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La fenêtre : un dispositif permettant de valoriser un point de vue

2.2. Vue panoramique

2.2.2. La fenêtre : un dispositif permettant de valoriser un point de vue

Le thème de la fenêtre est prisé par les artistes depuis longtemps en histoire de l’art. Par exemple, les peintres allemands du début du XIXe siècle, comme Caspar David

Friedrich, reproduisent continuellement le motif en souhaitant représenter, d’une part, sa valeur pittoresque115 et, d’autre part, son incessante image symbolique de l’intérieur par

115 Ici, la valeur pittoresque de la fenêtre est associée aux « émotions vives ou particulières que suscite la vue

du paysage ». Raffaele Milani, « L’idée du paysage dans les catégories esthétiques », Horizons

rapport à l’extérieur, le confinement par rapport à l’évasion116. Pour les impressionnistes, la

fenêtre est un prétexte, afin d’étudier et de reproduire les effets lumineux pénétrant dans un intérieur. Ils s’emparent alors d’un thème déjà existant et qui a, parmi d’autres, inspiré les artistes romantiques. Contrairement à ces derniers, la thématique de la fenêtre, chez les impressionnistes, est plutôt gage d’une valeur réaliste en raison d’une palette chromatique particulière produite par la lumière extérieure. À titre d’exemple, Un coin d’appartement (fig. 34), peint par Monet en 1875, démontre les différents effets d’ombre et de lumière dans un décor d’intérieur. Une silhouette d’enfant, debout, apparaît à contre-jour. Son ombre, portée sur le parquet, est éclairée par la lumière du jour jaillissant de la fenêtre au loin. L’air et la lumière évoquent les éléments importants étudiés et restitués par Monet. Il les peint au moyen d’une gamme de couleurs suggérant une atmosphère empreinte de calme. Nous pouvons également rattacher à ce thème de la fenêtre, un portrait de Mme

Chocquet réalisé par Renoir en 1875 : Madame Victor Chocquet (fig. 35). Ce tableau démontre un jeu d’ombre et de lumière, ponctué par des touches de couleurs vibrantes, telles que le jaune, le vert et le bleu. Renoir s’inspire des effets lumineux procurés par la fenêtre, dans la partie supérieure gauche. Les reflets au sol créent une zone claire et rehaussent, par le fait même, le mobilier.

Caillebotte, quant à lui, tente une toute autre approche du motif. Il y trouve un moyen efficace de valoriser le point de vue en hauteur. En 1878, il exécute une série de panoramas de toits montrant la ville. Des toits, des mansardes, des cheminées et le ciel couronnent ces vues. Rue Halévy, vue d’un sixième étage (fig. 30) est toutefois l’unique huile sur toile dans laquelle s’introduit, au premier plan, l’embrasure d’une fenêtre. À l’hiver, le peintre privilégie des compositions où la neige, recouvrant les toits des immeubles, contraste avec le reste des éléments de la ville, comme Vue de toits (effet de

neige) (fig. 36). Il effectue, dans ce dernier tableau, un enchevêtrement de bâtisses et de

toits, sous une atmosphère grisâtre et sombre qui sied bien au temps hivernal. Une accumulation de détails, aux formes presque géométrisées, sans aucun point de fuite ni ligne de fuite, apparaît et structure l’œuvre. Celle-ci n’a pourtant aucune similitude, du point de vue de la composition, avec Rue Halévy, vue d’un sixième étage ; si ce n’est le

choix d’une vue plongeante réalisée depuis une fenêtre. Alors, pourquoi Caillebotte la reproduit-il et intègre-t-il ce motif dans son champ visuel ? Que cherche-t-il à montrer, ici, qui la rend si particulière par rapport à celles peintes la même année, dans une longue série portant sur l’étude des vues de ville ? Nous jugeons qu’une citation de Duranty est de mise pour comprendre la signification de la fenêtre chez les artistes, et bien évidemment chez Caillebotte. Le critique mentionne en 1876 dans son manifeste La nouvelle peinture :

Du dedans, c’est par la fenêtre que nous communiquons avec le dehors […]. Le cadre de la fenêtre, selon que nous en sommes loin ou près, que nous nous tenons assis ou debout, découpe le spectacle extérieur de la manière la plus inattendue, la plus changeante, nous procurant l’éternelle variété, l’impromptu qui est une des grandes saveurs de la réalité117.

Selon cette interprétation, la fenêtre apparaît comme un dispositif montrant une image représentative du monde extérieur. Elle marque une perception nouvelle de ce dernier, au moyen d’une scène urbaine privilégiant, entre autres, un point de vue plongeant. Prêter attention au spectacle qui s’anime à travers la fenêtre permet de mieux rendre la réalité perçue ; celle qui renvoie au temps présent. Ce « spectacle extérieur », tel que le nomme Duranty, symbolise la vie et la ville modernes. Il représente toutes les subtilités et les variations propres à l’observation depuis la fenêtre, comme les angles de vue, la représentation singulière du ou des sujets observés, les nuances atmosphériques, etc. À sa manière, Caillebotte recherche une image de la vérité ; il tend vers une représentation unique du « spectacle extérieur ». Il y constate un nouveau moyen d’exprimer sa vision de la ville moderne, par rapport à celle déjà étudiée dans la rue. L’intégration de l’embrasure de la fenêtre, dans la composition, indique, à notre avis, une certaine réponse à cette conscience de la représentation de l’espace urbain, telle que décrite par Duranty. Puisqu’elle met bien en évidence son choix de peindre depuis cet endroit élevé.

Si en 1878 Caillebotte privilégie la fenêtre comme un dispositif montrant une vue en plongée sur la rue, en 1880, il s’intéresse à une nouvelle vision ainsi qu’à une nouvelle

117 Louis-Edmond Duranty, La nouvelle peinture : à propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries

composition. Voyons en quoi elles consistent et comment elles changent son approche sur la ville moderne.