 147). Il en va de même dans les ouvrages écrits, comme Traité des superstitions de Jean-Baptiste Thiers (1679). La « normalisation » comportementale ne fut pourtant pas immédiatement au rendez-vous chez les gens du milieu populaire, à cause de leur attachement profond à leur tradition durant le XVIIe siècle. Par exemple, les gestes relatifs à la séduction et à la sexualité furent codifiés mais appris et transmis d'une génération à l'autre lors de certaines pratiques sociales (par exemple, pour le mariage) sous le contrôle et la surveillance de l'autorité familiale pour garantir la stabilité de la société locale93. Ainsi, nombre de pratiques gestuelles de la classe populaire n'ont pas changé durant la période concernée malgré la répression de l'instance publique ou religieuse.

De cette façon, l'écart des normes comportementales, entre celles de la classe paysanne et populaire et celles de la classe urbaine et bourgeoise, se creusa progressivement à partir du XVIe siècle (Knox, 1990) et ce, jusqu'au XVIIIe siècle. De là s'instaura une « bipolarisation culturelle de codes sociaux », exprimés dans le corps et les gestes, en Europe (Muchembled, 1987, 1992). Ce procès passe alors par trois phases successives : 1) l'apparition du message de la valeur nouvelle (civilité) sur des objets ou actes ; 2) la résistance contre cette valeur de la part de la population, s'accompagnant de la définition de l'incivilité ; 3) l'intériorisation lente des nouvelles valeurs par la population jusqu'à la normalisation de celles-ci au sein de la société. C'est seulement à partir du XVIIIe siècle que la minorité de ces populations commence de « se convertir » à de nouvelles normes gestuelles. Le processus de mutation comportementale et gestuelle était enfin à l'œuvre pour la masse. À la fin du XVIIIe siècle, les gestes de chacun se situent à la croisée de deux types de normes, celles des paysans et celles des citadins, et ce, variablement selon la distance spatiale et/ou psychologique entretenue avec les nouvelles valeurs (par exemple, la proximité de la ville, l'intensité du milieu religieux et le degré de cohésion du groupe paysan)

classes » (Muchembled, 1992, p. 141).

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La spécificité gestuelle du monde rural ne se limite pas au seul domaine marital, mais s'étend également aux pratiques de magie (dont le but est multiple, comme la cure, la malédiction, la prière, etc.). Cela est corrélé à la variation régionale et sociologique (statut, sexe, âge). En effet, ces divers rites et coutumes dépassent largement le domaine de gestes et du corps.

(Muchembled, 1987, p. 99-100). La « confusion de Babel » fut la réalité gestuelle de l'Europe médiévale et renaissante (Knox, 1990, p. 103).