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Une nouvelle construction de l’image urbaine

2.3. Vue vertigineuse

2.3.1. Une nouvelle construction de l’image urbaine

À partir d’un point de vue plongeant, sans ligne d’horizon ni perspective, l’artiste crée une composition originale. La suppression de l’horizon signifie, ici, la suppression du paysage – celui qui, jusqu’en 1878, montre les toits des immeubles et leur succession pratiquement sans fin dans la ville. Caillebotte choisit d’exclure complètement les architectures des lieux qui ceinturent le boulevard Haussmann, dans ses deux toiles de 1880. Le mobilier urbain, quelques passants et le sol du boulevard occupent dorénavant l’espace. Le fait de supprimer les bâtiments et les toits crée une sorte de confinement à l’intérieur de la scène, puisqu’ils permettaient une vue lointaine sur l’horizon et la ville. Nous avons plutôt affaire à une observation isolée qui se ressent par un cadrage serré, emprisonnant, à la fois, le regard du spectateur, restreint à observer une image urbaine, et une partie du boulevard.

Les deux œuvres, Un refuge, boulevard Haussmann (fig. 37) et Boulevard vu d’en

haut (fig. 38), témoignent du changement radical apporté par Caillebotte dans sa manière

de représenter des vues de ville. Le point de vue vertigineux, traité dans les deux cas, mais selon quelques différences sur le plan de l’exécution, nous apprend que l’artiste adopte deux façons de peindre la vue d’en haut. Pour l’une, une inclinaison à environ 45o

s’effectue, contrairement à l’autre, où l’axe se brise pour se basculer vers le sol, à 90o par

rapport au spectateur. Cet écart nous montre la recherche qu’entreprend Caillebotte pour une nouvelle construction d’un espace urbain. Bien qu’à la base les tableaux accusent un effet plongeant, la ville est, au final, présentée différemment. Un refuge, boulevard

boulevard éponyme et des rues Scribe et Gluck118. Le regard de Caillebotte se projette sur

un segment du boulevard en contrebas, éliminant, par la même occasion, la fenêtre et l’horizon. Autour du rond-point, l’activité captée rappelle celle qui anime la plupart des œuvres du peintre ; des fiacres et des citadins circulent sur le boulevard, puis des détails de mobilier urbain figurent ici et là. Le champ visuel du tableau est concentré sur une partie du boulevard Haussmann. Aucun immeuble n’est peint, du moins pas en totalité, et aucune représentation du ciel n’est visible. De manière à éliminer l’horizon, l’artiste cadre son image uniquement au niveau du sol.

Boulevard vu d’en haut surpasse, en termes d’exécution et de composition, les toiles

peintes antérieurement et ultérieurement. Nous qualifions ainsi ce tableau, puisque nous remarquons un traitement nouveau chez Caillebotte. Ce dernier crée une composition où se retrouvent un point de vue insolite, une structure pratiquement abstraite et une exécution plane. Selon nous, la vue plongeante est ici traitée comme un angle unique pour montrer le caractère singulier d’un espace urbain. Caillebotte exécute l’œuvre dans un souci probable d’explorer toutes les virtualités qu’offre la vue plongeante. C’est pourquoi il accuse un effet plongeant doublé d’un basculement latéral. Alors que le spectateur observe normalement une peinture selon un cadrage horizontal et vertical, l’invitant à pénétrer dans la profondeur du sujet, il bascule totalement dans le champ visuel, créant, par la même occasion, une impression de vertige. Par un traitement spatial encore plus radical, cette œuvre devient l’aboutissement de la vue plongeante depuis une fenêtre. Tout comme son pendant créé la même année, le sol domine l’arrière-plan et occupe le tableau, de part en part. Cependant, la représentation des objets, des masses et des volumes est effectuée selon un regard en plongée, ce qui contribue à donner l’impression de surplomber, voire de flotter littéralement au-dessus de la scène. Vues d’en haut, les figures donnent l’impression d’être carrément reliées à la surface de la composition. Cette façon de procéder contredit le « schéma normal de répartition des masses visuelles119 », car tout le poids du paysage urbain tend vers le bas

118 Aujourd’hui disparu, ce carrefour était nouveau à cette époque. Serge Lemoine, Dans l’intimité des frères

Caillebotte : peintre et photographe, catalogue d’exposition (Musée Jacquemart-André, 25 mars – 11 juillet

2011, Musée National des Beaux-Arts du Québec, 6 octobre 2011 – 8 janvier 2012), Paris, Culturespaces, 2011, p. 56.

de la peinture et les objets les plus rapprochés de la surface picturale grossissent d’une manière exponentielle par rapport aux autres éléments du bas. Cette manière de magnifier la cime de l’arbre, confrontant ainsi le bas du haut, rend cette toile si particulière dans le travail de Caillebotte. Aucune préoccupation d’un éloignement dans l’espace, comme les toits des immeubles avançant progressivement dans l’horizon urbain, n’est ici prise en compte. Un net parti pour la planéité supplante les effets de perspective traditionnelle qui, encore jusqu’à récemment, structuraient des œuvres comme Le Pont de l’Europe et Rue de

Paris, temps de pluie. La position de l’artiste, dominant littéralement le sujet qu’il est en

train de peindre, procure donc une impression de vertige : « le surplomb le rend « vertigineux »120 ».

Manifestement, la ville moderne vue et perçue par Caillebotte se transforme, en 1880, en un champ visuel axé entièrement sur un fragment urbain. Cela est principalement causé par le choix d’un point de vue plongeant traité d’une manière considérable (la vue vertigineuse). La vision de l’artiste se concentre désormais sur une partie de la ville, délaissant ainsi la vue éloignée et la ligne d’horizon. Jusqu’ici inexploités par le peintre, ces angles de vue et ces points de vue plongeants sont de bons moyens pour montrer une nouvelle image de la ville. Nous avons vu aussi qu’une nouvelle construction de l’espace est considérée par Caillebotte. Portons attention, maintenant, aux moyens utilisés pour rendre l’image urbaine. Notre recherche démontre que le peintre s’inspire des nouvelles méthodes plastiques, telles que les types de cadrages et les perspectives atypiques de l’art japonais. Il y trouve des moyens intéressants et inspirants dans l’exécution du sujet de même que dans l’organisation de l’espace.