• Aucun résultat trouvé

Vue à hauteur d’homme : le point de vue physique de Caillebotte

C’est à partir d’endroits familiers que Caillebotte choisit de peindre des scènes urbaines. Il marche dans les rues du quartier de l’Europe et observe les différents sites dominés par les immeubles imposants. Il situe ses toiles dans le cadre de la nouvelle architecture haussmannienne, car ce choix lui semble naturel. Il est chez lui.

Caillebotte quitte son appartement et son atelier pour s’inspirer de l’activité de la ville moderne, vue depuis la rue. Son quotidien est marqué par des promenades et une recherche d’espaces pouvant être intéressants pour ses futures toiles. C’est d’ailleurs la singularité des lieux de la nouvelle ville qui l’incite à opter pour des représentations aux effets spectaculaires. Ses relations artistiques, nourries par de nombreuses rencontres aux « dîners du samedi », chez son ami Joseph De Nittis, permettent d’émettre quelques hypothèses concernant son étude de la rue. Ces rassemblements réunissaient certains de ses confrères, dont Edgar Degas, Marcellin Desboutin et Édouard Manet, puis certains romanciers et critiques d’art, tels que Alphonse Daudet, Jules Claretie et Louis-Edmond Duranty50. Leurs conversations étaient alimentées par des débats au sujet de nouvelles

formes d’expression. Le critique d’art français réaliste et l’un des premiers à défendre les impressionnistes en 1876 dans son manifeste La nouvelle peinture, Louis-Edmond Duranty, exprime son opinion au sujet de la relation entre l’artiste et la rue, ce qui nous permet de faire quelques rapprochements entre Caillebotte et les sujets qu’il choisit :

L’idée, la première idée a été d’enlever la cloison qui sépare l’atelier de la vie commune, ou d’y ouvrir ce jour sur la rue […]. Il fallait faire sortir le peintre de sa tabatière, de son cloître où il n’est en relations qu’avec le ciel, et le ramener parmi les hommes, dans le monde. On lui a montré ensuite, ce qu’il ignorait complètement, que

50 Marie Berhaut, Caillebotte : sa vie et son œuvre, catalogue raisonné des peintures et pastels, Paris, La

notre existence se passe dans des chambres ou dans la rue, et que les chambres, la rue, ont leurs lois spéciales de lumière et d’expression51.

En faveur de la peinture de la vie moderne, Duranty précise les règles qui, selon lui, doivent être prises en compte par les peintres. La production artistique de la deuxième moitié du XIXe siècle est, pour ce théoricien, une façon de figurer la vie dans le paysage urbain. Pour

cela, un des moyens envisagés est celui de l’exploration extérieure. Les artistes reproduisent ce qu’ils perçoivent en réalité et découvrent de nouveaux aspects, voire de nouvelles subtilités, propres au monde extérieur, comme les variations lumineuses et atmosphériques. Comme Duranty fréquentait ces « dîners du samedi », nous pouvons penser que ses idées ont pu influencer le peintre, ou au moins être compatibles avec celles de Caillebotte. D’ailleurs, leur relation amicale et artistique ne s’est pas arrêtée en 1876. Elle continua d’exister jusqu’en 1879, car Caillebotte cite Duranty dans une de ses lettres écrites à Claude Monet52. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de relever ici la proximité

entre les écrits de l’un et la peinture de l’autre. En fait, au moment même de la parution du manifeste de Duranty, Caillebotte capte des scènes depuis la rue, à hauteur d’œil, c’est le cas dans Le Pont de l’Europe. L’année suivante, en 1877, il s’appuie sur une autre observation depuis la rue, tout aussi spectaculaire que la précédente. Son point de vue se situe là-même où tous les spectateurs de l’époque reconnaissent une vue familière. Debout, devant le paysage urbain, Caillebotte saisit un panorama qui lui sert à décrire en détail le site exploré. À hauteur d’homme, il reproduit l’effet alourdissant des immeubles qui, de surcroît, est ressenti par les promeneurs depuis la rue. Cette position dans l’espace peut également être prise par le spectateur. Il peut, en quelque sorte, prendre la place de Caillebotte et observer ce que l’artiste a perçu et observé.

Si la première idée, selon Duranty, a été d’éliminer les murs séparant l’atelier du monde extérieur, celle qui démontre véritablement le rôle de l’artiste dans la ville est son attitude de flâneur. Pour quelle raison ? Le flâneur observe Paris d’un œil aiguisé et

51 Louis-Edmond Duranty, La nouvelle peinture : à propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries

Durand-Ruel, Caen, L’Échoppe, 1988 (1876), p. 36.

intéressé53. Il se promène dans un but précis, capter la vie contemporaine. Ce sujet est

fascinant à ses yeux, car il représente l’époque dans laquelle il vit. Manet, Degas et Caillebotte entrent dans cette catégorie du flâneur, du « Parisien moderne »54. L’objectivité

avec laquelle ils rendent le paysage urbain puis l’intérêt pour le décor urbain caractérisent leur art. Le flâneur fait une étude patiente de la réalité et reproduit ses observations en détails55. Si nous en jugeons par la place importante qu’il occupe dans les écrits littéraires

de l’époque, le flâneur était l’un des principaux observateurs du spectacle de la vie quotidienne à Paris au milieu du XIXe siècle :

Le seul, le véritable souverain de Paris, je vous le nommerai : c’est le flâneur56.

Cet homme-là [le flâneur] est un daguerréotype mobile et passionné qui garde les moindres traces, et en qui se reproduisent, avec leurs reflets changeants, la marche des choses, le mouvement de la cité, la physionomie multiple de l’esprit public, des croyances, des antipathies et des admirations de la foule57.

[…] nous aimons à poser, à nous donner en spectacle, à avoir un public une galerie, des témoins de notre vie. Profitez donc de cette manie parisienne afin d’enrichir de croquis votre album, de notes votre calepin, et d’observations vos cartons cérébraux58.

Dans les années 1830, lorsque l’archétype du flâneur fut bien décrit pour la première fois, bonnes manières et vêtements impeccables, une majorité des promeneurs ont adopté ce style59. Les rues et les boulevards accueillaient dorénavant ce personnage, et ce, tant du

côté des citadins que des peintres. Chez l’artiste, la liberté d’action est capitale. C’est-à-dire qu’il va et vient dans la ville, inversement aux intérieurs (salon ou café) qui le contraignent à l’immobilité.

Caillebotte flâne également dans Paris. Ses scènes de la vie contemporaine lui permettent une lecture franche de l’époque. Sa proximité avec ces dernières ne peut que nous faire penser à une citation de l’historien Anaïs Bazin. Il écrit en 1833, lorsqu’il signale

53 Charles Baudelaire, « Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, bibliothèque de la

Pléiade, 1961 (1855), 1873 p.

54 Robert L. Herbert, L’impressionnisme : Les plaisirs et les jours, Paris, Flammarion, 1988, p. 33. 55 Berhaut, op. cit., p. 32.

56 Anaïs Bazin, L’époque sans nom, esquisses de Paris 1830-1833, Paris, Alexandre Mesnier, 1833, p. 298. 57 Victor Fournel, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, Paris, Adolphe Delahays, 1858, p. 261.

58 Alfred Delvau, Les Plaisirs de Paris, Paris, Achille Faure, 1867, p. 65. 59 Herbert, op. cit., p. 33.

la première typologie du flâneur, que « le flâneur est bien logé, dans un beau quartier, à la proximité des boulevards. Il habite une rue toute voisine de celles où la circulation fait bruire son fracas, manière à l’entendre sans être étourdi.60 ». À l’instar du flâneur, ici décrit,

Caillebotte vit tout près des nouvelles artères du Paris moderne. Il habite à proximité du quartier de l’Europe, où deux scènes vues depuis la rue sont reproduites : Le Pont de

l’Europe et Rue de Paris, temps de pluie. Le choix des sites n’est donc pas fortuit. Le point

de vue à hauteur d’œil des endroits familiers lui offre, par conséquent, une image bien définie de la structure spatiale et architecturale des lieux. C’est pourquoi, pour l’étape suivante du travail, nous portons un intérêt particulier à l’étendue architecturale des scènes. Nous notons que le peintre s’appuie sur l’architecture pour traiter la composition de ses œuvres.