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La perspective architecturale comme outil visuel

Les toiles Le Pont de l’Europe (fig. 5) et Rue de Paris, temps de pluie (fig. 2), sont sciemment composées et soigneusement exécutées. Peintes à quelques rues l’une de l’autre, dans le huitième arrondissement, elles sont le fait d’un traitement spécifique élaboré par l’artiste. À partir de son point de vue à hauteur d’homme, Caillebotte manipule l’architecture des sites, dans l’intention d’imbriquer certains éléments dans l’espace. De cette façon, l’œil du spectateur est mieux guidé dans la composition, et ce, en raison des ajustements apportés et des éléments dessinés.

Nous avons remarqué, pour ces deux tableaux, une récurrence dans le schéma d’exécution. Nous croyons que Caillebotte procède à partir d’une méthode précise pour la réalisation de chacune des deux œuvres. Cette méthode se divise en trois étapes générales : des études à main levée, des dessins tracés au moyen d’une règle et des études de personnages. Elles sont toutes nécessaires à la réalisation de l’œuvre finale. Chaque étape devient tributaire de la précédente : la composition d’un type de dessin permet à l’autre de

s’adapter structurellement en raison du champ visuel souhaité par le peintre. En cours d’études et d’analyses, quelques modifications sont apportées par Caillebotte. Ce sont principalement ces changements qui nous ont dirigée vers une étude approfondie du traitement architectural proposé par l’artiste.

Quelques études des œuvres ici traitées ont été conservées dans des catalogues d’exposition, des catalogues raisonnés et des monographies61. Nous pouvons dès lors baser

notre recherche sur cette documentation utile. Par exemple, les quelques études que nous avons retracées pour Le Pont de l’Europe et Rue de Paris, temps de pluie permettent d’expliquer les étapes préparatoires nommées ci-haut (fig. 6 à 11 et fig. 12 à 16). Voyons, sommairement, comment elles s’illustrent, puisque nous les détaillerons plus en profondeur lors d’analyses respectives pour chacune des œuvres. Nous serons alors en mesure, de dresser un portait général du procédé technique auquel a recours le peintre. Caillebotte exécute d’abord à main levée des études du cadre architectural du site observé. Il trace les grandes lignes de chacun des éléments qui lui donnent la possibilité de structurer de long en large la scène. Le décor commence à prendre forme par les immeubles, les rues et les boulevards, puis par certaines structures urbaines, telles qu’un pont ou un réverbère (fig. 6, 12). Par la suite, en tenant compte de ces premières études à main levée, il conçoit, au moyen d’une règle, d’autres dessins. Ceux-ci servent à corriger et à ajuster le cadre architectural dessiné auparavant, afin d’obtenir une construction fidèle au lieu. De plus, l’étude permet d’harmoniser l’ensemble, où les lignes fuyantes convergent vers un point de fuite. Enfin, une fois ces étapes de la construction de l’espace terminé, il fait plusieurs études de personnages. Ils ne se retrouveront pas tous dans le tableau définitif, mais du moins, Caillebotte peut s’exercer à les faire figurer à divers endroits. De différents formats et de différentes postures, les figures sont dessinées seules ou parfois en couple. Autant d’hommes que de femmes sont étudiés. Selon les croquis du cadre architectural dessinés, Caillebotte peut effectuer quelques calculs au sujet de leur position dans l’œuvre. Par

61 Nous en retrouvons par exemple dans : Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, catalogue d’exposition, Paris,

A. Biro, 1988, 219 p., ill. ; Marie Berhaut, op. cit., et Anne Distel, et al, Gustave Caillebotte : 1848-1894, catalogue d’exposition (Galeries nationales du Grand Palais, 12 septembre 1994 – 9 janvier 1995, The Art Institute of Chicago, 15 février – 28 mai 1995), Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1994, 375 p., ill.

exemple, les angles retravaillés, durant les premiers dessins, pourront être dissimulés par des passants. Ainsi, l’artiste biaise l’image réelle du site, mais maintient l’idée structurelle de la composition.

Après avoir achevé ces trois étapes, l’artiste peut dorénavant mieux structurer la scène observée. Au fur et à mesure qu’il la peint, des retouches et des changements s’opèrent. Il procède par une sorte d’assemblage continuel, afin de bien mettre en place tous les éléments. Les différentes études, réunies pour la même toile, semblent s’imbriquer les unes aux autres. C’est pourquoi l’étape de l’étude de passants est si nécessaire, car, selon leur posture et les dimensions de l’architecture, elle sert à visualiser l’ensemble du site.

Comment Caillebotte parvient-il à rendre une scène urbaine ponctuée d’architectures, en un espace aussi structuré ? L’utilisation de la perspective linéaire devient pour lui un moyen efficace dans la reproduction des sites. Il l’utilise en raison de sa structure infaillible qui offre des convergences si réussies, car elles se déploient brusquement dans l’espace. Les peintures analysées dans ce chapitre sont réalisées avec une précision mathématique. Caillebotte effectue plusieurs calculs, notamment pour répondre à l’exigence de reproduire ce que perçoit son œil. Par ailleurs, les tableaux, Le Pont de

l’Europe et Rue de Paris, temps de pluie, démontrent respectivement une vue grand-

angulaire. Ce phénomène optique lui offre un cadrage large d’objets rapprochés, desquels il ne peut pas s’éloigner. De là, un jeu entre le proche et le lointain se manifeste. Les éléments au premier plan paraissent très près du spectateur, tandis que les autres se distancient promptement dans l’espace. La profondeur prend alors beaucoup d’importance. Le point de fuite décentré, tel qu’il est possible de le constater avec ces deux œuvres, alimente davantage ce phénomène du grand-angle. Une vue élargie sur la scène, accompagnée d’un espace vide au premier plan, met en évidence le décentrement du point de fuite.

Son approche méthodique et calculée le conduit vers une recherche d’espace où une architecture imposante domine le champ visuel. Sa perception de l’espace l’oblige à restructurer partiellement certains éléments et à penser à une vue d’ensemble harmonieuse,

à la fois pour la composition et pour le regard du spectateur. Nous remarquons qu’il ajuste particulièrement le décor urbain, lorsqu’il se situe dans la rue et que son point de vue s’effectue à hauteur d’homme.

1.3. La place de l’Europe, où se déploient des signes de la modernité industrielle